On commencera par rappeler que l’Eglise, contrairement à ce
qu’affirment Paul-Antoine Desroches et Marion Sigaut, a été largement
partie prenante de l’assassinat du Chevalier de la Barre. Comment appeler
autrement la parodie de procès et l’exécution, barbare, de ce jeune homme
de 19 ans qui avait commis le crime insigne de ne pas se découvrir devant une
procession, celui d’avoir chanté des chansons lestes et impies et celui de lire
Voltaire et Helvétius ?
(ndlr : daté du 4 juin 1766, l'arrêt du Parlement l'accuse plus exactement d'être " passé le jour de la Fête-Dieu dernière à vingt-cinq pas du Saint- Sacrement que l'on portait à la Procession des Religieux de Saint-Pierre de ladite Ville, sans ôter son chapeau qu'il avait sur sa tête, et sans se mettre à genoux (...) d'avoir proféré les blasphèmes énormes et exécrables contre Dieu", d'avoir "donné des coups de canne à un Crucifix qui était alors placé sur le pont-neuf de ladite Ville")
(ndlr : daté du 4 juin 1766, l'arrêt du Parlement l'accuse plus exactement d'être " passé le jour de la Fête-Dieu dernière à vingt-cinq pas du Saint- Sacrement que l'on portait à la Procession des Religieux de Saint-Pierre de ladite Ville, sans ôter son chapeau qu'il avait sur sa tête, et sans se mettre à genoux (...) d'avoir proféré les blasphèmes énormes et exécrables contre Dieu", d'avoir "donné des coups de canne à un Crucifix qui était alors placé sur le pont-neuf de ladite Ville")
D’abord en la personne de l’évêque d’Amiens, monseigneur de
La Motte, qui a prononcé des « paroles de paix et d’amour » lors de
la cérémonie expiatoire qu’il avait et demandée et dirigée en réponse aux coups
de couteau découverts sur la statue du Christ sur le Pont-Neuf
d’Abbeville : « [Les auteurs du sacrilège] se sont rendus dignes des derniers supplices en ce
monde et des peines éternelles en l’autre. » Cette
cérémonie destinée à rassembler la ville tout entière pour demander pardon de
l’impiété de quelques « brebis galeuses » était bien, également,
destinée, à rendre haïssables (et lourdement condamnables) le ou les auteurs
présumés du vandalisme, voués, sans état d’âme aux « derniers
supplices ». Entendez, la question, la langue arrachés, la décapitation et
le bûcher… Et que Monseigneur de la Motte, comprenant enfin qu’il s’était mis à
dos les gens les plus influents d’Abbeville, ait tenté, en vain, d’obtenir
auprès du roi la grâce du chevalier de la Barre dix mois après ne change rien
au rôle qu’il a joué en septembre 1765 (ndlr : concernant le rôle joué par la Motte, voyez ces quelques articles consacrés à l'affaire). On ajoutera que le successeur de
Monseigneur de la Motte, Monseigneur de Machault, en 1776, se félicitait encore
de la façon dont le Chevalier de la Barre avait été supplicié dans une lettre
destinée aux fidèles et lue par les curés à la messe dominicale ; la même année
on remplaça le Christ du Pont-Neuf au cours d’une cérémonie grandiose, on brûla
dans la foulée les œuvres de Rousseau et Voltaire, entre autres.
Christine Tasin |
On ne s’étonnera donc pas que Louis XVI n’ait pas donné
suite à la demande de réhabilitation qui lui avait été faite. Il aurait ainsi
attenté au dogme fondamental qui faisait du christianisme le ciment de la
société et imposait l’autorité du roi. C’est donc bien parce que nous sommes
dans une société dépourvue de laïcité, de séparation entre le temporel et le
spirituel, entre l’Eglise et l’Etat que l’abomination a eu lieu le premier
juillet 1766. Et pour obtenir la réhabilitation du Chevalier de La Barre, il
faudra que soit renversé l’Ancien Régime et, avec lui, cette justice indigne.
Cela sera fait en 1794, grâce à la Convention.
Ensuite, la lutte âpre menée par l’Eglise et le pouvoir (le
Roi et le Parlement) contre ceux qui menacent l’ordre établi, à savoir les
Lumières, est symbolisée par la condamnation du Dictionnaire philosophique de Voltaire, condamné à être brûlé
avec les pauvres restes du Chevalier de la Barre, sans que quiconque s’en
émeuve dans l’Eglise ou dans l’Etat.
Enfin on rappellera quelques vérités historiques qui
expliquent pourquoi et comment l’assassinat du Chevalier de la Barre a été
possible. Elles s’appellent monarchie absolue de droit divin, système juridique
injuste, société fondée sur l’arbitraire et société totalitaire -et barbare- de
l’Ancien régime. Tout simplement, tragiquement.
La monarchie absolue de droit divin a en effet permis et a même
souhaité la condamnation et l’exécution du Chevalier de la Barre.
Tout d’abord les compétences du Parlement concernent
indifféremment les finances, la religion, la police, l’enseignement… et
participent à l’élaboration des lois. Et ses membres ne sont ni élus ni même
nommés, ils achètent leurs charges et les transmettent à leurs descendants. Les
parlementaires jouent donc un jeu paradoxal : jouant de leur influence et de
leur pouvoir pour contre-balancer ou plutôt avoir l’air de menacer le pouvoir
royal ils sont en fait les plus traditionnalistes, les plus attachés à ce même
pouvoir royal qui leur permet d’exister. (...) Alors il y a bien un petit jeu de rivalités pour la galerie,
pour préserver les egos des parlementaires, mais Louis XV aura beau jeu
de remettre au pas le Parlement qui n’aura de cesse, ensuite, que d’éviter de
fâcher Versailles : « Je ne dois de
comptes à personne, en ma personne seule réside la puissance souveraine ; de
moi seul mes cours tiennent leur existence et leur autorité ; à moi seul
appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage… ».
Alors les parlementaires peuvent se rebeller à l’occasion, faire pression par
exemple pour que les Jésuites soient expulsés –non par sympathie pour les idées
des philosophes mais par peur de la puissance de la Compagnie de Jésus dont ils
craignaient l’influence et donc la concurrence auprès du roi-, il n’empêche
qu’ils sont le bras droit du monarque (ndlr : qualifier le Parlement de "bras droit du monarque" peut paraître excessif, surtout quand on se penche sur l'histoire de la magistrature parisienne au XVIIIè), lui permettant d’asseoir par la force
une société sans remise en cause, dont la religion est le pilier principal. Les
grandes affaires qui ont mobilisé Voltaire à peu près à la même époque, Calas,
Rochette, Sirven… concernent tous des protestants, cela ne peut être un
hasard. Il y a bien, en cette deuxième moitié du XVIIIème siècle,
une peur bleue de voir remis en cause le catholicisme. Les idées des
philosophes gagnent et font trembler le roi, les parlementaires, la petite
noblesse de robe et les roturiers qui aspirent à faire
partie de cette dernière.
Or, la société du XVIIIéme siècle va mal.
Tiraillée entre tradition et aspiration au changement, elle est un modèle
d’hypocrisie et de paradoxes, surtout dans la classe dirigeante, qui se prétend
éclairée et, par ses privilèges, au-dessus des lois. On se confesse, on prie,
on communie mais en privé on hausse les épaules devant ce qui est pour certains
une comédie, on se gausse même parfois de ce cérémonial et on chante entre amis
des chansons impies, on se donne le genre du moderne et du tolérant dans les
salons à la mode, y évoquant Voltaire et Helvétius, même dans les dîners de
l’abbesse, tante du Chevalier de la Barre, qui l’a recueilli et même à la
cour ! Le Parlement fait brûler De
l’Esprit d’Helvetius pourtant publié en 1758 avec privilège du Roi
et obtient même la révocation du Privilège. Louis XV prélève sur sa cassette
personnelle une somme considérable destinée à Piron mais refuse sa grâce au
bourreau le Chevalier de la Barre parce qu’il aurait récité L’Ode à Priape du même Piron…
(à suivre ici)
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