Homme d'Eglise et Encyclopédiste,
l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première
génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
Je vais donc essayer, dans ma dernière observation, d’assigner
la principale cause des maux et des désordres qui ont suivi la convocation
des États-Généraux et le doublement du tiers. Cette
cause a été l’erreur ou l’oubli qui a fait méconnaître
les vrais principes, tant dans la composition des assemblées primaires
et des assemblées d’électeurs, que dans celle de l’assemblée
des représentants; on n’a pas vu que la propriété
territoriale seule devait donner même les premiers droits politiques,
et, à plus forte raison, qu’à elle seule appartenait le droit
de la représentation dans une assemblée qui allait changer
peut-être la constitution et la législation, ou, ce qui est
la même chose, le gouvernement des propriétés.
On sent bien que le doublement du tiers dans la représentation
pouvait être plus ou moins dangereux pour les nobles et le clergé,
selon que l’élection des représentants serait faite dans
des vues plus ou moins démocratiques par des classes plus ou moins
infimes du peuple; selon qu’on exigerait pour être représentant
plus ou moins de fortune et de propriété. Que serait-ce,
si l’on n’exigeait rien?
Après avoir décidé ou accordé le doublement
du tiers, M. Necker devait songer à bien composer la représentation
qui formerait ce tiers doublé, puisqu’il allait mettre dans ses
mains le destin de la France. C’était à lui, plus qu’à
personne, à chercher les moyens d’avoir des représentants
pris dans de telles classes de la société, qu’ils eussent
eux-mêmes un intérêt de propriété qui
les détournât de violer la propriété d’autrui;
des députés qui n’eussent point des vues d’une démocratie
exagérée, qui ne fussent pas ennemis de l’autorité
royale. Négliger de veiller sur l’organisation d’une assemblée
qui allait faire la destinée publique, c’était oublier le
premier de ses devoirs et faite courir les plus grands risques à
la fortune des particuliers et de l’État.
Or, telle est la faute impardonnable commise par M. Necker. Après
avoir doublé le tiers, il a laissé au conseil à débattre,
comme autant de questions oiseuses, quelles conditions il faudrait remplir
pour assister aux assemblées primaires et nommer les électeurs,
quelles pour élire, quelles pour être élu.
Necker, ministre d'état en 1788 |
Le conseil lui-même, séduit par les idées populaires,
a prescrit des conditions presqu’illusoires, par la facilité qu’on
avait à les remplir: le paiement d’une imposition de trois journées
de travail pour être admis aux assemblées primaires ou aux
premiers droits politiques, ce qui faisait entrer dans ces assemblées
les cinq sixièmes des mâles adultes du royaume, c’est-à-dire,
environ cinq millions d’hommes; et pour être représentant,
le paiement d’une imposition de la valeur d’un marc d’argent; ce qui ne
suppose qu’une propriété insuffisante à faire vivre
le propriétaire, et avec laquelle il peut n’avoir ni intérêt
véritable à la prospérité publique, ni instruction,
ni loisir, ni enfin, aucune des qualités nécessaires dans
le représentant d’une grande nation.
Sitôt que la composition des assemblées primaires, électorales
et nationale, eût été réglée sans égard
aux droits de la propriété territoriale, dès lors
durent naître de grandes inquiétudes dans l’esprit des hommes
modérés, qui avaient voulu le doublement du tiers pour vaincre
la résistance que pouvaient opposer les deux premiers ordres à
la réforme des abus dont ils profitaient, mais qui n’avaient pas
voulu que la propriété, ce palladium de la société,
fût livrée sans défense aux entreprises d’une multitude
indifférente ou avide. Que feraient ces assemblées primaires,
composées en partie d’hommes sans propriété? Elles
nommeraient des représentants qui, pour la plupart, n’en auraient
pas davantage, et le sort des propriétés se trouverait dans
les mains d’une assemblée, dont plus de la moitié n’aurait
aucun intérêt à leur conservation, et un grand nombre,
des intérêts contraires.
C’est cet oubli de la propriété dans la formation des
États-Généraux qui a été la véritable
source de nos malheurs.
Il est évident que, dans la disposition des esprits au moment
de ce grand acte politique, on ne pouvait mettre des barrières trop
fortes au-devant de la propriété, menacée de tous
les côtés par les mouvement populaires. La propriété
territoriale devait être surtout protégée; car, dans
cette multitude qui allait environner rassemblée et influer sur
ses délibérations, les rentiers étaient en assez grand
nombre pour défendre leurs intérêts.
Or, c’est, malheureusement, ce que des hommes très éclairés
et très bien intentionnés ont reconnu trop tard; la faute
n’est pas dans le doublement du tiers, elle est dans la forme de convocation.
Sans doute l’empire des anciens usages ne permettait de convoquer l’assemblée
que par ordres; mais on devait ne la laisser composer dans chaque ordre,
et même dans le tiers-état, que de propriétaires, si
l’on voulait sauver la propriété, ou, ce qui est la même
chose, la société politique tout entière.
Lorsqu’on traitait de la composition des assemblées nationales
au temps qui a précédé la convocation, et à
l’occasion des états de Bretagne et de Dauphiné, on opposait
les nobles et le clergé au tiers-état, sans considérer
ni les uns ni les autres comme propriétaires. Les nobles et le clergé,
possesseurs d’une grande partie des biens territoriaux, et qui pouvaient
faire valoir ce titre avec tant d’avantage, ne s’en avisaient pas; ils
alléguaient des priviléges anciens, qui leur donnaient le
droit de concourir à la législation: ou du moins de consentir
à l’imposition selon tels et tels usages, et non leur titre de propriété,
qui aurait fondé leur droit sur une base bien plus solide.
Les nobles, et le clergé ne disaient pas : « La propriété
territoriale, ce grand objet de l’intérêt de toute nation,
est presqu’en entier dons nos mains. Il importe à la nation, et
même à la partie de la nation qui est occupée des travaux
de la culture et des arts; sans lesquels l’ordre social ne pourrait subsister,
de défendre les propriétés de toute atteinte. Il est
donc bien nécessaire qu’une assemblée nationale, revêtue
d’un très grand pouvoir, soit composée d’hommes intéressés
à la conservation des propriétés, assez éclairés
pour connaître ce qui peut la blesser; ayant assez de loisir pour
se livrer exclusivement à ce soin; et toutes ces qualités,
en général, ne se trouvent réunies que dans les propriétaires.
»
Ce raisonnement, qui eut embarrassé le partisans d’une représentation
démocratique, les nobles et le clergé ne le faisaient pas;
ils se défendaient généralement comme ordres, comme
jouissant de privilèges qu’ils croyaient justes; mais ils ne faisaient
pas valoir leur véritable titre, leur véritable droit, celui
de la propriété, et la nécessité de la défendre
pour le bien de tous.
En recherchant les sources d’une méprise si grossière,
on la trouve il faut le dire, dans l’orgueil et les préjugés
des deux premiers ordres, qui les détournaient d’invoquer le principe
de la propriété, parce que, même en supposant qu’on
l’adoptât, nombre de bourgeois, d’hommes de loi, de négociants,
d’entrepreneurs de différents genres d’industrie, eussent siégé
avec eux au même titre, puisque c’eût été comme
propriétaires. Et ils ne voyaient pas qu’en les y admettant comme
tels, ils eussent acquis autant de défenseurs de leurs droits réels
et légitimes.
Le tiers, de son côté, se bornait à contester les
privilèges que s’arrogeaient les deux premiers ordres; et, comme
il les entendait de même, il n’avait pas de peine à les trouver
fondés sur de faux titres. Il disait que les usages anciens ou antérieurs,
quand on les eut supposés constants et uniformes, malgré
le témoignage de toute l’histoire ne pouvaient prescrire contre
la justice et la raison, ni faire oublier les besoins du peuple et ses
droits. Mais ils ne répondaient pas à une objection qu’on
ne leur faisait pas, et qui eût consisté à invoquer
pour les deux premiers ordres le droit que la propriété leur
donnait d’infliger sur le gouvernement, qui n’est, après tout, que
la protection des propriétés.
Le tiers ne disait pas non plus pour lui-même que, depuis plusieurs
siècles, la propriété territoriale ayant cessé
peu à peu d’être exclusivement entre les mains de la noblesse,
par les progrès de la richesse et du commerce, par la décadence
des lois féodales, par les aliénations, les démembrements,
les inféodations, les anoblissements, une grande partie des terres
du royaume avait passé dans les mains des hommes du tiers, et qu’à
ce titre leur appartenait sans doute aussi le droit de participer au gouvernement
de la propriété. Le tiers n’alléguait point cet argument
en faveur de ses droits; il n’opposait à la noblesse et au clergé
que le nombre infiniment supérieur de ses membres, et nullement
sa qualité de propriétaire, droit moins respectable à
ses yeux que celui qu’il tirait du nombre seul de plus de vingt-cinq millions
d’hommes, contrastant, avec les trois ou quatre cent mille nobles ou gens
du clergé.
Les deux partis opposés, faisant ainsi abstraction de leurs véritables
titres, l’opinion fut conduite à ne considérer les nobles
et le clergé, d’une part, et le tiers, de l’autre, que par le seul
rapport de leur nombre comparé. En ne considérant les hommes
que comme des unités numériques, on ne vit plus la nation
que là où l’on voyait le plus grand nombre; d’où ce
raisonnement, répété dans tous les écrits du
temps contre les prétentions des ordres, et notamment dans celui
de Sieyes, Qu’est-ce que le Tiers? Opposez, disait-on, trois ou
quatre cent mille nobles ou prêtres aux vingt-quatre millions qui
forment le tiers-état, la nation ne peut être que dans les
vingt-quatre millions, et non dans le million restant. Si donc les représentants
de ces vingt-quatre millions se donnent un gouvernement et des lois sans
le concours des représentants de ce million, ce gouvernement ne
sera-t-il pas le gouvernement légitime de cette nation, et ces lois
ne seront-elles pas obligatoires pour tous?
(...)
Il n’est pas douteux, et depuis longues années je ne doutais
point, que le droit de constituer, de réformer le gouvernement,
n’appartienne exclusivement aux propriétaires. Ce sont là
des principes établis par la plupart des philosophes appelés
économistes, tels que MM. Dupont, Letrône, Saint-Péravy,
Turgot; et ces principes ont toujours été les miens.
On trouvera cette doctrine exposée et prouvée en dix endroits
de mes divers ouvrages sur l’économie publique, dans mes nombreux
manuscrits; et surtout dans un Traité des droits politiques.
Et
certainement la manière dont la question des États-Généraux
a été posée d’abord, a écarté des esprits
cette idée si juste et si vraie qui devait être la base,
non seulement de toute organisation d’un assemblée nationale, mais
encore des assemblées primaires et de celles où l’on nommerait
le représentants.
C’est la doctrine qu’il eût fallu prêcher hautement, et
dès le premier jour: car, on devait voir bien clairement que, si
l’Assemblée nationale était composée, en grande partie,
d’hommes sans propriété territoriale, comme l’étaient
les trois quarts des membres du clergé, presque tout le Tiers et
un assez grand nombre de nobles, on mettait en péril le premier
intérêt social, celui de la propriété qui se
trouverait violemment attaquée et insuffisamment défendue.
Il fallait déclarer que les nobles eux-mêmes n’avaient
de véritable titre qui les appelât aux assemblées de
la nation que leur propriété, et que le haut clergé
y entrait aussi à titre de propriétaire usufruitier. Ce dernier
titre, surtout, a été oublié, avec autant d’imprudence
que d’injustice, dans la composition de l’ordre du clergé, imaginée
et favorisée, à ce qu’il paraît, par M. Necker.
Il était cependant aisé de voir qu’en laissant entrer
dans la représentation plus de deux cents curés à
portion congrue, la propriété usufruitière ecclésiastique
n’était plus représentée ; qu’on ôtait ainsi
tout moyen de défense à cette partie du clergé qui,
seule, avait quelque intérêt, quelque propriété,
quelque chose à défendre ; et que ces mêmes hommes
enfin, ennemis de leurs supérieurs par état, l’étaient
aussi de la noblesse, comme appartenant au Tiers par leur naissance. On
avait donc plus que doublé la Tiers, puisque, dès le premier
jour, il se trouvait, aux États-Généraux, huit cents
représentants nés parmi le peuple, et à peine quatre
cents députés appartenant au haut clergé et à
la noblesse.
Il résulte, de tout ce qui précède, que le doublement
n’est pas ici la véritable faute, mais que cette mesure est devenue
funeste ensuite par de nombreuses fautes qu’on pouvait éviter, et
surtout par la composition vicieuse de l’assemblée, dont les membres,
pour n’avoir pas été choisis parmi les propriétaires,
ont fait bon marché des intérêts de la propriété,
et favorisé toutes les entreprises suggérées contre
elle par une populace avide de pillage et d’usurpation.
Tous ces débats ayant été terminés par un
arrêt du conseil, du 27 décembre 1788, qui réglait
le doublement du Tiers, on s’occupa des élections, et les assemblées
primaires furent ouvertes.
Je me rendis à Thimer, dans le mois de février 1789, la
veille du jour où devaient s’ouvrir les assemblées primaires
à Châteauneuf. En y assistant régulièrement,
j’appris ce que j’ignorais encore; c’est que des assemblées, formées
de l’espèce du peuple que je voyais là, étaient inaccessibles
à l’ordre, au bon sens, incapables de discussion, ingouvernables
enfin. Je pris, dès lors, des hommes assemblés une très
mauvaise idée, que les événements n’ont fait, ensuite,
qu’affermir et fortifier.
Je ne fus pas élu, et je revins à Paris avec ma courte
honte; cependant, pour n’avoir rien à me reprocher, et, cédant
aux instances de mes amis, je me rendis encore à l’assemblée
primaire des ecclésiastiques de ma section, qui se tenait dans la
maison du curé de Saint-Roch : nous étions là soixante-dix
ou quatre-vingts. J’eus assez bon nombre de voix; mais sept ou huit prêtres,
en qui je ne pouvais réellement supposer plus de connaissance qu’à
moi, me furent préférés. L’un d’entre eux était
l’abbé Fauchet, qui s’est conduit, dans la première assemblée
et dans la Convention, en vrai Jacobin, mais qui, depuis, ayant
voulu s’arrêter en si beau chemin, a été convaincu
de n’être plus assez patriote, et que ses coopérateurs ont
envoyé à l’échafaud avec tant d’autres, pour n’avoir
pas voulu les suivre jusqu’au bout. (à suivre)
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