Dans cet entretien paru sur le site Nonfiction, l'historienne Arlette Farge se livre à coeur ouvert.
Nonfiction.fr– De par leur forme, vos textes se
démarquent largement du reste de l'historiographie française
contemporaine – même si on voit par ailleurs que vous avez fait des
émules. Ils peuvent d'ailleurs évoquer les choix narratifs de Michel
Foucault. Quel part vous semble prendre le fait même d'écrire dans la
production d'un savoir historique?
Arlette Farge – Pour moi, l’écriture de l’histoire est un moment aussi important que celui où on trouve son plan et où on s’apprête à écrire. Je ne me suis pas rendu compte rapidement que j’avais une écriture singulière et vous avez raison de citer Foucault, parce que j’admire vraiment son écriture, qui n’est pas toujours très claire mais que je trouve tellement précise, tellement forte qu’on a souvent envie d’en recopier les phrases. Ce n’est pas tant que je travaille mon écriture pour qu’elle ait telle ou telle forme, puisqu’au départ j’ai pris l’habitude d’écrire comme cela sans y réfléchir. Mais l’écriture me semble particulièrement importante, d’abord parce que c’est par elle que passe la transmission. C’est pour cela qu’il faut être clair, ne pas ajouter plein de notes en bas de page et une érudition mal contrôlée. L’érudition ne doit pas se voir. Et puis l’écriture, c’est aussi un acte d’engagement personnel qu’on met au service de l’histoire et du présent. C’est sans doute la raison pour laquelle mon écriture a pris cette forme, sans que je l’aie cherché. Après, elle s’est sans doute accentuée du fait qu’on m’en ait fait part. Je recherche toujours une certaine scansion, un rythme qui mette à l’intérieur du XVIIIe siècle. Je fais même des fautes en écrivant presque XVIIIe siècle ; tout en sachant bien qu’on n’écrivait pas comme cela ! Je cherche quelque-chose de l’ordre du rythme pour que ce que j’aime dans ce siècle soit transmis par le biais de l’écriture aussi bien que par le produit de la recherche. Je ne sépare pas l’un et l’autre.
Nonfiction.fr – Très concrètement, comment le style vous semble-t-il pouvoir jouer dans la définition des connaissances ? Par exemple, comment peut-on faire usage des métaphores ?
Arlette Farge – Je sais que ce n’est pas une bonne chose d’utiliser des métaphores, et j’en utilise trop. Elles ont parfois leur intérêt, mais j’essaye d’en enlever. Je m’en méfie. Les historiens ont longtemps cru qu’ils ne faisaient pas de narration : Ricoeur leur a montré qu’ils en faisaient bel et bien . Ils ont mis du temps à le lire, et lui a mis du temps à venir leur présenter son travail, mais depuis, je crois que les historiens soignent leur narration. On voit bien par exemple que dans son dernier livre sur Chocolat clown nègre , Gérard Noiriel n’écrit plus du tout comme il le faisait dans ses travaux précédents sur l’immigration. Je crois que les oppositions à Ricoeur ont exprimé l’importance du choc qu’il a produit. Et cet aspect du métier est sans doute ce qu’il est le plus difficile à transmettre aux étudiants. C’est non seulement très personnel, mais qu’ils puissent s’octroyer des libertés qui ne soient pas des libertés de vulgarisation, c’est aussi très compliqué à leur expliquer. Ils me répondent souvent que j’ai un talent qu’ils n’ont pas, mais je crois que tout le monde peut l’avoir, à condition de le rechercher.
Nonfiction.fr – Vous écrivez beaucoup, souvent des textes courts, agréables et entraînants : pour qui écrivez-vous ? Comment envisagez-vous votre rapport avec vos lecteurs ?
Arlette Farge – J’écris d’abord pour que l’histoire change, pour trouver des champs et des lieux nouveaux. Je me pose beaucoup de questions sur le présent et j’interroge l’histoire à partir de ces grilles. J’écris pour les historiens, dont les réactions m’intéressent beaucoup, même si c’est vrai que j’ai aussi des "fans". D’une manière générale, je rencontre aussi beaucoup d’autres lecteurs : je suis allée présenter des livres dans des établissements scolaires de banlieue et avec Foucault, on a souvent présenté notre travail sur les prisons dans des prisons ; j’ai aussi été sollicitée par des photographes, par des assistantes sociales et par d’autres personnes pour présenter certains de mes travaux par lesquels ils se sentaient concernés. Mais je n’écris pas "pour eux" : j’écris toujours comme j’écris pour le CNRS. Je sais qu’un public élargi me lit, mais jamais je n’ai cherché à écrire en particulier dans ce sens. Au contraire de certains collègues, j’ai même été plutôt craintive à l’idée d’être lue au-delà du cercle des historiens. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui en font la démarche, mais je ne l’ai jamais faite intentionnellement, et je suis toujours épatée quand quelqu’un qui n’est pas historien vient me parler d’un de mes livres – ce qui bien-sûr me fait toujours très plaisir.
Arlette Farge – Pour moi, l’écriture de l’histoire est un moment aussi important que celui où on trouve son plan et où on s’apprête à écrire. Je ne me suis pas rendu compte rapidement que j’avais une écriture singulière et vous avez raison de citer Foucault, parce que j’admire vraiment son écriture, qui n’est pas toujours très claire mais que je trouve tellement précise, tellement forte qu’on a souvent envie d’en recopier les phrases. Ce n’est pas tant que je travaille mon écriture pour qu’elle ait telle ou telle forme, puisqu’au départ j’ai pris l’habitude d’écrire comme cela sans y réfléchir. Mais l’écriture me semble particulièrement importante, d’abord parce que c’est par elle que passe la transmission. C’est pour cela qu’il faut être clair, ne pas ajouter plein de notes en bas de page et une érudition mal contrôlée. L’érudition ne doit pas se voir. Et puis l’écriture, c’est aussi un acte d’engagement personnel qu’on met au service de l’histoire et du présent. C’est sans doute la raison pour laquelle mon écriture a pris cette forme, sans que je l’aie cherché. Après, elle s’est sans doute accentuée du fait qu’on m’en ait fait part. Je recherche toujours une certaine scansion, un rythme qui mette à l’intérieur du XVIIIe siècle. Je fais même des fautes en écrivant presque XVIIIe siècle ; tout en sachant bien qu’on n’écrivait pas comme cela ! Je cherche quelque-chose de l’ordre du rythme pour que ce que j’aime dans ce siècle soit transmis par le biais de l’écriture aussi bien que par le produit de la recherche. Je ne sépare pas l’un et l’autre.
Nonfiction.fr – Très concrètement, comment le style vous semble-t-il pouvoir jouer dans la définition des connaissances ? Par exemple, comment peut-on faire usage des métaphores ?
Arlette Farge – Je sais que ce n’est pas une bonne chose d’utiliser des métaphores, et j’en utilise trop. Elles ont parfois leur intérêt, mais j’essaye d’en enlever. Je m’en méfie. Les historiens ont longtemps cru qu’ils ne faisaient pas de narration : Ricoeur leur a montré qu’ils en faisaient bel et bien . Ils ont mis du temps à le lire, et lui a mis du temps à venir leur présenter son travail, mais depuis, je crois que les historiens soignent leur narration. On voit bien par exemple que dans son dernier livre sur Chocolat clown nègre , Gérard Noiriel n’écrit plus du tout comme il le faisait dans ses travaux précédents sur l’immigration. Je crois que les oppositions à Ricoeur ont exprimé l’importance du choc qu’il a produit. Et cet aspect du métier est sans doute ce qu’il est le plus difficile à transmettre aux étudiants. C’est non seulement très personnel, mais qu’ils puissent s’octroyer des libertés qui ne soient pas des libertés de vulgarisation, c’est aussi très compliqué à leur expliquer. Ils me répondent souvent que j’ai un talent qu’ils n’ont pas, mais je crois que tout le monde peut l’avoir, à condition de le rechercher.
Nonfiction.fr – Vous écrivez beaucoup, souvent des textes courts, agréables et entraînants : pour qui écrivez-vous ? Comment envisagez-vous votre rapport avec vos lecteurs ?
Arlette Farge – J’écris d’abord pour que l’histoire change, pour trouver des champs et des lieux nouveaux. Je me pose beaucoup de questions sur le présent et j’interroge l’histoire à partir de ces grilles. J’écris pour les historiens, dont les réactions m’intéressent beaucoup, même si c’est vrai que j’ai aussi des "fans". D’une manière générale, je rencontre aussi beaucoup d’autres lecteurs : je suis allée présenter des livres dans des établissements scolaires de banlieue et avec Foucault, on a souvent présenté notre travail sur les prisons dans des prisons ; j’ai aussi été sollicitée par des photographes, par des assistantes sociales et par d’autres personnes pour présenter certains de mes travaux par lesquels ils se sentaient concernés. Mais je n’écris pas "pour eux" : j’écris toujours comme j’écris pour le CNRS. Je sais qu’un public élargi me lit, mais jamais je n’ai cherché à écrire en particulier dans ce sens. Au contraire de certains collègues, j’ai même été plutôt craintive à l’idée d’être lue au-delà du cercle des historiens. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui en font la démarche, mais je ne l’ai jamais faite intentionnellement, et je suis toujours épatée quand quelqu’un qui n’est pas historien vient me parler d’un de mes livres – ce qui bien-sûr me fait toujours très plaisir.
Nonfiction.fr – Le XVIIIe siècle est à la fois
"Ancien Régime" et proche de la société contemporaine par certains
aspects – ses structures étatiques notamment. Quel rôle votre écriture
de l’histoire vous semble-elle devoir jouer devant les confusions que ce
jeu complexe de similarités et de différences ne manque sans doute pas
de provoquer ?
Arlette Farge – D’une manière générale, le public élargi connaît très bien le XIXe siècle. Du XVIIIe siècle, en revanche, il ne connaît souvent que la philosophie des Lumières, Marie-Antoinette, le libertinage, etc. Je caricature un peu, mais globalement, le populaire est totalement ignoré pour le XVIIIe siècle, alors que Zola et d’autres l’ont rendu plus familier pour le siècle suivant. Il y a peu de romans au XVIIIe siècle, et j’ai été frappée de voir comment certains lecteurs cultivés qui avaient lu les philosophes reproduisaient presque le propos des élites de l’époque pour lesquelles le peuple n’existait pas. Or les mêmes, à propos du XIXe, parleraient tout de suite de l’industrialisation, des ouvriers, etc. Parmi les romans du XVIIIe siècle, seules Les liaisons dangereuses sont largement lues, or il n’y a pas de peuple dans ce livre. Les gens ont donc des idées façonnées par la littérature disponible, et je crois que l’intérêt que provoquent parfois mes livres vient de ce qu’ils leur montrent un autre XVIIIe siècle, qui n’est pas celui du régent, de Louis XV, de l’aristocratie débauchée ou éclairée, ou même de la Révolution. Il faut dire aussi qu’il y a de moins en moins de modernistes : la plupart des historiens travaillent désormais sur le contemporain, la guerre, etc. Cela crée aussi de l’attrait pour les quelques livres qui paraissent. Mais effectivement, les lecteurs sont souvent étonnés et captivés par la richesse de la culture populaire, qu’ils ne soupçonnaient pas.
Nonfiction.fr – On connaît donc votre goût pour l’écriture, mais aussi pour la radio : au-delà de ces formes de communication, la télévision, internet, le cinéma et la fiction vous semblent-ils également pouvoir tenir un rôle dans la dissémination de la connaissance et des questionnements historiques ? A quelles conditions ?
Arlette Farge – A trois exceptions près, j’ai toujours refusé de passer à la télévision, parce que je pense que c’est un outil qu’un historien ne peut pas emprunter. C’est rigoureusement impossible, et les seules fois où j’y suis allée, je m’en suis vraiment mordu les doigts. On ne peut pas parler, on ne peut pas développer une idée parce qu’on n’en a pas le temps. La radio, par contre, c’est un média que j’aime beaucoup, d’abord parce qu’il est aveugle – et le fait de ne pas avoir à se poser de question d’apparence est vraiment précieux – mais surtout parce qu’il donne du temps. En tout cas, c’est le bonheur de France Culture. J’ai eu la chance qu’Emmanuel Laurentin me propose de participer aux "Tables rondes fiction" que j’aime beaucoup : on va voir une pièce de théâtre ou un film historique, puis on débat du rapport entre fiction et histoire. A une époque, j’ai aussi fait partie de l’équipe des Lundis de l’histoire . En plus du temps et du calme, France Culture laisse une liberté absolue : là, on a un média formidable. Je suis sûre qu’internet offre d’immenses possibilités, même si je ne prends pas vraiment le temps de beaucoup y naviguer. Ça permettra peut-être de développer des formes de diffusion du savoir plus interactives : j’ai pu faire l’expérience de quelque-chose de très intéressant allant dans ce sens-là récemment.
Arlette Farge – D’une manière générale, le public élargi connaît très bien le XIXe siècle. Du XVIIIe siècle, en revanche, il ne connaît souvent que la philosophie des Lumières, Marie-Antoinette, le libertinage, etc. Je caricature un peu, mais globalement, le populaire est totalement ignoré pour le XVIIIe siècle, alors que Zola et d’autres l’ont rendu plus familier pour le siècle suivant. Il y a peu de romans au XVIIIe siècle, et j’ai été frappée de voir comment certains lecteurs cultivés qui avaient lu les philosophes reproduisaient presque le propos des élites de l’époque pour lesquelles le peuple n’existait pas. Or les mêmes, à propos du XIXe, parleraient tout de suite de l’industrialisation, des ouvriers, etc. Parmi les romans du XVIIIe siècle, seules Les liaisons dangereuses sont largement lues, or il n’y a pas de peuple dans ce livre. Les gens ont donc des idées façonnées par la littérature disponible, et je crois que l’intérêt que provoquent parfois mes livres vient de ce qu’ils leur montrent un autre XVIIIe siècle, qui n’est pas celui du régent, de Louis XV, de l’aristocratie débauchée ou éclairée, ou même de la Révolution. Il faut dire aussi qu’il y a de moins en moins de modernistes : la plupart des historiens travaillent désormais sur le contemporain, la guerre, etc. Cela crée aussi de l’attrait pour les quelques livres qui paraissent. Mais effectivement, les lecteurs sont souvent étonnés et captivés par la richesse de la culture populaire, qu’ils ne soupçonnaient pas.
Nonfiction.fr – On connaît donc votre goût pour l’écriture, mais aussi pour la radio : au-delà de ces formes de communication, la télévision, internet, le cinéma et la fiction vous semblent-ils également pouvoir tenir un rôle dans la dissémination de la connaissance et des questionnements historiques ? A quelles conditions ?
Arlette Farge – A trois exceptions près, j’ai toujours refusé de passer à la télévision, parce que je pense que c’est un outil qu’un historien ne peut pas emprunter. C’est rigoureusement impossible, et les seules fois où j’y suis allée, je m’en suis vraiment mordu les doigts. On ne peut pas parler, on ne peut pas développer une idée parce qu’on n’en a pas le temps. La radio, par contre, c’est un média que j’aime beaucoup, d’abord parce qu’il est aveugle – et le fait de ne pas avoir à se poser de question d’apparence est vraiment précieux – mais surtout parce qu’il donne du temps. En tout cas, c’est le bonheur de France Culture. J’ai eu la chance qu’Emmanuel Laurentin me propose de participer aux "Tables rondes fiction" que j’aime beaucoup : on va voir une pièce de théâtre ou un film historique, puis on débat du rapport entre fiction et histoire. A une époque, j’ai aussi fait partie de l’équipe des Lundis de l’histoire . En plus du temps et du calme, France Culture laisse une liberté absolue : là, on a un média formidable. Je suis sûre qu’internet offre d’immenses possibilités, même si je ne prends pas vraiment le temps de beaucoup y naviguer. Ça permettra peut-être de développer des formes de diffusion du savoir plus interactives : j’ai pu faire l’expérience de quelque-chose de très intéressant allant dans ce sens-là récemment.
La fiction, je ne sais pas vraiment ce qu’on peut en faire. Je n’aime
pas du tout les romans historiques, qui sont souvent un peu idiots, sans
parler des sujets qu’ils choisissent. Les films historiques sont rares,
et rarement vraiment réussis. Les adieux à la reine
l’était : on dirait que Benoît Jacquot est historien… On dit que le
vrai romancier est meilleur historien que nous. C’est peut-être vrai, et
il y a tout un débat en ce moment sur la question du rapport entre
littérature et histoire. En tout cas, sur le contemporain, il est
certain que j’ai trouvé dans des romans des réponses à des questions que
je me posais. Mais ce n’étaient pas des romans historiques. On lit plus
de romans que de livres d’histoire : peut-être qu’il faudrait s’y
mettre ; mais ce n’est pas mon métier. Et puisque j’ai la chance de
savoir des choses sur des vraies personnes : autant les dire
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