jeudi 3 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
André Morellet, que Voltaire surnommait "l'abbé mords-les"
Vers la fin de 1788, se faisaient déjà sentir avec force les mouvements qui préparaient la révolution française.
L’assemblée des notables, convoquée au mois de février de l’année précédente, avait commencé à agiter les esprits. Au mois d’avril, l’archevêque de Sens avait succédé à M. de Calonne. Le 23 août 1788, il avait cédé le ministère à M. Necker, celui-ci avait convoqué de nouveau les notables en octobre. La nouvelle assemblée avait eu pour principal objet de ses délibérations, la forme à donner aux États-Généraux promis par le roi.
Fallait-il suivre la forme de 1614, où les députés de la noblesse, du clergé et du tiers, intervenaient en nombre à peu près égal? ou donnerait-on au tiers un nombre de députés double, et égal au nombre des députés du clergé et de la noblesse réunis?
L’examen de cette question occupe la seconde assemblée de notables, ses débats, portés dans le public et suivis dans les clubs qui commençaient à se multiplier et à s’échauffer davantage, donnèrent à la nation entière, et surtout à la capitale, une agitation qu’il fut bientôt impossible de maîtriser.
Sitôt que le lièvre fut lancé, une foule de chasseurs se mirent à le poursuivre. Nombre d’écrivains traitèrent la question chacun à leur manière et dans des systèmes opposés.
J’écrivis moi-même et je fis imprimer des Observations sur la forme des états de 1614, où je défendis l’opinion du bureau de Monsieur, qui était pour le doublement du tiers.
A cet écrit j’en ajoutai bientôt un autre qui avait le même but, et que j’intitulai Réponse au Mémoire des Princes.
Je dirai ici avec douleur, que cet ouvrage apporta quelque altération à la bienveillance que m’avaient montrée jusque-là plusieurs personnes distinguées, et entre les autres, Mme la comtesse de Boufflers.

Mon opinion contrariait fortement la sienne. Elle s’expliqua sur ma brochure avec beaucoup de chaleur à M. le maréchal de Beauvau. J’arrivais un jour chez lui, pour dîner, comme elle en sortit. Mon cher abbé, me dit-il, si vous étiez venu un moment plus tôt, vous auriez entendu chanter vos louanges par ma cousine, Mme de Boufflers, qui m’a dit de vous pis que pendre; et je vous avertis que vous devez prendre cette expression à la lettre, car elle vous sait un mal de mort pour votre réponse aux princes; mais comme je partage vos torts, je ne vous en ferai pas pire chère: allons dîner.
Je conçus fort bien et j’excusai la colère de Mme de Boufflers: ses idées habituelles, ses liaisons, les préjugés de son état devaient l’irriter contre moi; et je fus moins blessé de ce petit ressentiment, qu’affligé de perdre la société d’une femme aimable et spirituelle qui m’avait toujours fort bien accueilli. Je m’abstins d’aller la voir jusqu’en 1794, où, sortie de prison après la mort de Robespierre, elle désira elle-même de renouer notre liaison.
Lorsqu’on porte ses yeux sur les événements postérieurs, on est, il faut l’avouer, bien naturellement conduit à blâmer cette opinion, et à rendu ceux qui l’ont défendue responsables des malheurs publics, qu’on regarde comme autant de suites de la composition de, la première assemblée.
Mais si l’on ne veut pas se presser de condamner, on reconnaîtra peut-être la vérité de quelques raisons qui doivent nous absoudre.
D’abord, au moment où l’on a accordé le doublement du tiers, on ne pouvait plus le refuser. Ensuite, cette mesure n’est devenue si funeste que par les fautes du gouvernement, qui furent alors si nombreuses et qu’on pouvait éviter. Enfin, après avoir consenti au doublement, on a négligé d’organiser les assemblées primaires et la représentation elle-même sur leurs véritables principes, c’est-à-dire, de fonder les droits politiques qu’on rendait. à la nation sur la base de la propriété; seul correctif puissant et efficace à l’introduction du tiers dans l’administration.
Pour se convaincre d’abord que le gouvernement, lorsqu’il a accordé le doublement du tiers, n’était plus en mesure de le refuser, il faut se reporter au moment où la question a été décidée, et se rappeler l’échauffement général des esprits, l’agitation, l’inquiétude, l’opinion presque universelle que les intérêts du tiers seraient encore sacrifiés dans une assemblée nationale, si, par son nombre même, il n’était pas en état de s’y défendre que la réforme des abus ne pouvant se faire, en beaucoup de points importuns, qu’aux dépens des privilégiés, et l’influence de leur rang, de leur richesse, devant attirer à leur parti beaucoup de membres du tiers, celui-ci perdrait nécessairement toutes ses causes; qu’après tout, les premiers ordres ne pouvaient, craindre pour leurs justes droits les suites du doublement, parce qu’ils auraient toujours, de leur côté, le roi et son veto (qu’on ne s’était pas encore avisé de mettre en question); qu’il était ridicule de prétendre que vingt quatre millions d’hommes, formant le tiers, n’eussent pas autant de représentants dans une assemblée nationale, que cent ou deux cent mille nobles ou prêtres, composant les deux ordres privilégiés; qu’enfin, argument bien plus fort que tous ceux-là, ces vingt-quatre millions d’hommes le voulaient : et il était vrai, en effet y qu’on était parvenu à le leur faire vouloir.
C’est aux personnes qui ont eu ces circonstances sous les yeux, qui ont vu et observé alors Paris et les provinces, dont la plupart prenaient l’exemple de la capitale et n’étaient guère moins ardentes qu’elle, c’est à ces personnes à prononcer s’il était possible de résister à ce torrent. Quant à moi, comme la plupart des hommes instruits et raisonnables que je connaissais, j’ai cru qu’il fallait s’y laisser aller, parce que toute résistance serait inutile, mais en tâchant de conduire la barque pour éviter les écueils.
J’ai dit encore que le doublement du tiers n’est devenu funeste qu’à la suite de fautes graves et multipliées commises par le gouvernement et par les deux premiers ordres eux-mêmes.
Ici surtout il faut se défendre du sophisme, post hoc, ergo propter hoc; et c’est celui des esprits routiniers, qui prononcent après coup que le doublement du tiers conduisait nécessairement à la destruction du clergé et de la noblesse, à l’anéantissement de l’autorité royale, enfin à tous les excès; car leur grand argument est que ces excès ont été commis.
Mais, en raisonnant ainsi, on oublie ou l’on feint d’oublier que ces funestes effets pouvaient être prévenus par un gouvernement ferme et sage, et que, si on ne les a pas arrêtés, c’est parce qu’on a commis des fautes grossières, impardonnables et décisives.
La première de ces fautes a été de retarder la convocation des États-Généraux, dont on ne pouvait plus se défendre, depuis que les parlements avaient déclaré leur incompétence à enregistrer l’impôt. Le mal était fait, si c’en était un; et il fallait tourner toutes les mesures à affaiblir ou à diriger l’action de ces grandes assemblées. En brusquant la convocation, on eût donné dans le sens des agitateurs; mais on leur eût ôté leurs prétextes et une partie de leurs moyens. Les notables, en délibérant, si longuement sur l’organisation des états, faisaient perdre un temps précieux. Si leur opinion devait coïncider avec l’opinion populaire, qui était déjà trop forte pour qu’il fût permis de la contrarier, il n’y avait qu’à convoquer les états après cette opinion; si elle devait y être contraire, on voyait dès lors qu’il ne serait pas possible de la suivre, comme en effet on ne la suivit pas, l’avis du seul bureau de Monsieur ayant été adopté contre celui des six autres bureaux, parce qu’on jugea avec raison qu’on ne pouvait plus faire autrement.
Une autre faute a été le retardement de l’assemblée générale, après l’arrivée des députés en avril 1789, causé par le refus des deux premiers ordres de vérifier leurs pouvoirs en commun. Il était, d’abord, déraisonnable de refuser de vérifier en commun des pouvoirs qui, au moins dans beaucoup de circonstances, devaient s’exercer en commun; et cette vérification commune, n’avait pour les deux ordres aucun danger.
Il est clair que, dans la position où se trouvaient la noblesse et le clergé, réduits l’un et l’autre à la défensive tout en commençant, il ne fallait pas s’obstiner à garder un petit poste sans importance, mais se replier plutôt et conserver ses forces pour un moment plus critique.

Cette complaisance eût été d’ailleurs d’un bon effet pour adoucir les esprits, dont la tendance générale était et devait être d’attaquer les privilèges abusifs du clergé et de la noblesse, qu’on avait l’air de vouloir défendre en chicanant dès l’abord et sur le premier degré.
Le peuple croyait difficilement, et les malintentionnés le détournaient de croire, que la noblesse et le clergé renonceraient à leurs anciens abus et se soumettraient à l’impôt comme les autres citoyens; que la noblesse abandonnerait les droits seigneuriaux, la tyrannie des chasses; que le clergé améliorerait le sort des curés à portion congrue, etc.; et cette incrédulité étant la grande force qu’on pouvait employer contre les deux premiers ordres, on devait voir qu’il n’y avait rien de plus pressé que de réaliser promptement toutes ces réformes, si, en effet, la noblesse et le clergé s’y prêtaient de bonne foi. Ces concessions, faites plus promptement, abattaient tout à coup la malveillance et calmaient l’agitation dirigée contre les deux ordres, en portant aussitôt le délibérations de l’assemblée et l’intérêt du peuple sur d’autres questions générales, auxquelles les nobles et le clergé n’étaient plus intéressés que comme citoyens.
On devait voir de plus, à l’ardeur des esprits, échauffés depuis près de deux ans par les assemblées des notables et par les clubs, et par des écrits sans nombre, qu’il ne fallait pas donner un aliment nouveau à ce feu couvant encore, mais tout prêt d’éclater en un grand incendie. (à suivre)

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