jeudi 10 juillet 2014

Mme du Deffand vue par Sainte-Beuve


Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle.
 
Sainte-Beuve (1804-1869)
Tout le XVIIIe siècle, on peut le dire, ferait donc défaut et n’aurait, pour le représenter littérairement, que des femmes d’un mérite inégal et d’un goût mélangé s’il n’avait à offrir Mme du Deffand. Celle-ci se rattache par ses origines à l’époque de Louis XIV, à cette langue excellente qui en est sortie. Née en 1697, morte en 1780, elle a traversé presque tout le XVIIIe siècle, dont, encore enfant, elle avait devancé d’elle-même les opinions hardies, et, à aucun moment, elle ne s’est laissé gagner par ses engouements de doctrine, par son jargon métaphysique ou sentimental. Elle est avec Voltaire, dans la prose, le classique le plus pur de cette époque, sans même en excepter aucun des grands écrivains.

Née d’une famille noble de Bourgogne, Mlle de Chamrond avait reçu une éducation très irrégulière, très incomplète, et ce fut son esprit seul qui en fit tous les frais. On raconte que dans un couvent de la rue de Charonne, où elle était élevée, elle avait de bonne heure conçu des doutes sur les matières de foi, et elle s’en expliquait assez librement. Ses parents ne lui envoyèrent pas moins que Massillon en personne pour la réduire. Le grand prédicateur l’écouta, et dit pour toute parole en se retirant: « Elle est charmante. » L’abbesse insistant pour savoir quel livre il fallait donner à lire à cette enfant, Massillon répondit, après un moment de silence: « Donnez-lui un catéchisme de cinq sous. » Et l’on n’en put tirer autre chose. Il semblait désespérer d’elle dès le premier jour. Mme du Deffand eut cela de particulier du moins, entre les esprits forts de son siècle, de n’y point mettre de bravade, de sentir que la philosophie qu’on affiche cesse d’être de la philosophie, et elle se contenta de rester en parfaite sincérité avec elle-même. Quand Mlle Aïssé mourante désira un confesseur, ce fut Mme du Deffand qui, avec Mme de Parabère, aida à le lui procurer.
Mme du Deffand regrettait souvent de n’avoir pas eu une autre éducation, et maudissait celle qu’elle avait reçue: « On se fait quelquefois, disait-elle, la question si l’on voudrait revenir à tel âge? Oh je ne voudrais pas redevenir jeune, à la condition d’être élevée comme je l’ai été, de ne vivre qu’avec les gens avec lesquels j’ai vécu, et d’avoir le genre d’esprit et de caractère que j’ai; j’aurais tous les mêmes malheurs que j’ai eus: mais j’accepterais avec grand plaisir de revenir à quatre ans, d’avoir pour gouverneur un Horace... » Et là-dessus elle se traçait l’idéal de tout un plan d’éducation sous un homme éclairé, instruit, tel que l’était son ami Horace Walpole. Le plan qu’elle imaginait était sérieux et beau, mais l’éducation qu’elle se donna , ou plutôt qu’elle ne dut qu’à la nature et à l’expérience, fit d’elle une personne plus originale et plus à part. Ou n’aurait pas su tout ce qu’elle était ni tout ce qu’elle valait comme esprit, comme droiture et lumière de jugement, si elle n’avait pas tout tiré d’elle-même. De tout temps; elle fut la personne qui demanda le moins à son voisin ce qu’il fallait penser.
Horace Walpole, homme politique anglais

On la maria, selon le bel usage, à un homme qui ne lui convenait que par la naissance. Elle le jugea du premier coup d’oeil, le prit en dégoût, le quitta, essaya par moments de se remettre avec lui, en trouva l’ennui trop grand, et finit par se passer avec franchise toutes les fautes et les inconséquences qui pouvaient nuire à la considération, même en ce monde de moeurs relâchées et faciles. Dans sa fleur de beauté sous la Régence, elle en respira l’esprit; elle fut la maîtresse du Régent et de bien d’autres. Allant de mécompte en mécompte, elle cherchait toujours à réparer sa dernière faute par quelque expérience nouvelle. Plus tard, dans sa vieillesse, on la voit, jusqu’à la fin, faire tant qu’elle peut de nouvelles connaissances pour combler les vides ou diversifier le goût des anciennes: elle dit faire à plus forte raison la même chose en amour durant la première moitié de sa vie. Pourtant, à partir d’un certain moment, on la trouve établie sur un pied assez honorable de liaison régulière avec le président Hénault, homme d’esprit, mais incomparablement inférieur à elle. Elle s’accommodait finalement de lui, comme l’eût fait une personne sensée dans un mariage de raison. Vers ce temps (1740), Mme du Deffand a un salon qui est devenu un centre; elle est liée avec tout ce qu’il y a d’illustre dans les Lettres et dans le grand monde. De tout temps amie de Voltaire, elle l’est aussi de Montesquieu, de d’Alembert. Elle les connaît et les juge dans leur personne; dans leur caractère, plus volontiers encore que dans leurs écrits; elle apprécie leur esprit à sa source, sans dévotion à aucun, avec indépendance. Si elle les lit, son jugement s’échappe aussitôt et ne se laisse arrêter à aucune considération du dehors. Les mots les plus vifs et les plus justes qu’on ait retenus sur les hommes célèbres de son temps, c’est elle qui les a dits.
 Le trait distinctif de son esprit était de saisir la vérité, la réalité des choses et des personnes, sans illusion d’aucun genre. « N’est-il pas insupportable, disait-elle de son monde factice, de n’entendre jamais la vérité? » Et comme si elle avait cherché pourtant quelque chose au delà, quand elle avait découvert cette réalité, elle n’était pas satisfaite, et le dégoût, l’ennui commençait. L’ennui était son grand effroi, son redoutable ennemi. Nature ardente sous ses airs de sécheresse, elle voulait repousser ce mortel ennui à tout prix; il semblait qu’elle portât en elle je ne sais quel instinct qui cherchait vainement son objet. Une des personnes de sa société qu’elle appréciait le plus était la duchesse de Choiseul, femme du ministre de Louis XV, personne bonne, vertueuse, régulière à la fois et charmante, et qui n’avait d’autre défaut à ses yeux que d’être trop parfaite; elle lui écrivait un jour: « Vous ne vous ennuyez donc point, chère grand’maman (c’était un sobriquet de société qu’elle lui donnait), et je le crois, puisque vous le dites. Votre vie n’est point occupée, mais elle est remplie. Permettez-moi de vous dire ce que je pense, c’est que si elle n’était pas occupée, elle ne serait pas remplie. Vous avez bien de l’expérience; mais il vous en manque une que, j’espère, vous n’aurez jamais: c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne s’en pouvoir passer. » 
Mme de Choiseul
Nous touchons là le point profondément douloureux de cette nature qu’on a crue sèche et qui ne l’était pas. C’est par ce sentiment à la fois d’impuissance et de désir que Mme du Deffand fait, en quelque sorte, le lien entre le XVIIIe siècle et le nôtre. Mme de Maintenon aussi s’ennuyait, mais ce n’était pas de même; c’était plus raisonnablement. Si je ne craignais de commettre un anachronisme de langage, je ne croirais pas en commettre un au moral, en disant qu’il y avait déjà en Mme du Deffand de ce qui sera Lélia, mais Lélia sans aucune phrase. (ndlr : Lélia était un personnage de G Sand)
Elle cherchait donc autour d’elle cette ressource qu’une femme trouve bien rarement en elle-même et en elle seule. Elle cherchait un autre ou plutôt elle ne le cherchait plus. Elle l’aurait vainement espéré dans la société où son regard inexorable ne voyait guère qu’une collection de ridicules, de prétentions et de sottises. Les hommes de Lettres de son temps, quand ils s’appelaient Voltaire, Montesquieu ou d’Alembert, l’amusaient assez, mais il n’y avait dans aucun d’eux de quoi pleinement la satisfaire; leurs atomes et les siens ne s’étaient jamais accrochés qu’à demi. Elle avait eu un vif attrait d’esprit pour l’aimable Mme de Staal (de Launay) qu’elle perdit de bonne heure. Elle avait pourtant un ami vrai, Formont; un ami d’habitude, le président Hénault, et assez de liaisons du monde pour combler une autre existence moins exigeante; mais le tout ensemble ne suffisait au plus qu’à distraire la sienne. Dans un voyage de santé qu’elle fit aux eaux de Forges pendant l’été de 1742 elle écrivit plusieurs lettres au président Hénault et en reçut bon nombre de lui. On a cette Correspondance, qui est curieuse par le ton. Mme du Deffand, à peine arrivée, attend les lettres du président avec une impatience qui ne se peut imaginer, et elle lui déduit les preuves de ce goût qu’elle a pour lui, de peur qu’il n’en ignore: « J’ai vu avec douleur que j’étais aussi susceptible d’ennui que je l’étais jadis; j’ai seulement compris que la vie que je mène à Paris est encore plus agréable que je ne le pouvais croire, et que je serais infiniment malheureuse s’il m’y fallait renoncer. Concluez de là que vous m’êtes aussi nécessaire que ma propre existence, puisque, tous les jours, je préfère d’être avec vous à être avec tous les gens que je vois: ce n’est pas une douceur que je prétends vous dire, c’est une démonstration géométrique que je prétends vous donner. » A ces douceurs d’un ordre si raisonné, le président répond par des galanteries de sa façon, et qui ne sont pas toutes très délicates. Il lui donne les nouvelles de la Cour et de ses propres soupers: « Notre souper fut excellent, et, ce qui vous surprendra, nous nous divertîmes. Je vous avoue qu’au sortir de là, si j’avais su où vous trouver, j’aurais été vous chercher; il faisait le plus beau temps du monde, la lune était belle... » On peut juger si Mme du Deffand le plaisante sur cette lune; elle réduit cet éclair de sentiment à sa juste valeur, et, tout en essayant de lui dire quelques paroles aimables, elle livre la clef de sa propre nature au physique et au moral. Ici j’affaiblirai un peu son aveu, et je le traduirai: au physique indifférence, et au moral point de roman.
le président Hénault (1685-1770)
Ajoutez-y une activité dévorante qui ne savait comment se donner le change, et vous commencerez à la comprendre.
Telle elle était à l’âge où expirent les derniers rayons de la jeunesse. C’est une dizaine d’années après, qu’elle sentit graduellement sa vue s’affaiblir, et qu’elle entrevit dans un avenir prochain l’horrible cécité. Poursuivie de cette idée de solitude et d’éternel ennui, elle essaya alors de se donner une compagne dans Mlle de Lespinasse. On sait l’histoire: la jeune demoiselle de compagnie, après quelques années, se brouilla avec sa patronne, et lui enleva toute une partie de sa société, d’Alembert en tête. La défection fit éclat et partagea la société en deux camps. On prit fait et cause pour ou contre Mlle de Lespinasse; en général, le jeune monde et la littérature, les Encyclopédistes en masse furent pour elle. Ce qu’on peut dire, c’est que l’union ne pouvait guère subsister entre ces deux femmes, y eussent-elles chacune beaucoup mis du leur. Elles avaient l’une et l’autre trop d’esprit, un esprit trop exigeant, et elles étaient de générations trop différentes. Mme du Deffand représentait le siècle avant Jean-Jacques, avant l’exaltation romanesque; elle avait pour maxime que « le ton de roman est à la passion ce que le cuivre est à l’or. » Et Mlle de Lespinasse était de cette seconde moitié du siècle dans laquelle entrait à toute force le roman. Le divorce, tôt ou tard, devait éclater.
(à suivre) 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...