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Le
margrave de Bayreuth, beau-frère de Frédéric, ayant apparemment adhéré au
projet que lui présentait Voltaire, celui-ci constate que le même margrave lui
demande aussitôt de remplir une nouvelle condition. Aux abois, le grand manager
de la guerre annoncée en réfère au ministre des Affaires étrangères de Louix XV
(3 octobre 1743) :
« Mais il fallait
gagner l’évêque de Wurtsbourg et de Bemberg de qui la tête est, dit-on, fort
affaiblie ; et le ministre du margrave me dit que, moyennant trente à quarante
mille écus [de quatre-vingt-dix à cent vingt mille livres de pots-de-vin que
verserait la France], on pourrait déterminer les ministres de cet évêque. »
Ensuite, Voltaire se
tourne vers Frédéric de Prusse pour lui montrer à quel point son alliée, la
France, est riche et déterminée, qu'il s'agisse des invalides dont, justement,
en sa qualité de fournisseur de vivres et à travers Marchand, Voltaire est un
grand spécialiste, ou des animaux à deux-quatre pattes qu'on loue 5 sous par
jour (lettre du 16 novembre 1743) :
« On compte
actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides : ce
sont trois cent mille chiens de chasse qu’on a peine à retenir ; ils jappent,
ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux
Anglais, et à leurs pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en
vérité, montre une ardeur incroyable. »
Voltaire, vers 1736 |
Et voici que,
soudainement, il obtient la mission dont il avait, dès longtemps, pressenti
qu'elle pourrait être la sienne dans la mesure où il est, à l'époque,
pratiquement le seul à croire au prochain embrasement de l'Europe. Ce pantin
magnifique croit qu'enfin il touche au but, sans comprendre que tout ce petit
jeu qu'on l'autorise à jouer ne dépend que de la façon dont Frédéric joue des
ficelles qui sont dans le dos de sa petite marionnette française. Vite un mot
au ministre (24 novembre 1743) : « Oserais-je,
monseigneur, vous soumettre une idée qu’un zèle peut-être fort mal éclairé me
suggère ? On [Frédéric de Prusse] m’a fait promettre d’aller faire un tour à
Virtemberg, à Anspach, à Brunswick, à Bayreuth, à Berlin. S’il se pouvait faire
que l’empereur me chargeât de lettres pressantes pour les princes de l’empire
dont il espère le plus, si je pouvais porter au roi de Prusse les copies des
réponses faites à l’empereur, ne pourrait-on pas pousser alors le roi de Prusse
dans cette association tant désirée, qui se trouverait déjà signée en effet par
tous ces princes ? On saurait du moins alors certainement à quoi s’en tenir sur
le roi de Prusse ; et s’il abandonnait la cause commune, ne pourriez-vous pas à
ses dépens faire la paix avec la reine de Hongrie? Vous ne manqueriez de
ressources ni pour négocier, ni pour faire la guerre.»
Et voilà, tout y est
: les petits bouts de papier signés ; on pousse; et hop, on trahit... Joli
travail!...
Mais pour mieux
trahir encore, il faut donner des preuves de bonne volonté et de force
irrésistible. Ainsi Voltaire, comme un vulgaire marchand de casseroles,
vante-t-il les forces dont il se veut le porte-parole auprès du comte, ministre
des Affaires étrangères de Frédéric (lettre du 12 décembre 1743) :
« Toutes nos places
en Alsace, en Lorraine, en Flandre regorgent de provisions et de munitions de
guerre. On demande beaucoup d’argent à la noblesse ; et elle en donne sans le
moindre murmure et sans que la nouvelle cuisine en souffre. Le roi travaille
tous les jours ; et les ministres jour et nuit. Ceux qui doivent fournir les
vivres à notre armée d’Italie sont déjà partis. »
L'urgence des
dépenses ne paraît même pas pouvoir nuire aux plaisirs dont on aurait tendance
à imaginer qu'ils ne sont guère de saison. Au même, le 19 décembre 1743 : « Nous sommes plongés
dans le luxe et dans les plaisirs en attendant que nous fassions de tous côtés
la guerre sur terre et sur mer au printemps. »
Certain
d'avoir définitivement réussi à circonvenir le roi de Prusse, Voltaire achève
l'année sur un bilan qui ne laisse aucune place au doute : l'affaire est faite
(lettre à Amelot de Chaillou du 30 décembre 1743) :
« Vous savez,
monseigneur, ce qui s’est passé entre monseigneur le margrave de Bayreuth et
moi dans le plus grand secret. Il est général du cercle de Franconie, il a des
troupes, des amis, du zèle, de la bonne volonté pour l’empereur. Voici le
moment où il pourrait engager le roi de Prusse, son beau-frère, et le mener
plus loin que ce monarque ne voudrait d’abord peut-être. »
En
attendant qu'intervienne la seconde phase, celle des combats et de la
transformation instantanée et réciproque de l'argent en sang et du sang en or
pour laquelle Voltaire s'est magnifiquement mobilisé et à laquelle les
adorateurs et adoratrices du grand homme ne pourront qu'applaudir avec le plus
extrême enthousiasme (ici, sourire un peu crispé, peut-être, des
Voltairomenteurs et -menteuses), il est important de rappeler, à qui de droit,
que les bons comptes font les bons amis.... Lettre à Amelot de Chaillou, le 7
avril [1744] :
« Si vous daignez
vous souvenir de moi plus que de mes livres, j’ose espérer que vous voudrez
bien parler au roi des extrêmement petits services que j’ai rendus de si bon
coeur, et du juste refus que je fais d’une maison meublée et de douze mille
francs [60 années de travail] de pension [pour une année d’exercice, donc] que
le roi de Prusse m’offre ; j’aime mieux vivre sous la protection de mon
souverain, que d’aller chercher les faveurs des autres rois, et je me flatte
que cette façon de penser ne vous déplaira pas. » (qui vivra verra... gentil
Arouet...)
Lettre de rappel du 20 avril 1744 :
« Je vous supplie en
attendant de daigner vous souvenir de la bonté que vous deviez avoir de parler
au roi des petits services que j’ai rendus ou voulu rendre : je puis assurer
sans vanité que j’ai été assez heureux pour rendre sa personne plus respectable
[vraiment!] au roi de Prusse, et j’en ai les preuves par écrit. Je demande
seulement que vous daigniez l’instruire de mon zèle. Je demande qu’il sache que
ce zèle me fait renoncer à douze mille francs de pension et à une maison toute
meublée que le roi de Prusse me donne à Berlin. »
Ici tous les Voltairomenteurs et
Voltairomenteuses accompagné(e)s, faut-il le dire? de quelques générations de
Voltairocarpettes qu'ils (elles) ont réussi à faire s'agenouiller devant le
prétendu patriarche de Ferney, tremblent de l'éventuel manque de générosité du
roi Très-Chrétien en présence d'un travail pareillement titanesque d'un vrai...
Candide.
Ce
printemps de 1744 s'était pourtant ouvert sur une nouvelle qui laissait à
penser que le royaume de France n'allait pas tarder à donner le bon exemple à
Frédéric de Prusse et à ses éventuels alliés, les princes de l'empire. Voltaire
s'en était d'ailleurs fait le messager auprès du ministre prussien comte von
Podewils le 2 avril : « On espère que notre
roi se mettra à la tête de son armée de Flandres. Je commence à le croire très
sérieusement, et je crois de même que sa présence ne sera pas inutile à nos
affaires. Un roi avec deux mots, et un regard, fait affronter la mort gaiement
à cent mille hommes. Puissions-nous voir une campagne digne de ses résolutions
généreuses, et une paix digne de la campagne. »
Il ne
s'agissait certes pas de faire périr ces cent mille hommes à quelques sous par
jour au seul titre de la générosité du royal guerrier... Au surplus, la
présence annoncée du roi ne pouvait que donner naissance à de puissants
soupçons quant à la dimension réelle de l'éventuelle entreprise : on n'imagine
pas que Louis XV ait pu faire le déplacement et avec lui, pourquoi pas?
quelques dames de sa cour, à seule fin d'aller se faire étriller dans une
guerre toute d'apparat, mis à part les quelques morts ou estropiés nécessaires
à telle ou telle victoire qui se respecte - si modeste soit-elle.
Quant à
Voltaire, il a, pour l'instant, mieux à faire que d'aller se mettre à portée
des armes à feu court ou même long. C'est ce qu'il écrit à l’abbé de Valory,
prévôt du chapitre de Lille, le 8 mai 1744 : « Je resterai
jusqu’au mois d’octobre dans la charmante solitude de Cirey, tandis qu’on
s’égorgera en Italie, en Flandre et en Allemagne. »
le château de Cirey |
Cirey,
c'est la solitude que notre éminent va-t-en-guerre partage avec Emilie... et
c'est aussi l'endroit d'où jouer les Candide avec un diplomate bien placé pour
en pressentir tout le sel et n'en être surtout pas la dupe, Abraham van Hoey,
ambassadeur de Hollande à Paris (lettre du 7 juin 1744) :
« Madame la marquise
du Châtelet vous remercie bien de la bonté que vous avez de lui envoyer les
gazettes. Nous souhaitons d’apprendre un jour la paix par elles ; car quoique
nous goûtions dans la solitude la félicité qui est attachée à la philosophie
[de la guerre, comme nous le savons maintenant], nous nous intéressons aussi au
bonheur [lire : malheur, pour autant qu'il fait la fortune de quelques-uns] du
genre humain, et comme vous le dites souvent dans vos lettres qui seront un
monument de droiture et de sagesse, tous les maux, et tous les crimes du monde
ne sont rien en comparaison de la guerre [et précisément en ce qu'à la
différence des crimes ordinaires, elle rapporte à mes amis et à moi]. »
...et
voici que Voltaire découvre une nouvelle modalité de ce que la guerre peut
apporter à ceux qui en sont les promoteurs. C'est ce qu'il annonce, avec la
dernière impudicité, à Frédéric II, roi de Prusse, le 2 novembre 1744 :
« Je ne sais si votre majesté est à Prague, à
Vienne ou à Bade, mais comme je sais que votre immensité embrasse tous les
objets, j’ose la supplier, quand elle aura pris sept ou huit provinces, de daigner
donner à Clèves votre protection à madame la marquise du Châtelet. Elle a vu
que le destin de l’Europe était entre vos mains, et elle a mis le sien entre
les mains de votre chancelier de Clèves, M. de Raesfelt. Elle l’a rendu arbitre
d’un procès de deux millions. Un petit mot de votre majesté à votre chancelier,
sire, serait un beau préliminaire de cette paix. »
Or, si
l'année 1744 avance sans que la vraie guerre n'éclate, Voltaire bénéficie d'une
nouvelle victoire. En effet, Amelot de Chaillou a perdu le ministère des
Affaires étrangères... et miracle ! le nouveau ministre des Affaires étrangères
ne pouvait pas être mieux choisi, puisqu'il s'agit de l'ancien confrère de
Voltaire au lycée Louis-le-Grand, le marquis d’Argenson, à qui notre héros
écrit le 19 novembre 1744 :
« […] or vous voilà
cocher monseigneur, menez-nous à la paix par le chemin tout droit de la gloire,
et quand vous verrez en passant, votre ancien attaché dans les broussailles,
donnez-lui un coup d’oeil. »
d'Argenson, ministre des affaires étrangères en 1744 |
Tout va
donc pour le mieux, ainsi que le philosophe de la guerre le clame auprès du
comte von Podewils le 19 novembre 1744 : « Vous saurez sans doute à l’arrivée
du courrier que M. d’Argenson l’aîné vient d’être nommé secrétaire d’État des
Affaires étrangères. Le cadet fera la guerre, après quoi il faut que l’aîné
fasse la paix. »
Vivement le printemps prochain:
il pourrait enfin être le bon.
(à suivre)
(à suivre)
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