Homme d'Eglise et Encyclopédiste,
l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première
génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
Ceux qui ont observé Paris dès la première assemblée
des notables, en 1787, savent quelle agitation s’y faisait sentir: on discutait
dans les clubs toutes les questions, tous les plans, tous les projets;
et ces clubs se multipliaient sous toutes les formes, et le nombre de leurs
associés s’augmentait tous les jours. C’est sans doute à
ces réunion qu’il faut attribuer la rapidité avec laquelle
se propagea ce grand mouvement des esprits dans la capitale, et de là
dans les provinces, avant coureur de mouvements bien plus violents et plus
dangereux.
Aux clubs qu’on pouvait appeler publics, tels que tous ceux du
Palais-Royal et des environs, il s’en joignit bientôt quelques autres
particuliers, moins nombreux, plus actifs, et par-là même,
se dirigeant mieux au but.
Le plus hardi de ces clubs était celui qui s’assemblait
chez Adrien Duport, conseiller au parlement. Là, se trouvaient Mirabeau,
Target, Roederer, Dupont, l’évêque d’Autun; et, d’après
les noms de ces membres dominants, on peut croire que, dans leurs projets
de réforme, ces messieurs ne marchaient pas avec une extrême
timidité. On a prétendu que dès lors ils projetaient
l’abolition des ordres, la spoliation du clergé, et quelques autres
opérations de cette force. Cela se peut, et comme je n’étais
point de ces assemblées, je ne puis rien nier ni affirmer avec assurance;
mais outre que ces grands changements ne sont qu’un jeu en comparaison
de ceux qu’on a faits depuis, j’observe qu’en général, les
hommes ne franchissent pas de plein saut de si grands intervalles, et que
souvent ou se fait honneur d’avoir tout voulu pour laisser croire qu’on
atout prévu.
Adrien Duport : ce noble franc-maçon sera député aux Etats Généraux |
J’ai peine à croire, d’ailleurs, que ceux-là même
aient voulu d’abord tout ce qui s’est fait depuis; et je n’entends pas
parler sans doute des spoliations, des infamies, des cruautés. Je
fonde cette opinion sur ce que j’ai connu, par ma propre expérience
des dispositions de plusieurs d’entre, eux, qui venaient aussi chez moi.
En effet, j’établis alors une petite assemblée du même
genre, mais où ne se produisaient que des sentiments plus modérés,
et qui, par cette raison peut-être, ne se soutint pas si longtemps.
Je réunissais, le dimanche matin, Roederer, Laborde Mèreville,
l’évêque d’Autun, Lenoir, avocat du Dauphiné; Dufresne
Saint-Léon, depuis commissaire à la liquidation; de Vaines
et l’Étang, depuis commissaires à le trésorerie; Garat,
avocat de Bordeaux; Pastoret, Trudaine le jeune, Lacretelle, etc.
Cette espèce de conférence se tenait, je dois le dire
d’une manière édifiante. On y discutait le plus souvent sans
disputer, on y apportait des observations écrites; on y proposait
de grandes questions; mais de tous ceux que j’ai nommés, et dont
plusieurs ont eu dans l’assemblée des opinions très violentes,
je déclare qu’aucun n’en a montré de semblables parmi nous;
ce qui n’est pas une petite preuve de l’altération progressive que
le temps seul a apportée dans les opinions, et des suites funestes
du délai.
L’effet naturel de ce délai fut l’accroissement sensible de l’agitation
des esprits; c’est pendant ce temps perdu que la plus infime populace,
se mêlant aux membres du tiers, s’est accoutumée à
faire cause commune, et à s’identifier, pour ainsi dire, avec eux;
et qu’elle les a, d’une autre part, animés, échauffés,
entraînés à l’exagération et à la violence
des mesures, en leur annonçant l’appui du peuple entier. C’est pendant
ce délai que s’est élevée aux regards des députés
l’idole de la popularité, idole impitoyable, à qui il a fallu
bientôt, comme à Moloch, des victimes humaines. C’est enfin
pendant ces six semaines que le tiers s’est avisé peu à peu
de se regarder comme formant à lui seul la nation, et, qu’aidés
des sophismes de l’abbé Sieyes, les députés se sont
familiarisés avec cette étrange erreur, que la nation tout
entière était représentée par une assemblée,
où n’étaient ni les nobles ni le clergé, possesseurs
d’une grande partie de la propriété et de la richesse nationales.
Sieyes, auteur du célèbre "qu'est-ce que le 1/3 Etat?" |
Ce délai produisit donc un effet dangereux, qu’on n’a pas, je
crois, assez remarqué: ce fut de rendre, dès l’abord, impuissante
et nulle l’influence naturelle que devaient donner dans l’assemblée
aux deux premiers ordres, leur ancienne dignité, leur crédit,
leur fortune, et les droits de la propriété. Cette influence,
fondée sur la nature même des hommes et les choses, se serait
exercée naturellement, si les ordres se fussent aussitôt réunis
: la présence des nobles et du clergé au milieu du tiers,
dès l’origine, eut contenu entre de certaines limites les mouvements
de l’assemblée; les opinions exagérées, combattues
à propos, se seraient modifiées, au lieu qu’en leur laissant
le champ libre, comme il est arrivé dans l’assemblée du tiers
seul, elles n’ont plus connu de frein.
Les nobles et le clergé supérieur, refusant à ce
moment de se réunir avec le tiers, m’ont paru commettre la même
faute qu’un homme sans armes, qui, ayant affaire à un ennemi armé
d’un long bâton, ne cherche pas à se prendre corps à
corps avec lui, et court plus de risque parce qu’il n’est pas assez près
de son ennemi.
On était si loin de penser que le seul doublement du tiers pût
donner aux ennemis de la noblesse et du clergé une puissance exorbitante,
que je me souviens très distinctement, d’avoir vu des hommes éclairés
et d’intention droite, avant la composition du clergé et la convocation
telle que la fit M. Necker, penser que le tiers doublé en nombre,
mais attaqué par l’influence et la suprématie naturelle des
nobles et du clergé, pourrait à peine encore défendre
ses droits les plus justes, et obtenir des deux premiers ordres les sacrifices
les plus légitimes: bien entendu qu’on supposait la noblesse non
divisée en partis, et le veto conservé au roi.
C’est la réunion trop tardive des ordres qui a augmenté
sans mesure la force et la malveillance du tiers, en tenant pendant si
longtemps en opposition avec le peuple et séparés de lui
tous les gens riches, et surtout le plus grand nombre des propriétaires.
Par l’obstination même qu’ils ont prise à se tenir séparés,
ils ont revêtu le caractère d’ennemis; tandis qu’en se rapprochant
plus tôt, en se confondant avec le tiers-état, ils cessaient
d’être un but particulier vers lequel se dirigeait toute l’action
si puissante et si terrible de cette masse énorme qu’on appelle
le peuple. Dans une réunion volontaire, ils eussent trouvé
l’occasion et la force de détourner ou d’amortir les coups qu’on
devait leur porter; ils eussent obtenu des modifications et de la mesure,
non pour ceux de leurs privilèges qu’on pouvait regarder comme injustes
et oppressifs; mais en faveur de leur possession et de leur propriété.
Ils eussent gagné au moins de n’avoir pour ennemi que les députés
du tiers dans l’assemblée nationale, au lieu qu’ils sont devenus
les ennemis du peuple lui-même, ou plutôt d’une populace sans
frein qui, dénuée de toute propriété, ne craint
pas de violer les droits de la propriété.
Il faut joindre aux fautes que je viens de relever, plusieurs clauses
maladroites de la déclaration du 23 juin; le refus de M. Necker
de concourir à cette mesure; la faveur que le roi témoignait
à quelques hommes, tels que M. de Broglie et M. de Breteuil, connus
par leur opposition aux réformes que demandait l’opinion; enfin,
le renvoi si imprudent du ministre qui avait le confiance publique.
Que dirai-je de l’étourderie et de la légèreté
qui ont fait mettre en avant et puis retirer les troupes, laissé
le peuple forcer les prisons, piller les Invalides, s’emparer de l’arsenal,
prendre la Bastille?
En considérant toutes ces circonstances, et, cette multitude
de fautes énormes, qui seules ont rendu funeste le doublement du
tiers, comment ose-t-on rejeter tous nos malheurs sur ceux qui, cédant
à une impulsion invincible de l’opinion publique, ont consenti à
une représentation véritablement plus égale, et que
la justice semblait ré clamer?
Le peuple aux Invalides (juillet 1789) |
Oui, on pouvait doubler le tiers, et en même temps payer la dette
nationale, conserver les propriétés inviolables, maintenir
la force publique et sauver la nation et la monarchie. C’est là
mon intime conviction, que j’espère faire passer dans l’esprit de
tout homme impartial, et qui est au moins mon excuse.
MM. Mounier, de Lally, et une foule d’autres citoyens, zélés
défenseurs de la cause publique, ont voulu le doublement du tiers,
et par conséquent ils ont voulu armer le tiers d’une force qu’on
pouvait redouter ; mais ils ont supposé qu’il resterait au roi et
assez d’intérêt et assez de puissance pour arrêter la
violence du mouvement de la majorité, contre la noblesse et le clergé,
dans les questions où il ne s’agirait pas de leurs privilèges
pécuniaires et des autres abus véritables, dont on pouvait
et devait désirer la réforme; ils ont supposé aussi
que la noblesse et le clergé subsistant auraient assez de force
pour se défendre, et défendre en même temps la prérogative
royale.
Ils ont cru que, pour rendre les états de quelque utilité
pour la réforme des abus, il fallait consentir à une mesure
juste et légitime; mais ils n’ont pu prévoir que l’insurrection
du peuple armé, la faiblesse et les fautes du ministère feraient
perdre en un instant au roi la force qu’il avait entre les mains pour
défendre et sa propre autorité, et les propriétés
des nobles et du clergé, envahies avec tant de violence et d’injustice,
après le sacrifice fait par les deux ordres de ce qu’il y avait
d’abusif dans leurs privilèges; ils n’ont ni prévu ni pu
prévoir la corruption de l’armée, l’effervescence du peuple
et son influence tyrannique eut les délibérations de l’assemblée
: ils n’ont ni prévu ni pu prévoir que des manoeuvres infernales,
qu’une corruption sans pudeur appelleraient, derrière les députés
du tiers, un peuple agité, disposé à toutes les résolutions
violentes, qui insulterait les défenseurs des opinions modérées
contraires à celles qu’on lui suggérait, et dont les menaces
sanguinaires étoufferaient toutes réclamations; qu’une assemblée,
qui devait régler la destinée d’une grande nation, serait
sans liberté et sans police intérieure; que les opinions
y arriveraient toutes formées par un seul parti dans des assemblées
populaires; ils n’ont, ni prévu ni pu prévoir, que sur une
simple hésitation du roi à sanctionner les décret
de l’importance la plus grave, cent mille homme armés se porteraient
à Versailles, ensanglanteraient le palais de nos rois; que des assassins
poursuivraient la reine jusque dans les bras de son époux; qu’on
forcerait le monarque à venir se remettre aux mains de ce même
peuple, où toute résistance lui deviendrait impossible, où,
perdant toute liberté de refuser sa sanction, il n’entrerait plus
pour rien dans la balance des pouvoirs.
Les partisans de l’opinion contraire insistent, et prétendent
qu’on aurait pu et dû prévoir ce qu’ils ont eux-mêmes
prévu. Ils ont annoncé, disent-ils, que sitôt qu’on
donnerait au tiers l'égalité de voix, il abuserait de sa force
pour opprimer les deux premiers ordres, objets de sa jalousie et de son
mécontentement; ils ont annoncé que ce n’était pas
connaître les hommes que de croire qu’on peut leur donner la toute-puissance,
sans qu’ils abandonnent la route de la justice et du devoir.
J’ai répondu d’avance à ce lieu commun en observant que
la toute-puissance n’était pas donnée au tiers dans un état
de choses où le souverain, selon les instructions uniformes de tous
les cahiers, gardait son veto absolu, sans lequel il n’est plus
colégislateur ; et j’ai indiqué les circonstances impossibles
à prévoir, qui ont fait perdre ce moyen de salut et disparaître
le roi de la constitution.
Il est aisé d’être prophète après coup, et
je n’hésite pas à dire que c’est là le seul don que
je reconnaisse dans ceux qui, ne pouvant opposer à notre opinion
la raison et la vérité, la combattent par des faits indépendants
de cette opinion. Gardons-nous bien de prendre pour sagacité et
prévoyance ce qui n’est que crainte et pusillanimité.
Celui qui craint tout, prévoit tout: l’imagination de l’homme
effrayé parcourt le champ vaste des possibilités, et à
force de terreurs il est assuré de ne voir rien arriver qu’il n’ait
annoncé d’avance et qui ne l’ait déjà fait trembler.
Si un grand intérêt concourt à augmenter ces craintes,
sa prévoyance sera plus pénétrante encore sans que
je l’admire et que je l’envie davantage. Cette espèce de divination
a dû être celle de toutes les personnes qui, ayant beaucoup
à perdre dans un changement, ont vu la ruine entière de l’état
dans les moindres altérations. Mais la ruine n’est pas arrivée
par l’endroit que leurs plaintes accusent, et elle a eu bien d’autres causes
qu’il était facile de prévenir. (à suivre)
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