Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
Vers la fin de 1788, se faisaient déjà sentir avec force
les mouvements qui préparaient la révolution française.
L’assemblée des notables, convoquée au mois de février
de l’année précédente, avait commencé à
agiter les esprits. Au mois d’avril, l’archevêque de Sens avait succédé
à M. de Calonne. Le 23 août 1788, il avait cédé
le ministère à M. Necker, celui-ci avait convoqué
de nouveau les notables en octobre. La nouvelle assemblée avait
eu pour principal objet de ses délibérations, la forme à
donner aux États-Généraux promis par le roi.
Fallait-il suivre la forme de 1614, où les députés
de la noblesse, du clergé et du tiers, intervenaient en nombre à
peu près égal? ou donnerait-on au tiers un nombre de députés
double, et égal au nombre des députés du clergé
et de la noblesse réunis?
L’examen de cette question occupe la seconde assemblée de notables,
ses débats, portés dans le public et suivis dans les clubs
qui
commençaient à se multiplier et à s’échauffer
davantage, donnèrent à la nation entière, et surtout
à la capitale, une agitation qu’il fut bientôt impossible
de maîtriser.
Sitôt que le lièvre fut lancé, une foule de chasseurs
se mirent à le poursuivre. Nombre d’écrivains traitèrent
la question chacun à leur manière et dans des systèmes
opposés.
J’écrivis moi-même et je fis imprimer des Observations
sur la forme des états de 1614, où je défendis
l’opinion du bureau de Monsieur, qui était pour le doublement du
tiers.
A cet écrit j’en ajoutai bientôt un autre qui avait le
même but, et que j’intitulai Réponse au Mémoire
des Princes.
Je dirai ici avec douleur, que cet ouvrage apporta quelque altération
à la bienveillance que m’avaient montrée jusque-là
plusieurs personnes distinguées, et entre les autres, Mme la comtesse
de Boufflers.
Mon opinion contrariait fortement la sienne. Elle s’expliqua sur ma
brochure avec beaucoup de chaleur à M. le maréchal de Beauvau.
J’arrivais un jour chez lui, pour dîner, comme elle en sortit. Mon
cher abbé, me dit-il, si vous étiez venu un moment plus tôt,
vous auriez entendu chanter vos louanges par ma cousine, Mme de Boufflers,
qui m’a dit de vous pis que pendre; et je vous avertis que vous devez prendre
cette expression à la lettre, car elle vous sait un mal de mort
pour votre réponse aux princes; mais comme je partage vos torts,
je ne vous en ferai pas pire chère: allons dîner.
Je conçus fort bien et j’excusai la colère de Mme de Boufflers:
ses idées habituelles, ses liaisons, les préjugés
de son état devaient l’irriter contre moi; et je fus moins blessé
de ce petit ressentiment, qu’affligé de perdre la société
d’une femme aimable et spirituelle qui m’avait toujours fort bien accueilli.
Je m’abstins d’aller la voir jusqu’en 1794, où, sortie de prison
après la mort de Robespierre, elle désira elle-même
de renouer notre liaison.
Lorsqu’on porte ses yeux sur les événements postérieurs,
on est, il faut l’avouer, bien naturellement conduit à blâmer
cette opinion, et à rendu ceux qui l’ont défendue responsables
des malheurs publics, qu’on regarde comme autant de suites de la composition
de, la première assemblée.
Mais si l’on ne veut pas se presser de condamner, on reconnaîtra
peut-être la vérité de quelques raisons qui doivent
nous absoudre.
D’abord, au moment où l’on a accordé le doublement du
tiers, on ne pouvait plus le refuser. Ensuite, cette mesure n’est devenue
si funeste que par les fautes du gouvernement, qui furent alors si nombreuses
et qu’on pouvait éviter. Enfin, après avoir consenti au doublement,
on a négligé d’organiser les assemblées primaires
et la représentation elle-même sur leurs véritables
principes, c’est-à-dire, de fonder les droits politiques qu’on rendait.
à la nation sur la base de la propriété; seul correctif
puissant et efficace à l’introduction du tiers dans l’administration.
Pour se convaincre d’abord que le gouvernement, lorsqu’il a accordé
le doublement du tiers, n’était plus en mesure de le refuser, il
faut se reporter au moment où la question a été décidée,
et se rappeler l’échauffement général des esprits,
l’agitation, l’inquiétude, l’opinion presque universelle que les
intérêts du tiers seraient encore sacrifiés dans une
assemblée nationale, si, par son nombre même, il n’était
pas en état de s’y défendre que la réforme des abus
ne pouvant se faire, en beaucoup de points importuns, qu’aux dépens
des privilégiés, et l’influence de leur rang, de leur richesse,
devant attirer à leur parti beaucoup de membres du tiers, celui-ci
perdrait nécessairement toutes ses causes; qu’après tout,
les premiers ordres ne pouvaient, craindre pour leurs justes droits les
suites du doublement, parce qu’ils auraient toujours, de leur côté,
le roi et son veto (qu’on ne s’était pas encore avisé
de mettre en question); qu’il était ridicule de prétendre
que vingt quatre millions d’hommes, formant le tiers, n’eussent pas autant
de représentants dans une assemblée nationale, que cent ou
deux cent mille nobles ou prêtres, composant les deux ordres privilégiés;
qu’enfin, argument bien plus fort que tous ceux-là, ces vingt-quatre
millions d’hommes le voulaient : et il était vrai, en effet y qu’on
était parvenu à le leur faire vouloir.
C’est aux personnes qui ont eu ces circonstances sous les yeux, qui
ont vu et observé alors Paris et les provinces, dont la plupart
prenaient l’exemple de la capitale et n’étaient guère moins
ardentes qu’elle, c’est à ces personnes à prononcer s’il
était possible de résister à ce torrent. Quant à
moi, comme la plupart des hommes instruits et raisonnables que je connaissais,
j’ai cru qu’il fallait s’y laisser aller, parce que toute résistance
serait inutile, mais en tâchant de conduire la barque pour éviter
les écueils.
J’ai dit encore que le doublement du tiers n’est devenu funeste qu’à
la suite de fautes graves et multipliées commises par le gouvernement
et par les deux premiers ordres eux-mêmes.
Ici surtout il faut se défendre du sophisme, post hoc, ergo
propter hoc; et c’est celui des esprits routiniers, qui prononcent
après coup que le doublement du tiers conduisait nécessairement
à la destruction du clergé et de la noblesse, à l’anéantissement
de l’autorité royale, enfin à tous les excès; car
leur grand argument est que ces excès ont été commis.
Mais, en raisonnant ainsi, on oublie ou l’on feint d’oublier que ces
funestes effets pouvaient être prévenus par un gouvernement
ferme et sage, et que, si on ne les a pas arrêtés, c’est parce
qu’on a commis des fautes grossières, impardonnables et décisives.
La première de ces fautes a été de retarder la
convocation des États-Généraux, dont on ne pouvait
plus se défendre, depuis que les parlements avaient déclaré
leur incompétence à enregistrer l’impôt. Le mal était
fait, si c’en était un; et il fallait tourner toutes les mesures
à affaiblir ou à diriger l’action de ces grandes assemblées.
En brusquant la convocation, on eût donné dans le sens des
agitateurs; mais on leur eût ôté leurs prétextes
et une partie de leurs moyens. Les notables, en délibérant,
si longuement sur l’organisation des états, faisaient perdre un
temps précieux. Si leur opinion devait coïncider avec l’opinion
populaire, qui était déjà trop forte pour qu’il fût
permis de la contrarier, il n’y avait qu’à convoquer les états
après cette opinion; si elle devait y être contraire, on voyait
dès lors qu’il ne serait pas possible de la suivre, comme en effet
on ne la suivit pas, l’avis du seul bureau de Monsieur ayant été
adopté contre celui des six autres bureaux, parce qu’on jugea avec
raison qu’on ne pouvait plus faire autrement.
Une autre faute a été le retardement de l’assemblée
générale, après l’arrivée des députés
en avril 1789, causé par le refus des deux premiers ordres de vérifier
leurs pouvoirs en commun. Il était, d’abord, déraisonnable
de refuser de vérifier en commun des pouvoirs qui, au moins dans
beaucoup de circonstances, devaient s’exercer en commun; et cette vérification
commune, n’avait pour les deux ordres aucun danger.
Il est clair que, dans la position où se trouvaient la noblesse
et le clergé, réduits l’un et l’autre à la défensive
tout en commençant, il ne fallait pas s’obstiner à garder
un petit poste sans importance, mais se replier plutôt et conserver
ses forces pour un moment plus critique.
Cette complaisance eût été d’ailleurs d’un bon effet
pour adoucir les esprits, dont la tendance générale était
et devait être d’attaquer les privilèges abusifs du clergé
et de la noblesse, qu’on avait l’air de vouloir défendre en chicanant
dès l’abord et sur le premier degré.
Le peuple croyait difficilement, et les malintentionnés le détournaient
de croire, que la noblesse et le clergé renonceraient à leurs
anciens abus et se soumettraient à l’impôt comme les autres
citoyens; que la noblesse abandonnerait les droits seigneuriaux, la tyrannie
des chasses; que le clergé améliorerait le sort des curés
à portion congrue, etc.; et cette incrédulité étant
la grande force qu’on pouvait employer contre les deux premiers ordres,
on devait voir qu’il n’y avait rien de plus pressé que de réaliser
promptement toutes ces réformes, si, en effet, la noblesse et le
clergé s’y prêtaient de bonne foi. Ces concessions, faites
plus promptement, abattaient tout à coup la malveillance et calmaient
l’agitation dirigée contre les deux ordres, en portant aussitôt
le délibérations de l’assemblée et l’intérêt
du peuple sur d’autres questions générales, auxquelles les
nobles et le clergé n’étaient plus intéressés
que comme citoyens.
On devait voir de plus, à l’ardeur des esprits, échauffés
depuis près de deux ans par les assemblées des notables et
par les clubs, et par des écrits sans nombre, qu’il ne fallait
pas donner un aliment nouveau à ce feu couvant encore, mais tout
prêt d’éclater en un grand incendie. (à suivre)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...