dimanche 9 octobre 2016

L'ancien Régime vu par Christine Tasin (1)

Présidente de l'association Résistance républicaine, la sulfureuse et très décriée Christine Tasin est également l'auteur de l'ouvrage Qu'est-ce qu'elle vous a fait la République ?, dont voici quelques extraits.



On commencera par rappeler que l’Eglise, contrairement à ce qu’affirment Paul-Antoine Desroches et Marion Sigaut,  a été largement partie prenante de l’assassinat du Chevalier de la Barre. Comment appeler autrement la parodie de procès et l’exécution, barbare, de ce jeune homme de 19 ans qui avait commis le crime insigne de ne pas se découvrir devant une procession, celui d’avoir chanté des chansons lestes et impies et celui de lire Voltaire et Helvétius ?

(ndlr : daté du 4 juin 1766, l'arrêt du Parlement l'accuse plus exactement d'être " passé le jour de la Fête-Dieu dernière à vingt-cinq pas du Saint- Sacrement que l'on portait à la Procession des Religieux de Saint-Pierre de ladite Ville, sans ôter son chapeau qu'il avait sur sa tête, et sans se mettre à genoux (...) d'avoir proféré les blasphèmes énormes et exécrables contre Dieu", d'avoir   "donné des coups de canne à un Crucifix qui était alors placé sur le pont-neuf de ladite Ville")

D’abord en la personne de l’évêque d’Amiens, monseigneur de La Motte, qui a prononcé des « paroles de paix et d’amour  » lors de la cérémonie expiatoire qu’il avait et demandée et dirigée en réponse aux coups de couteau découverts sur la statue du Christ sur le Pont-Neuf d’Abbeville : « [Les auteurs du sacrilège] se sont rendus dignes des derniers supplices en ce monde et des peines éternelles en l’autre. »  Cette cérémonie destinée à rassembler la ville tout entière pour demander pardon de l’impiété de quelques « brebis galeuses » était bien, également, destinée, à rendre haïssables (et lourdement condamnables) le ou les auteurs présumés du vandalisme, voués, sans état d’âme aux « derniers supplices ». Entendez, la question, la langue arrachés, la décapitation et le bûcher… Et que Monseigneur de la Motte, comprenant enfin qu’il s’était mis à dos les gens les plus influents d’Abbeville, ait tenté, en vain, d’obtenir auprès du roi la grâce du chevalier de la Barre dix mois après ne change rien au rôle qu’il a joué en septembre 1765 (ndlr : concernant le rôle joué par la Motte, voyez ces quelques articles consacrés à l'affaire).  On ajoutera que le successeur de Monseigneur de la Motte, Monseigneur de Machault, en 1776, se félicitait encore de la façon dont le Chevalier de la Barre avait été supplicié dans une lettre destinée aux fidèles et lue par les curés à la messe dominicale ; la même année on remplaça le Christ du Pont-Neuf au cours d’une cérémonie grandiose, on brûla dans la foulée les œuvres de Rousseau et Voltaire, entre autres. 

Christine Tasin

On ne s’étonnera donc pas que Louis XVI n’ait pas donné suite à la demande de réhabilitation qui lui avait été faite. Il aurait ainsi attenté au dogme fondamental qui faisait du christianisme le ciment de la société et imposait l’autorité du roi. C’est donc bien parce que nous sommes dans une société dépourvue de laïcité, de séparation entre le temporel et le spirituel, entre l’Eglise et l’Etat que l’abomination a eu lieu le premier juillet 1766. Et pour obtenir la réhabilitation du Chevalier de La Barre, il faudra que soit renversé l’Ancien Régime et, avec lui, cette justice indigne. Cela sera fait en 1794, grâce à la Convention. 

Ensuite, la lutte âpre menée par l’Eglise et le pouvoir (le Roi et le Parlement) contre ceux qui menacent l’ordre établi, à savoir les Lumières, est symbolisée par la condamnation du Dictionnaire philosophique de Voltaire, condamné à être brûlé avec les pauvres restes du Chevalier de la Barre, sans que quiconque s’en émeuve dans l’Eglise ou dans l’Etat.    

Enfin on rappellera quelques vérités historiques qui expliquent pourquoi et comment l’assassinat du Chevalier de la Barre a été possible. Elles s’appellent monarchie absolue de droit divin, système juridique injuste, société fondée sur l’arbitraire et société totalitaire -et barbare- de l’Ancien régime. Tout simplement, tragiquement.

La monarchie absolue de droit divin a en effet permis et a même souhaité la condamnation et l’exécution du Chevalier de la Barre.

Tout d’abord les compétences du Parlement concernent indifféremment les finances, la religion, la police, l’enseignement… et participent à l’élaboration des lois. Et ses membres ne sont ni élus ni même nommés, ils achètent leurs charges et les transmettent à leurs descendants. Les parlementaires jouent donc un jeu paradoxal : jouant de leur influence et de leur pouvoir pour contre-balancer ou plutôt avoir l’air de menacer le pouvoir royal ils sont en fait les plus traditionnalistes, les plus attachés à ce même pouvoir royal qui leur permet d’exister. (...) Alors il y a bien un petit jeu de rivalités pour la galerie, pour préserver les egos des parlementaires,  mais Louis XV aura beau jeu de remettre au pas le Parlement qui n’aura de cesse, ensuite, que d’éviter de fâcher Versailles : «  Je ne dois de comptes à personne, en ma personne seule réside la puissance souveraine ; de moi seul mes cours tiennent leur existence et leur autorité ; à moi seul appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage… ».  Alors les parlementaires peuvent se rebeller à l’occasion, faire pression par exemple pour que les Jésuites soient expulsés –non par sympathie pour les idées des philosophes mais par peur de la puissance de la Compagnie de Jésus dont ils craignaient l’influence et donc la concurrence auprès du roi-, il n’empêche qu’ils sont le bras droit du monarque (ndlr : qualifier le Parlement de "bras droit du monarque" peut paraître excessif, surtout quand on se penche sur l'histoire de la magistrature parisienne au XVIIIè), lui permettant d’asseoir par la force une société sans remise en cause, dont la religion est le pilier principal. Les grandes affaires qui ont mobilisé Voltaire à peu près à la même époque, Calas, Rochette, Sirven…  concernent tous des protestants, cela ne peut être un hasard. Il y a bien, en cette deuxième moitié du XVIIIème siècle, une peur bleue de voir remis en cause le catholicisme. Les idées des philosophes gagnent et font trembler le roi, les parlementaires, la petite noblesse de robe et les roturiers qui aspirent à faire partie de cette dernière.

Or, la société du XVIIIéme siècle  va mal. Tiraillée entre tradition et aspiration au changement, elle est un modèle d’hypocrisie et de paradoxes, surtout dans la classe dirigeante, qui se prétend éclairée et, par ses privilèges, au-dessus des lois. On se confesse, on prie, on communie mais en privé on hausse les épaules devant ce qui est pour certains une comédie, on se gausse même parfois de ce cérémonial et on chante entre amis des chansons impies, on se donne le genre du moderne et du tolérant dans les salons à la mode, y évoquant Voltaire et Helvétius, même dans les dîners de l’abbesse, tante du Chevalier de la Barre, qui l’a recueilli et même à la cour ! Le Parlement fait brûler De l’Esprit d’Helvetius pourtant publié en 1758 avec privilège du Roi et obtient même la révocation du Privilège. Louis XV prélève sur sa cassette personnelle une somme considérable destinée à Piron mais refuse sa grâce au bourreau le Chevalier de la Barre parce qu’il aurait récité L’Ode à Priape du même Piron…

(à suivre ici)

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