lundi 7 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet (3)

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.

Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
l'abbé Morellet
Je vais donc essayer, dans ma dernière observation, d’assigner la principale cause des maux et des désordres qui ont suivi la convocation des États-Généraux et le doublement du tiers. Cette cause a été l’erreur ou l’oubli qui a fait méconnaître les vrais principes, tant dans la composition des assemblées primaires et des assemblées d’électeurs, que dans celle de l’assemblée des représentants; on n’a pas vu que la propriété territoriale seule devait donner même les premiers droits politiques, et, à plus forte raison, qu’à elle seule appartenait le droit de la représentation dans une assemblée qui allait changer peut-être la constitution et la législation, ou, ce qui est la même chose, le gouvernement des propriétés.
On sent bien que le doublement du tiers dans la représentation pouvait être plus ou moins dangereux pour les nobles et le clergé, selon que l’élection des représentants serait faite dans des vues plus ou moins démocratiques par des classes plus ou moins infimes du peuple; selon qu’on exigerait pour être représentant plus ou moins de fortune et de propriété. Que serait-ce, si l’on n’exigeait rien?
Après avoir décidé ou accordé le doublement du tiers, M. Necker devait songer à bien composer la représentation qui formerait ce tiers doublé, puisqu’il allait mettre dans ses mains le destin de la France. C’était à lui, plus qu’à personne, à chercher les moyens d’avoir des représentants pris dans de telles classes de la société, qu’ils eussent eux-mêmes un intérêt de propriété qui les détournât de violer la propriété d’autrui; des députés qui n’eussent point des vues d’une démocratie exagérée, qui ne fussent pas ennemis de l’autorité royale. Négliger de veiller sur l’organisation d’une assemblée qui allait faire la destinée publique, c’était oublier le premier de ses devoirs et faite courir les plus grands risques à la fortune des particuliers et de l’État.
Or, telle est la faute impardonnable commise par M. Necker. Après avoir doublé le tiers, il a laissé au conseil à débattre, comme autant de questions oiseuses, quelles conditions il faudrait remplir pour assister aux assemblées primaires et nommer les électeurs, quelles pour élire, quelles pour être élu.
Necker, ministre d'état en 1788
Le conseil lui-même, séduit par les idées populaires, a prescrit des conditions presqu’illusoires, par la facilité qu’on avait à les remplir: le paiement d’une imposition de trois journées de travail pour être admis aux assemblées primaires ou aux premiers droits politiques, ce qui faisait entrer dans ces assemblées les cinq sixièmes des mâles adultes du royaume, c’est-à-dire, environ cinq millions d’hommes; et pour être représentant, le paiement d’une imposition de la valeur d’un marc d’argent; ce qui ne suppose qu’une propriété insuffisante à faire vivre le propriétaire, et avec laquelle il peut n’avoir ni intérêt véritable à la prospérité publique, ni instruction, ni loisir, ni enfin, aucune des qualités nécessaires dans le représentant d’une grande nation.
Sitôt que la composition des assemblées primaires, électorales et nationale, eût été réglée sans égard aux droits de la propriété territoriale, dès lors durent naître de grandes inquiétudes dans l’esprit des hommes modérés, qui avaient voulu le doublement du tiers pour vaincre la résistance que pouvaient opposer les deux premiers ordres à la réforme des abus dont ils profitaient, mais qui n’avaient pas voulu que la propriété, ce palladium de la société, fût livrée sans défense aux entreprises d’une multitude indifférente ou avide. Que feraient ces assemblées primaires, composées en partie d’hommes sans propriété? Elles nommeraient des représentants qui, pour la plupart, n’en auraient pas davantage, et le sort des propriétés se trouverait dans les mains d’une assemblée, dont plus de la moitié n’aurait aucun intérêt à leur conservation, et un grand nombre, des intérêts contraires.
C’est cet oubli de la propriété dans la formation des États-Généraux qui a été la véritable source de nos malheurs.
Il est évident que, dans la disposition des esprits au moment de ce grand acte politique, on ne pouvait mettre des barrières trop fortes au-devant de la propriété, menacée de tous les côtés par les mouvement populaires. La propriété territoriale devait être surtout protégée; car, dans cette multitude qui allait environner rassemblée et influer sur ses délibérations, les rentiers étaient en assez grand nombre pour défendre leurs intérêts.
Or, c’est, malheureusement, ce que des hommes très éclairés et très bien intentionnés ont reconnu trop tard; la faute n’est pas dans le doublement du tiers, elle est dans la forme de convocation. Sans doute l’empire des anciens usages ne permettait de convoquer l’assemblée que par ordres; mais on devait ne la laisser composer dans chaque ordre, et même dans le tiers-état, que de propriétaires, si l’on voulait sauver la propriété, ou, ce qui est la même chose, la société politique tout entière.
Lorsqu’on traitait de la composition des assemblées nationales au temps qui a précédé la convocation, et à l’occasion des états de Bretagne et de Dauphiné, on opposait les nobles et le clergé au tiers-état, sans considérer ni les uns ni les autres comme propriétaires. Les nobles et le clergé, possesseurs d’une grande partie des biens territoriaux, et qui pouvaient faire valoir ce titre avec tant d’avantage, ne s’en avisaient pas; ils alléguaient des priviléges anciens, qui leur donnaient le droit de concourir à la législation: ou du moins de consentir à l’imposition selon tels et tels usages, et non leur titre de propriété, qui aurait fondé leur droit sur une base bien plus solide.
Les nobles, et le clergé ne disaient pas : « La propriété territoriale, ce grand objet de l’intérêt de toute nation, est presqu’en entier dons nos mains. Il importe à la nation, et même à la partie de la nation qui est occupée des travaux de la culture et des arts; sans lesquels l’ordre social ne pourrait subsister, de défendre les propriétés de toute atteinte. Il est donc bien nécessaire qu’une assemblée nationale, revêtue d’un très grand pouvoir, soit composée d’hommes intéressés à la conservation des propriétés, assez éclairés pour connaître ce qui peut la blesser; ayant assez de loisir pour se livrer exclusivement à ce soin; et toutes ces qualités, en général, ne se trouvent réunies que dans les propriétaires. »
Ce raisonnement, qui eut embarrassé le partisans d’une représentation démocratique, les nobles et le clergé ne le faisaient pas; ils se défendaient généralement comme ordres, comme jouissant de privilèges qu’ils croyaient justes; mais ils ne faisaient pas valoir leur véritable titre, leur véritable droit, celui de la propriété, et la nécessité de la défendre pour le bien de tous.
En recherchant les sources d’une méprise si grossière, on la trouve il faut le dire, dans l’orgueil et les préjugés des deux premiers ordres, qui les détournaient d’invoquer le principe de la propriété, parce que, même en supposant qu’on l’adoptât, nombre de bourgeois, d’hommes de loi, de négociants, d’entrepreneurs de différents genres d’industrie, eussent siégé avec eux au même titre, puisque c’eût été comme propriétaires. Et ils ne voyaient pas qu’en les y admettant comme tels, ils eussent acquis autant de défenseurs de leurs droits réels et légitimes.

Le tiers, de son côté, se bornait à contester les privilèges que s’arrogeaient les deux premiers ordres; et, comme il les entendait de même, il n’avait pas de peine à les trouver fondés sur de faux titres. Il disait que les usages anciens ou antérieurs, quand on les eut supposés constants et uniformes, malgré le témoignage de toute l’histoire ne pouvaient prescrire contre la justice et la raison, ni faire oublier les besoins du peuple et ses droits. Mais ils ne répondaient pas à une objection qu’on ne leur faisait pas, et qui eût consisté à invoquer pour les deux premiers ordres le droit que la propriété leur donnait d’infliger sur le gouvernement, qui n’est, après tout, que la protection des propriétés.
Le tiers ne disait pas non plus pour lui-même que, depuis plusieurs siècles, la propriété territoriale ayant cessé peu à peu d’être exclusivement entre les mains de la noblesse, par les progrès de la richesse et du commerce, par la décadence des lois féodales, par les aliénations, les démembrements, les inféodations, les anoblissements, une grande partie des terres du royaume avait passé dans les mains des hommes du tiers, et qu’à ce titre leur appartenait sans doute aussi le droit de participer au gouvernement de la propriété. Le tiers n’alléguait point cet argument en faveur de ses droits; il n’opposait à la noblesse et au clergé que le nombre infiniment supérieur de ses membres, et nullement sa qualité de propriétaire, droit moins respectable à ses yeux que celui qu’il tirait du nombre seul de plus de vingt-cinq millions d’hommes, contrastant, avec les trois ou quatre cent mille nobles ou gens du clergé.
Les deux partis opposés, faisant ainsi abstraction de leurs véritables titres, l’opinion fut conduite à ne considérer les nobles et le clergé, d’une part, et le tiers, de l’autre, que par le seul rapport de leur nombre comparé. En ne considérant les hommes que comme des unités numériques, on ne vit plus la nation que là où l’on voyait le plus grand nombre; d’où ce raisonnement, répété dans tous les écrits du temps contre les prétentions des ordres, et notamment dans celui de Sieyes, Qu’est-ce que le Tiers? Opposez, disait-on, trois ou quatre cent mille nobles ou prêtres aux vingt-quatre millions qui forment le tiers-état, la nation ne peut être que dans les vingt-quatre millions, et non dans le million restant. Si donc les représentants de ces vingt-quatre millions se donnent un gouvernement et des lois sans le concours des représentants de ce million, ce gouvernement ne sera-t-il pas le gouvernement légitime de cette nation, et ces lois ne seront-elles pas obligatoires pour tous?
(...)
Il n’est pas douteux, et depuis longues années je ne doutais point, que le droit de constituer, de réformer le gouvernement, n’appartienne exclusivement aux propriétaires. Ce sont là des principes établis par la plupart des philosophes appelés économistes, tels que MM. Dupont, Letrône, Saint-Péravy, Turgot; et ces principes ont toujours été les miens.
On trouvera cette doctrine exposée et prouvée en dix endroits de mes divers ouvrages sur l’économie publique, dans mes nombreux manuscrits; et surtout dans un Traité des droits politiques. Et certainement la manière dont la question des États-Généraux a été posée d’abord, a écarté des esprits cette idée si juste et si vraie qui devait être la base, non seulement de toute organisation d’un assemblée nationale, mais encore des assemblées primaires et de celles où l’on nommerait le représentants.
C’est la doctrine qu’il eût fallu prêcher hautement, et dès le premier jour: car, on devait voir bien clairement que, si l’Assemblée nationale était composée, en grande partie, d’hommes sans propriété territoriale, comme l’étaient les trois quarts des membres du clergé, presque tout le Tiers et un assez grand nombre de nobles, on mettait en péril le premier intérêt social, celui de la propriété qui se trouverait violemment attaquée et insuffisamment défendue.
Il fallait déclarer que les nobles eux-mêmes n’avaient de véritable titre qui les appelât aux assemblées de la nation que leur propriété, et que le haut clergé y entrait aussi à titre de propriétaire usufruitier. Ce dernier titre, surtout, a été oublié, avec autant d’imprudence que d’injustice, dans la composition de l’ordre du clergé, imaginée et favorisée, à ce qu’il paraît, par M. Necker.
Il était cependant aisé de voir qu’en laissant entrer dans la représentation plus de deux cents curés à portion congrue, la propriété usufruitière ecclésiastique n’était plus représentée ; qu’on ôtait ainsi tout moyen de défense à cette partie du clergé qui, seule, avait quelque intérêt, quelque propriété, quelque chose à défendre ; et que ces mêmes hommes enfin, ennemis de leurs supérieurs par état, l’étaient aussi de la noblesse, comme appartenant au Tiers par leur naissance. On avait donc plus que doublé la Tiers, puisque, dès le premier jour, il se trouvait, aux États-Généraux, huit cents représentants nés parmi le peuple, et à peine quatre cents députés appartenant au haut clergé et à la noblesse.

Il résulte, de tout ce qui précède, que le doublement n’est pas ici la véritable faute, mais que cette mesure est devenue funeste ensuite par de nombreuses fautes qu’on pouvait éviter, et surtout par la composition vicieuse de l’assemblée, dont les membres, pour n’avoir pas été choisis parmi les propriétaires, ont fait bon marché des intérêts de la propriété, et favorisé toutes les entreprises suggérées contre elle par une populace avide de pillage et d’usurpation.
Tous ces débats ayant été terminés par un arrêt du conseil, du 27 décembre 1788, qui réglait le doublement du Tiers, on s’occupa des élections, et les assemblées primaires furent ouvertes.
Je me rendis à Thimer, dans le mois de février 1789, la veille du jour où devaient s’ouvrir les assemblées primaires à Châteauneuf. En y assistant régulièrement, j’appris ce que j’ignorais encore; c’est que des assemblées, formées de l’espèce du peuple que je voyais là, étaient inaccessibles à l’ordre, au bon sens, incapables de discussion, ingouvernables enfin. Je pris, dès lors, des hommes assemblés une très mauvaise idée, que les événements n’ont fait, ensuite, qu’affermir et fortifier.
Je ne fus pas élu, et je revins à Paris avec ma courte honte; cependant, pour n’avoir rien à me reprocher, et, cédant aux instances de mes amis, je me rendis encore à l’assemblée primaire des ecclésiastiques de ma section, qui se tenait dans la maison du curé de Saint-Roch : nous étions là soixante-dix ou quatre-vingts. J’eus assez bon nombre de voix; mais sept ou huit prêtres, en qui je ne pouvais réellement supposer plus de connaissance qu’à moi, me furent préférés. L’un d’entre eux était l’abbé Fauchet, qui s’est conduit, dans la première assemblée et dans la Convention, en vrai Jacobin, mais qui, depuis, ayant voulu s’arrêter en si beau chemin, a été convaincu de n’être plus assez patriote, et que ses coopérateurs ont envoyé à l’échafaud avec tant d’autres, pour n’avoir pas voulu les suivre jusqu’au bout. (à suivre)

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