Un jour de novembre 1764, alors qu'il cherche à consulter un de ses articles dans l'un des dix volumes déjà imprimés (mais pas encore distribués), Diderot découvre avec stupeur que son texte a été retouché. Quelqu'un a repris en main la 1ère épreuve, à laquelle il a donné son "bon à tirer", et y a apporté des modifications ! Après inspection, il constate, la mort dans l'âme, que les autres volumes ont eux aussi été mutilés...
Seul le libraire Lebreton avait accès aux premières épreuves. D'ailleurs, le coupable reconnaît bientôt son crime. C'est lui qui qui s'est improvisé censeur, supprimant certains articles, en caviardant d'autres qui lui semblaient trop hardis. Et qu'on se le dise, il n'est pas question de réimprimer plus de 9000 pages !
Mis devant le fait accompli, Diderot est contraint de se résigner. Mais la lettre qui suit, envoyée au libraire le 12 novembre, montre combien cette trahison l'a meurtri :
Ne m’en sachez nul gré, monsieur, ce n’est pas pour vous que je
reviens ; vous m’avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut
qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à
l’ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne
me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt. Quand vous ne
m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me
revient à présent est si peu de chose, qu’il m’est aisé de faire un
emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas
enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et
fait mon supplice depuis vingt ans ; dans un moment, vous concevrez
combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M.
Briasson (libraire associé à l'entreprise). Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos
associés qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite,
et qui en seront peut-être avec vous
les victimes. Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous
avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt
honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs
veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul
espoir de voir paraître leurs idées, et d’en recueillir quelque
considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre
ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à
peine votre livre paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur
composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur
avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris.
Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de
Jaucourt et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés,
seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont
souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le vôtre que vous leur
donnez. Amis, ennemis, associés élèveront leur voix contre vous. On fera
passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui
nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes, et tous les
écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier,
répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette
volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public,
n’est qu’un ramas d’insipides rognures. (...)
À
votre ruine et à celle de vos associés que l’on plaindra, se joindra,
mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais.
Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera
dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse
auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous
jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des
barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans
le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à
couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de
pressentir ni d’empêcher le mal quand je l’aurais soupçonné ; on
n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos
efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien
plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et
vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s’il
tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et
de l’indignation du public auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi.
Au demeurant, disposez du peu qui reste à exécuter comme il vous
plaira ; cela m’est de la dernière indifférence. Lorsque vous me
remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole
d’honneur de ne le pas ouvrir que je n’y sois contraint pour
l’application de vos planches. Je m’en suis trop mal trouvé la première
fois : j’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré
de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant
votre associé, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant, et mon
domestique. J’ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m’exposer
à recevoir la même peine. Et puis, il n’y a plus de remède. (...)
Ne vous donnez pas la peine de me répondre ;
je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne
vous lirai pas sans horreur.
(à suivre ici)
(à suivre ici)
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