Le passage ci-dessous est extrait de La construction de l'état moderne en Europe, essai de l'historien américain Hilton Root.
Avant de proposer une explication de l'échec des réformes, je voudrais examiner
brièvement en quoi les mesures destinées à apaiser les foules d'une ville
entraînaient une réduction de la productivité agricole et de l'efficience du marché
aux grains.
Comme nous l'avons vu ci-dessus, le haut prix des grains faisait naître chez
les responsables autant que dans le peuple le soupçon d'un complot ourdi par
les marchands. On était convaincu que les négociants en grains, par des ententes
entre eux, pouvaient modifier les prix à leur guise. La vox populi les donnait
donc comme moralement responsables, les accusant de conspiration et de manipulation
de stocks. Mais les lois économiques de la distribution des grains suggèrent
une conclusion différente. Contrairement à ce que pensaient les
contemporains, il y avait trop d'acteurs sur ces marchés pour que l'un d'entre
eux pût exercer une influence notable sur les prix. Les négociants étaient trop
nombreux et trop dispersés géographiquement pour pouvoir agir sur les cours
et, tout comme les consommateurs, ils étaient « preneurs », autrement dit ils
acceptaient le prix du marché comme il venait. Avec des denrées collectées à
de nombreuses sources différentes, des moyens de transport suffisamment bons
et de nombreux marchands sur le marché, c'étaient le prix d'équilibre et la quantité
disponible qui déterminaient les prix. Quelles qu'aient été les craintes des
parlements, aucun groupe de négociants n'a été assez puissant pour constituer
un cartel. De plus la présence sur le marché de tant de marchands et intermédiaires
qui tentaient de spéculer sur l'abondance ou la pénurie en "accaparant"
les grains (i.e. en les stockant) tendait à stabiliser les prix plutôt qu'à les faire
monter.
Le stockage
Même si le Nord de la France était la région céréalière la plus riche d'Europe,
les extrêmes fluctuations de prix étaient courantes. Il est très étonnant en fait
que les capacités de stockage ne se soient pas développées dans une nation qui,
en grande partie, ne dépendait que d'une culture, celle du blé, pour son alimentation.
On peut attribuer cet état de choses à l'intention politique du gouvernement
de se concilier la confiance et la coopération des consommateurs. Les
mêmes dispositions qui entravaient la liberté de commerce des intermédiaires
entravaient la création d'entrepôts privés. Pour le marchand, stocker impliquait
avancer le coût de construction d'un entrepôt à grains, et cela sans être jamais
sûr que sa propriété serait protégée. Pour la population, stocker était accaparer
et les marchands de grains étaient considérés comme tirant profit de la faiblesse
des gens. Ces négociants ne souffraient pas seulement des effets de la censure
sociale ou de la médiocrité de leur statut, ils couraient également de réels dangers.
Les grains pouvaient être saisis en période de famine et le détenteur poursuivi
comme accapareur. L'endettement était la raison de faillite la plus courante
chez les marchands et intermédiaires du marché des grains en France. La populace
suspectait même les efforts de la royauté pour stocker davantage de grain,
y voyant encore un moyen détourné de faire monter les prix. Enfin le gouvernement
ne voulait pas donner l'impression qu'il était de mèche avec les marchands.
Comme la royauté ne pouvait attendre du stockage aucun bénéfice
politique et que tout ce qu'il y avait à y gagner était un supplément de responsabilité,
elle ne montrait guère d'empressement à entreprendre ce type de
construction.
Ainsi, ce fut le "marché" et non le "principe de marché" tels que les définit
Kaplan, qui prédomina en France; il a contribué à y maintenir l'économie
agricole dans un état arriéré; il a en particulier détourné les intermédiaires
d'investir dans des moyens de stockage qui auraient étalé les crises lorsqu'elles
survenaient et qui, à long terme, auraient eu pour effet de mieux stabiliser les
prix. L'incapacité de la royauté à créer un climat de confiance pour les investissements
des négociants a eu des conséquences que Kaplan présente comme suit;
« Seul un grand banquier ou un prince du commerce aurait pu se livrer à grande échelle à un tel négoce que caractérisent les variations géographiques constantes de l'abondance et de la pénurie, la nécessité de disposer d'un vaste réseau de correspondants, les risques exorbitants encourus et des coûts énormes. Des personnalités de cette stature préféraient investir leur richesse dans d'autres entreprises. La conséquence en fut que le commerce des grains à une échelle vraiment nationale ou internationale fut chose inconnue en France, ou au mieux occasionnelle ... Le plus gros du commerce des grains était abandonné à une multitude de petits marchands dont l'activité commerciale était inefficace, peu fiable et qui opéraient «trop petit» pour répondre aux besoins publics» .
Les villes favorisées
Dans ses travaux sur la culture populaire en France au 18ème siècle, Daniel
Roche souligne que la sécurité des approvisionnements était un souci prioritaire
des autorités de l'Etat. Le problème des grains devenait ainsi, comme il
l'écrit, affaire politique, non économique. Aussi longtemps que les denrées
arrivaient en abondance, les classes populaires de Paris ne bougeaient pas. Richard
Cobb écrit dans le même esprit qu'au cours du 18e siècle les subsistances étaient
devenues
« avant tout un problème politique comme elles l'avaient peut-être toujours été, exigeant des solutions politiques et engageant la réputation des autorités publiques au plus haut niveau».
D'autres historiens comme Kaplan ou
Rudé ont fait ressortir le caractère stratégique de l'approvisionnement des villes,
en tant que protection du pouvoir central contre les mouvements populaires.
Avant toute chose, la royauté entendait éviter la famine à Paris: le fait que
le décret de Turgot sur la liberté de commerce ne s'appliquât pas à la région
de Paris l'illustre bien. Les fonctionnaires royaux craignaient de voir les troubles
à Paris s'étendre aux autres villes, ils savaient aussi qu'il était plus facile
de contenir l'agitation dans les villes de province si Paris restait calme. Cette
crainte de l'agitation dans les villes incita le gouvernement à intervenir de mille
façons et à contrôler le marché des grains. Pour assurer un flux constant de subsistances,
le gouvernement disposait de ces ingrédients classiques de toute politique
gouvernementale en la matière: restrictions à l'exportation, promulgation
d'un lieu et d'une heure pour la vente des grains, fixation d'un prix maximum,
évaluation des stocks et réquisition appuyée, si nécessaire, par la force .
Le recours à la force était de toute façon nécessaire, aussi bien pour contrôler
les approvisionnements que pour assurer la liberté du commerce. Mais elle
s'employait avec une bien plus grande économie de moyens contre quelques
grands exploitants que contre une population entière de consommateurs. Si les
concessions faites à ceux-ci lors de leurs mouvements de protestation avaient
pour conséquence des mesures qui décourageaient les fermiers de produire pour
le marché (ils pouvaient, comme en l'an II, renoncer à cultiver leurs terres, ou
encore nourrir leurs bêtes avec le surplus de leurs grains), le coût immédiat des
mesures nécessaires pour s'assurer la coopération forcée des fermiers était bien
moins élevé que celui d'un déploiement de troupes contre les consommateurs
des villes et des campagnes. Autrement dit, il fallait plus d'énergie pour contrôler
les masses urbaines que pour amener à composition de grands exploitants
qui manquaient d'organisation et qui ne savaient à qui s'en prendre pour exprimer
leur mécontentement. C'est pourquoi le gouvernement répugnait à sanctionner
des foules dont il craignait que le contrôle ne lui échappât, et au contraire
mettait en oeuvre une politique de contrôle des prix, de réquisitions et de subvention
aux importations.
guerre des farines (printemps 1775) |
En France comme en Angleterre, employés et employeurs avaient en commun
un même intérêt dès qu'il s'agissait de demander des denrées à bon marché.
Les deux parties ne pouvaient que donner leur agrément à une politique
qui garantirait un approvisionnement suffisant à prix modique; elles donnaient
leur préférence à un contrôle des exportations de grains, à cause des bas prix
qui en étaient localement la conséquence. Ainsi les disettes pouvaient-elles induire
une alliance entre les travailleurs des villes et leurs employeurs. Mais c'est seulement
en France que, par crainte de cette coalition urbaine, la royauté adopta
une politique qui, sans en avoir le dessein, accordait aux villes une bonne partie
du revenu de la nation et qui, en créant des distorsions dans le marché, réduisit
la capacité globale de production nationale.
La structure des impôts en France avait aussi pour conséquence une redistribution
du revenu aux villes, beaucoup de citadins étant exemptés d'impôt.
Les redevances féodales jouaient un rôle similaire, leurs bénéficiaires de principe
vivant en ville ou au moins y entretenant une résidence. Et comme
les élites politiques et sociales vivaient à la ville, il y avait encore là une
bonne raison de persévérer dans une politique qui favorisait les intérêts urbains
aux dépens de ceux de la campagne. Le gouvernement protégeait donc les
manufactures urbaines de la concurrence de l'étranger et accordait des monopoles
à de nombreuses industries-clef orientées vers l'exportation. Les plus protégées
étaient celles des produits de luxe, donc des activités urbaines. La
disposition qu'avait ainsi la royauté à protéger l'industrie de la concurrence favorisait
encore le développement urbain. Mais le bénéfice qu'elle tirait de cette
politique n'allait pas être durable car celle-ci se soldait par une perte pour l'ensemble
de la nation.
Samuel Dupont de Nemours avait bien vu ce trait de société français:
"Malgré trente ans d'efforts de la raison, de l'arithmétique et de la Philosophie, malgré les principes de la liberté et de l'égalité, les citoyens des municipalités urbaines sont plus disposés que jamais à traiter leurs concitoyens des municipalités rustiques comme des serfs de la glèbe, et à disposer arbitrairement de leur travail, de leur temps, de leurs récoltes et de leurs voitures. Le penchant vers cet abus injuste et funeste de la puissance semble même accru dans les villes par l'opinion de la Souveraineté que les Citoyens de chaque municipalité populeuse se veulent exercer, comme s'ils représentaient la totalité de la République dont ils ne sont que des parties intégrantes, et à qui seule appartient l'emploi de l'autorité souveraine".
Du Pont de Nemours |
Ce trait de société a sa raison profonde: le gouvernement était concentré
près de Paris - ce qui est, comme je l'ai souligné, une conséquence de l'organisation
politique de l'absolutisme -; là il pouvait devenir l'otage de populations
urbaines qui exigeaient des denrées à bon marché ainsi qu'une protection contre
les fluctuations abruptes du prix des grains. Les intendants et autres
représentants du pouvoir central résidaient aussi dans les villes et, pour éviter
les émeutes, étaient disposés à transiger avec leurs convictions idéologiques pour
pacifier les foules. Les intendants répugnaient à employer la force parce qu'on
en aurait conclu à l'échec de leur administration et aussi parce que leurs relations
ultérieures avec la population n'en seraient devenues que plus difficiles.
Les émeutiers ont connu des succès en France à cause de la proximité des intérêts
urbains et du centre du pouvoir politique. Cette proximité explique aussi
la nette faveur politique qui s'est étendue aux groupes d'influence urbains.
La vulnérabilité du gouvernement au mécontentement des villes a été une
des conséquences de la centralisation du pouvoir politique en France. Des émeutes
dans la capitale pouvaient paralyser le gouvernement, tout comme des émeutes
dans les nations hautement centralisées et bureaucratiques du tiers-monde sont
aujourd'hui des menaces pour leur gouvernement et forcent ceux-ci en fin de
compte à des concessions au détriment des campagnes. Confrontés au
mécontentement populaire, les responsables, au gouvernement français, abandonnaient
immanquablement leur engagement en faveur du libre commerce
parce qu'ils entendaient enlever au maximum son caractère politique au
commerce des grains. Le gouvernement ne voulait pas que son action fût perçue
comme une politique du laissez-faire et donc jugée comme responsable des
disettes. En reniant leur engagement déclaré en faveur du laissez-faire, les pouvoirs
publics faisaient des marchands les cibles de la colère populaire.
On n'observe pas en Angleterre un tel parti-pris en faveur des villes:
les centres de pouvoir y étaient les demeures seigneuriales et les districts
des parlementaires. Aussi, nous l'avons vu, le développement, dans l'Angleterre
du 18e siècle, fut-il orienté par un parti-pris rural plutôt qu'urbain.
Les élites agraires dominaient les institutions politiques de base et entretenaient
des alliances avec les grands commerçants des villes. L'accès lui
étant ouvert au pouvoir politique, la classe des propriétaires terriens était
en mesure d'obtenir du gouvernement des décisions qui altéraient en sa faveur
les termes de l'échange. Les intérêts des fabricants n'avaient pas de poids
en face de l'alliance entre marchands et propriétaires. Les émeutes à Londres
ne préoccupaient pas excessivement les membres du Parlement parce que
leur base de pouvoir était en zone rurale. Il n'y avait donc pas de lien entre
l'expansion du pouvoir de l'Etat et la croissance démographique de Londres.
Le pouvoir politique demeurait aux mains des représentants des circonscriptions
rurales.
Dans ce chapitre, j'ai essayé de montrer pourquoi, en Angleterre, ni la crainte
d'émeutes ni les émeutes elles-mêmes n'ont entravé le développement d'un marché
national des grains relativement libre, pourquoi les émeutes n'ont rien pu
contre l'abandon du contrôle traditionnel des approvisionnements ou contre
la manipulation des prix dans l'intérêt des producteurs à travers des subventions
à l'exportation. Au contraire, en France, la crainte de l'émeute influençait
le gouvernement au point qu'il maintenait en vigueur une réglementation
paternaliste et renonçait à son intention de créer un libre marché des grains
d'échelle interrégionale ou nationale. J'ai suggéré que ce succès des émeutiers
tenait à la vulnérabilité à l'action des foules de l'appareil bureaucratique sis dans
les villes, tel qu'il avait été forgé par les rois de France pour administrer le
royaume. Le mécontentement rural était loin d'être aussi menaçant pour le
régime que l'action des foules dans les villes. C'est la menace que la violence
populaire faisait peser sur le réseau de capitales provinciales mis en place par
la royauté qui a déterminé la réaction de celle-ci, non la composition sociale
des foules en cause. Les émeutes dans les villes n'étaient pas tributaires d'une
participation paysanne, elles étaient un facteur caractéristique de toute politique
urbaine. Même si on trouve des paysans dans les mouvements urbains, les
décisions politiques qu'ils demandaient étaient dommageables aux intérêts ruraux
dans leur ensemble.
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