vendredi 6 novembre 2015

Le tremblement de terre de Lisbonne (1)


Par Grégory Quenet, professeur d’université, auteur  de « Les tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles »
 
Grégory Quenet
Le séisme se produit un samedi, jour de la Toussaint, vers 9h40 du matin. En neuf minutes se succèdent quatre secousses, tellement violentes que le ciel est obscurci par la poussière des bâtiments qui s'écroulent et par les vapeurs sulfureuses. Quelques instants plus tard, un tsunami d'une hauteur de 5 à 10 mètres balaie la partie basse et littorale de la ville, le Terreiro do Paço , suivi d'un nouveau tremblement de terre vers 11 heures.
Lisbonne, 1755

Les chutes de cheminées, l'éparpillement des feux domestiques et parfois l'action des pillards déclenchent un gigantesque incendie qui dure cinq ou six jours. Les flammes causent d'ailleurs la plus grande partie des dégâts, notamment parmi les biens mobiliers et les marchandises, et atteignent une telle intensité qu'elles sont visibles à Santarem, à environ 70 kilomètres au nord-est. Les secousses se répéteront : plus de 500 jusqu'en septembre 1756, accentuant la panique et la désorganisation de la société lisbonnine.
(…)Le bilan matériel est impressionnant. Seuls 3000 des 20000 édifices existants demeurent habitables. Sur les 40 églises principales, 35 ont été réduites à l'état de ruine, et les autres plus ou moins endommagées. Sur 65 couvents, 11 seulement sont restés debout. La maison royale perd ses plus beaux fleurons, essentiellement à cause de l'incendie : l'église patriarcale et l'Opéra, une partie de ses collections de bijoux et de tableaux, sa bibliothèque de 70 000 volumes et le trésor gardé dans les magasins des Indes.
Les explications physiques des séismes ne sont pas une nouveauté. Depuis le Moyen Age, il est admis que, si Dieu est cause première, les causes secondes obéissent à des mécanismes physiques. En 1755-1756, la nouveauté réside dans la floraison de nouvelles théories électriques, minéralogistes, anti-newtoniennes... et dans la manière de s'interroger sur l'action humaine. Certains auteurs, comme la marquise de Bricqueville, vont même jusqu'à imputer la multiplication des secousses aux nouvelles machines électriques.
Cette approche ouvre la voie à des questions inédites sur la responsabilité des populations locales, comme sur la possibilité d'utiliser des mesures autoritaires pour protéger les habitants contre leur gré. Les très nombreuses publications qui suivent le désastre de Lisbonne, le concours organisé en 1756 par l'académie de Rouen sur la cause des tremblements de terre résonnent de ces interrogations. Le vainqueur, Isnard, souligne que « si la vie était plus chère au commun des hommes que le soin d'amasser des richesses, on ne volerait pas vers les mêmes écueils où l'on s'était déjà brisé : on ne rebâtirait jamais une ville sur le même rivage, où les tremblements de terre l'ont renversée » .
Ces débats appartiennent bien à la pensée des Lumières. Condorcet souligne que la protection contre le mal physique est un objectif à viser dans le long terme par la mobilisation des institutions académiques et l'éducation. L'inquiétude va de pair avec la tâche exaltante, mais écrasante, de devoir inventer le bonheur ici-bas.
S'impose en effet, à l'époque, l'idée qu'il revient aux hommes de lutter contre le mal. Dans ce contexte, une tragédie telle que le séisme de 1755 prend un sens nouveau. Certes, les explications et les terreurs anciennes n'ont pas disparu d'un seul coup. La plupart des livres et des journaux consacrés à la catastrophe de Lisbonne l'expliquent par la colère divine
 s'abattant sur les pécheurs. Le roi George II décrète un jour de jeûne et de repentance pour le 6 février 1756 en Angleterre et en Irlande en réponse au séisme de Lisbonne.
 Reste que, pour la première fois, le mal apparaît comme un scandale que rien ne peut justifier, ce qui s'exprime dans de nombreux écrits. La plus forte prise de position en ce sens est le Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire, dont le retentissement est considérable.
 
Lisbonne, 1755
Ces vers sont une réponse cinglante à l'« optimisme ». Dans cette conception, la catastrophe est envisagée comme un détail à l'échelle de la Création, si parfaite et si complexe que l'homme ne peut la percevoir dans son ensemble ; le mal physique, souvent incompréhensible pour l'homme, serait justifié par la Providence. Ces arguments théologiques, qui avaient connu jusque-là un grand succès, ne résistent pas à la mise en scène de la souffrance des innocents, un sentiment de scandale qui transparaît notamment dans le poème de Voltaire. En 1759, Candide ridiculise un peu plus le « tout est bien dans le meilleur des mondes possibles » de Pangloss.

Voltaire ne renonce pas tout à fait à penser la catastrophe en des termes religieux - ses écrits postérieurs témoignent d'une recherche incessante pour concilier le mal avec l'existence d'une puissance divine. Toutefois, ce qui naît à l'occasion du tremblement de terre de 1755, c'est bien une vision laïcisée de la catastrophe naturelle. Le débat scientifique se développe indépendamment de toute problématique religieuse sur la Providence. Les récits privés sur les séismes se passent des références à Dieu. Les descriptions submergent les remarques générales sur la signification de la catastrophe. C'est dans la nature et dans l'action humaine qu'il faut chercher les explications et les remèdes aux catastrophes naturelles.
Ce hiatus inédit entre Dieu et la nature introduit une figure nouvelle, celle de l' « accident », qui va dominer tout le XIXe siècle. On considérait auparavant la catastrophe naturelle comme inscrite dans un plan divin ; l'accident, lui, est un choc, une rencontre aléatoire et injustifiable. Selon cette définition, le séisme de Lisbonne est le premier « accident » moderne. De mémoire d'homme, aucune ville européenne de la taille de Lisbonne n'avait été détruite dans le passé par un tremblement de terre ; et Lisbonne n'était pas particulièrement menacée. Rien ne pouvait laisser prévoir ce drame. Une épidémie de peste mortelle, un incendie gigantesque auraient assurément moins ébranlé les contemporains.
L'accident, fruit du hasard et non d'une « colère divine », est imprévisible. Ce qui engendre une plus grande inquiétude. Mais également une plus grande liberté. Une tension apparaît entre, d'un côté, la nécessité d'essayer de prévenir les événements funestes, de l'autre, la conscience de ne jamais pouvoir définitivement réduire la part de l'imprévisible.
Ce sont donc à la fois des doutes et une confiance nouvelle dans les capacités des hommes à anticiper et à surmonter les catastrophes naturelles qui s'expriment au lendemain du séisme de Lisbonne. « Il ne serait peut-être [pas] impossible de découvrir quelque signe de l'arrivée des tremblements de terre, mais ce n'est point dans ce siècle qu'on pourrait jouir de cette découverte » , explique un participant au concours de Rouen en 1756. 

(à suivre)
  

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