samedi 20 avril 2024

L'homme du Royal Corse (6)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

 

(pour lire les chapitres qui précèdent)

 

12

 

La porte cochère était ouverte en grand, laissant entrevoir le carrosse déjà attelé et prêt à partir. Blayac et deux hommes en livrée patientaient dans un renfoncement de la cour, à côté de la loge du portier.

- Voilà notre Corse, ricana Blayac à destination de ses compagnons.

Ces derniers rendirent son salut à Arno, puis ils reprirent leur veille en silence. Au-dessus d’eux, par les fenêtres demeurées ouvertes, leur parvenaient des bruits de conversation, et bientôt des rires tandis que le souper approchait de son terme. En entendant les premières notes de clavecin, Blayac s’anima soudain, intimant un ordre au cocher avant de se tourner vers Arno.

- N’oublie pas, le Corse, rien de ce qui se dit ici ne doit être répété. Car il pourrait t’en cuire si tu t’avisais de parler…

Il fut interrompu par une porte qui s’ouvrait dans son dos, laissant apparaître Brissart, en grande tenue et encore perruqué.

- Alors ? demanda-t-il à Blayac.

- On l’a repéré chez une gueuse à deux pas du Port au blé. Un homme qui veille dans la rue, peut-être un autre dans le couloir.

 - Très bien, s’exclama Brissart en saisissant la redingote que lui tendait son second. Allons, le temps presse, en voiture !

Il monta le premier, suivi de Blayac et d’Arno qui prirent place sur la même banquette. L’instant d’après, le carrosse s’ébranlait en direction de la Grève.

Brissart avait déposé sa perruque et libéré sa gorge du jabot qui l’embarrassait. À côté de lui se trouvait un coffret dont il tira une dague aux reflets argentés et un ceinturon à boucle.

- Il faudra agir vite et en silence, expliqua-t-il sans plus de précisions. Cette canaille doit avoir des connaissances dans le quartier, ça pourrait causer du grabuge…

 Il posa sur Arno un regard appuyé, dans l’attente d’une réaction qui ne vint pas. À côté du jeune homme, Blayac enfilait déjà ses gants, pliant et dépliant ses phalanges pour en assouplir le cuir.

- Alors, le Corse, tu ne dis rien ? demanda-t-il soudain.

- J’ai été habitué à recevoir des consignes avant d’accomplir une mission, répliqua Arno, toujours impassible.

Un sourire s’esquissa sur le visage de Brissart, qui attendit que la voiture fût arrêtée sur les hauteurs du Port au blé pour rompre le silence.

- Nous allons débarrasser ce monde d’un être qui ne mérite pas d’en fouler le sol. Peu importent les crimes qu’il a commis, ma parole doit te suffire. Sans quoi tu es libre de rebrousser chemin et de rentrer chez toi sur-le-champ. Ce que tu ne feras pas, j’en mettrais ma main au feu…

Il avait ouvert la portière de la voiture, sautant à terre le premier. La nuit était d’un noir d’encre, sans lune et sans un souffle d’air. Du haut de la berge, on devinait à peine les eaux du fleuve et encore moins les bateaux alignés le long du quai opposé.

- Ne t’y trompe pas, chuchota Blayac à l’oreille d’Arno, ces garces de racoleuses sont tapies dans l’ombre, à l’affût du client. Moins elles nous remarqueront, mieux cela vaudra…

Ils longèrent un mur, toujours à découvert, et parvinrent à l’angle d’une ruelle où un homme s’extirpa d’un recoin pour venir à leur rencontre. Il désigna du doigt une fenêtre à l’étage de l’immeuble voisin.

- Il est toujours là-haut, dit-il à mi-voix. Son complice l’attend, caché au bas des marches.

Brissart scruta durant quelques instants la pénombre, attentif au moindre mouvement. Puis il fit un signe de tête à Blayac, lui ordonnant :

- Celui-ci ne m’intéresse pas, occupez-vous de lui.

Blayac avait déjà tiré sa dague de son étui, puis retournant la lame sous son avant-bras pour la dissimuler, il passa le bras autour de l’épaule d’Arno et lui intima :

- Prends-moi par la taille, et tiens-toi prêt à assurer mes arrières en cas d’imprévu.

Arno s’exécuta et se laissa entraîner vers l’avant, pendant que Blayac entonnait à tue-tête les premières paroles d’une chanson à boire.

- C’est nous, les gars de la Royale !

Chez nous, les vertus capitales

Ils approchaient en titubant d’une volée de marches dont émergea lentement une silhouette d’homme, les deux mains posées sur la boucle de son ceinturon. Blayac dévia insensiblement dans sa direction, braillant à gorge déployée, et il parvenait presque à sa hauteur lorsque l’homme fit un pas dans la ruelle, le torse bombé.

- Barrez là, les poivrots, et que…

Il n’avait pas achevé sa phrase que déjà il s’écroulait, la dague de Blayac fichée dans la base du cou. Arno, qui n’avait pas esquissé le moindre geste, vit alors une seconde forme surgir de l’escalier pour se jeter sur son compagnon.

- Prends garde ! s’écria-t-il en bondissant à son tour pour saisir l’assaillant à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux dans la poussière, agrippés par le col, mais d’une ruade, Arno parvint à repousser l’autre et à tirer son poignard. L’homme avait chuté lourdement sur le dos, ses jambes projetées par-dessus tête. Au moment où il se relevait, la bouche ouverte pour crier à l’aide, Arno se jeta sur lui et planta sa lame d’un mouvement sec dans son bas-ventre. Il poussa un long râle, suivi d’un gargouillis comme il tentait de reprendre de l’air, puis son corps se raidit avant de retomber sans vie.

L’instant d’après, la ruelle avait retrouvé son calme.

Dissimulés dans le renfoncement de l’escalier, Blayac et Arno levèrent les yeux vers l’étage, où quelqu’un venait d’allumer une bougie. À peine entrevirent-ils la silhouette de Brissart se glissant le long du mur et s’engageant à son tour dans les marches, la dague au poing.

Comme Arno faisait un pas pour le suivre, Blayac posa fermement sa main sur son avant-bras.

- Non, dit-il avec un sourire réjoui, le dernier est pour lui.

Arno recula sans rien dire, reprenant sa place au pied de l’escalier. L’homme de main lui tournait maintenant le dos.

Ce serait le moment, songea-t-il, le cœur battant soudain à tout rompre. Son poignard poissé de sang pendait encore dans le prolongement de son bras ballant. Il resserra insensiblement les doigts autour du manche, la mâchoire crispée, et approcha d’un pas. Au même instant, le fracas d’une porte qu’on défonçait leur fit lever la tête à tous deux. Ils entendirent un cri strident, celui d’une femme, suivi d’un nouveau hurlement. L’escalier résonna aussitôt d’un bruit de pas et Brissart surgit au bas des marches, appelant ses hommes du regard.

- Vite, s’écria-t-il, je crois que le quartier va très vite s’échauffer !

Un peu plus haut dans la ruelle, une porte venait de claquer, et quelqu’un lança un ordre. Prenant leurs jambes à leur cou, les trois hommes détalèrent, courbés en deux, puis ils gravirent la pente jusqu’au sommet de la berge. Le cocher se tenait prêt, la voiture tournée dans le sens du départ, et il fouetta les chevaux sitôt qu’ils furent montés à bord.

- Ita diis placuit[1], s’écria Brissart dans un rugissement enthousiaste. Le gredin est mort le pantalon sur les genoux, égorgé comme un porc !

Il cracha avec force sur les deux tranchants de sa lame avant de tirer un mouchoir de sa poche pour en essuyer soigneusement les souillures. Malgré les cahots sur le pavé, Arno l’entendit ajouter tout bas :

- L’un après l’autre, mais ils y passeront tous…

Au lieu de longer les bords de Seine, où se concentraient les patrouilles du guet, le cocher avait engagé le carrosse dans un entrelacs de venelles qui les conduisit d’abord jusqu’aux Halles, puis dans le quartier du Palais-Royal pour se mêler au trafic des autres voitures.

- Ni vu, ni connu, Messieurs les inspecteurs, claironna Blayac, penché à la portière. Puis, se tournant vers Arno : alors, le Corse, tu ne dis toujours rien ? À te voir, on croirait que tu as l’estomac retourné. Tu as pourtant dû en trucider de plus coriaces sur le champ de bataille, ou bien ?

- C’étaient des ennemis, répliqua sèchement Arno, et j’obéissais aux ordres de mes supérieurs.

Il croisa le regard de Brissart qui haussait les sourcils d’un air narquois.

- Eh bien, lieutenant de Lavasina, n’avez-vous pas obéi à un ordre, ce soir ?

- Qui étaient ces hommes ? demanda Arno avec force. Et que vous ont-ils fait ?

- Et ceux que tu as massacrés à Maestricht et Berg, qu’avais-tu contre eux ?

La réponse avait fusé, laissant Arno sans voix. Après un moment qu’il laissa volontairement se prolonger, Brissart se pencha en avant et le prit par l’épaule.

- Je vais aider l’homme d’honneur que tu te contrains d’être, Lavasina. Pour le mal qu’ils ont causé, ces gredins méritaient mille fois la mort. Crois-moi, tu peux remiser tes problèmes de conscience et tout ce fatras moral, la justice que je rends est bien plus avisée que celle de nos tribunaux…

Comme le carrosse approchait de la place Louis-le-Grand, Blayac se racla la gorge pour attirer l’attention de son chef.

- Que faisons-nous, Monsieur ? J’ai demandé aux filles de se préparer, au cas où… 

- Demain, demain… déclina Brissart sans lui accorder le moindre regard. Rentrons plutôt à l’hôtel, au cas où nos invités auraient à témoigner de ma présence à leur côté, ce soir.

Et, les yeux toujours fixés sur Arno, il ajouta :

- Tu feras également préparer une chambre pour notre Samaritain. Après tout, il t’a sauvé la mise, à toi aussi.

 

13

 

Une domestique le mena dans les étages jusque sous les combles et le fit entrer dans une chambrette pauvrement meublée qui sentait le renfermé. Avant de prendre congé, elle lui apporta encore une cuvette, un broc d’eau fraîche ainsi qu’un nécessaire de toilette. Demeuré seul, Arno tira le lit sous la croisée qu’il avait ouverte en grand, puis après s’être dévêtu, il s’étendit sur les draps et ferma les yeux pour mieux ordonner ses pensées. Les dernières paroles de Brissart, aussi aiguës qu’une pointe d’épée, l’avaient touché au plus profond de sa chair. Il tenta de se remémorer la scène de l’échauffourée. Lorsque ce soudard avait bondi sur Blayac, surgi de nulle part, tout était allé tellement vite qu’il n’avait pas eu le loisir de réfléchir. D’instinct il s’était interposé, lui venant en aide comme il l’aurait fait avec n’importe quel frère d’armes. Le jeune homme sentit le rouge lui monter au front. La vérité était plus cruelle, en fait : au cours de ces quelques secondes d’empoignade, il avait ressenti l’exaltation d’autrefois, ce frisson de mort qui l’avait parcouru à Namur et plus tard à Berg-op-Zoom, lorsqu’il conduisait ses hommes à l’assaut des remparts.

Honte à toi, Lavasina ! eut-il envie de crier, pendant que lui revenaient à l’esprit le visage de Montesoro, de Cuttoli et de ces innombrables compagnons tombés loin de leur terre natale. Ce Blayac, je vous l’assure, sera le premier à payer pour ses crimes ! Quant à Brissart… Arno se retourna dans le lit, tirant le drap pour essuyer la sueur qui perlait sur son front. Il ne savait que penser de cet homme et saisissait encore moins ses intentions. Celui qu’il avait tué ce soir, quel mal lui avait-il causé ? Et les autres qu’il promettait de châtier, qui étaient-ils ? Malgré l’assurance et le charme qui émanaient de sa personne, Arno ressentait en lui autre chose, une douleur rentrée que trahissaient par moments ses inflexions de voix et certaines intensités dans son regard. Bien que chacun en ignorât les raisons, tous deux sentaient d’instinct la souffrance de l’autre, comme des animaux blessés qui s’épient en léchant leurs plaies. Autrefois, à Lavasina, Arno avait vu deux chiens féroces partager un coin de ruisseau pour soigner leurs blessures après une chasse au sanglier. Une fois guéris, ils étaient retournés auprès de leurs maîtres et avaient aussitôt recommencé à se montrer les dents. On ne les avait plus jamais vus ensemble. Brissart était de cette trempe. Arno l’intriguait, et à certaines de ses insinuations, il devinait chez le fermier général le besoin de lui ouvrir son cœur et l’envie de mieux connaître le sien.

- Je te dirai tout, promit le jeune homme à voix haute. Et au moment venu, je te l’assure, tu sauras pourquoi tu meurs.

En entendant ses mots s’élever dans le silence de la chambre, Arno sut qu’il ne faillirait pas.

 


Lorsqu’il se réveilla, le soleil découpait déjà un large rectangle de lumière sur le plancher de son galetas. Les yeux encore ensommeillés, Arno quitta son lit et alla se passer un peu d’eau sur le visage. Quelle heure pouvait-il être ? Et pourquoi ne l’avait-on pas réveillé ? Après s’être habillé, il glissa une tête dans le couloir et s’avisa que la voie était libre. Il descendit une première volée de marches, puis une seconde, lorsqu’une voix se fit soudain entendre dans son dos :

- Qui êtes-vous ? Et que faites-vous dans ces murs ?

Arno se retourna dans un sursaut. À quelques pas de lui, dans l’angle du palier, se tenait une femme qui le dévisageait d’un air sévère, la main sur le cordon de la sonnette. Elle portait un déshabillé de satin opalin dont la manche avait glissé le long de son bras, révélant une peau à la blancheur presque diaphane.

- Eh bien ? Me direz-vous enfin ce que vous faites ici ? Ou préférez-vous que je fasse venir mes gens ?

Comprenant à qui il avait affaire, Arno déglutit avant de répondre :

- Je me nomme Arno de Lavasina, Madame. Cela fait seulement quelques jours que je suis entré au service de Monsieur de Brissart.

La femme laissa lentement retomber sa main, puis quittant la pénombre, elle fit un pas en direction d’Arno et son visage apparut dans le demi-jour du palier. Malgré le rouge qui soulignait ses joues et la petite coiffe de dentelle noire dont sa chevelure blonde était ornée, il semblait d’une pâleur presque maladive. Elle lui adressa un petit sourire qui fit ressortir ses pommettes.

- Mon mari m’a effectivement parlé de vous. Mais pour être franche, je ne vous imaginais pas ainsi…

Arno se déhancha, ne sachant ce qu’il devait entendre à son allusion, et embarrassé du silence qu’elle laissait se prolonger.

- Je ne suis pas certain…, bredouilla-t-il en cherchant ses mots.

Elle porta sa main à la bouche pour étouffer le rire qui lui venait.

- Voyons… N’avez-vous pas rencontré Blayac ou encore cet autre malappris dont le nom m’indiffère et qui suit Victor dans chacun de ses déplacements ?

Arno acquiesça.

- Si fait, Madame, j’en ai eu l’occasion. D’ailleurs, je m’en allais de ce pas prendre mes ordres lorsque j’ai croisé votre chemin.

- Prendre ses ordres, dites-vous ? À cette heure ? Mais voyons, Victor a quitté l’hôtel tôt ce matin, et Dieu sait où lui et son comparse peuvent se trouver à l’heure qu’il est !

Elle secoua lentement la tête, amusée de sa mine désappointée, et fit un geste en direction du rez-de-chaussée.

- C’est l’heure des visites, mon antichambre doit s’impatienter. Voulez-vous vous joindre à moi ? Cela occupera votre temps en attendant le retour de mon époux. Je reçois l’un de ces nouveaux philosophes ce matin, peut-être le trouverez-vous distrayant ?

Arno n’osa pas refuser. Il lui emboîta le pas et la suivit dans l’escalier jusqu’à un petit cabinet tendu de tapisseries où elle le fit asseoir un peu en retrait, dans un canapé d’angle. Puis, après s’être arrêtée devant le miroir qui surplombait la cheminée, elle prit place dans l’une des bergères disposées autour du foyer.

- Commençons, intima-t-elle au domestique en livrée qui barrait la porte de l’antichambre.

Peu au fait de ces usages, Arno vit bientôt entrer un petit homme en habit mal coupé qui s’arrêta un instant sur le seuil, hésitant, avant d’apercevoir Madame de Brissart et de s’avancer pour la saluer.

- Soyez le bienvenu, Monsieur, dit-elle en inclinant la tête. Je vous en prie, prenez place et bavardons un peu. On m’a beaucoup parlé de vous mais également de vos écrits.

L’homme balbutia un compliment, visiblement mal à l’aise, puis il s’assit dans le fauteuil que lui désignait son hôtesse. Le sentant gêné, elle prit les devants pour rompre la glace :

- Votre ami Monsieur de Jaucourt[2] m’a fait part de vos travaux, et notamment de cette lettre sur la musique qui a fait grand bruit dans Paris.

- Le public n’y a rien compris, grommela l’homme, les lèvres pincées. Et cela n’est pas près de changer, du moins tant que Rameau et ses partisans imposeront leur goût à l’Opéra.

- Voilà un raisonnement singulier ! s’étonna Madame de Brissart afin de l’encourager à poursuivre.

L’homme ouvrait la bouche pour reprendre la parole lorsqu’il s’avisa de la présence d’Arno. Son visage se ferma aussitôt et il interrogea du regard la maîtresse de maison.

- Oh, suis-je confuse ! s’exclama-t-elle. J’ai oublié de faire les présentations. Voici Monsieur de Lavasina, il vient d’arriver à Paris et s’est montré impatient de faire votre connaissance.

Ne sachant comment le saluer, Arno se souleva à demi de son fauteuil et échangea un bref signe de tête avec le nouveau venu qui le considéra avec attention.

- Vous êtes corse ? demanda-t-il après un temps.

- Du village de Lavasina, Monsieur, dans le cap Corse, une région du nord de l’île…

- Je connais votre pays, je sais les tourments que lui ont fait subir les Génois. Ainsi que les Français, d’ailleurs…

Il s’était détourné de Madame de Brissart pour replacer son siège face à Arno. Ce dernier, embarrassé, préféra se montrer évasif :

- J’ai quitté ma terre pour ces mêmes raisons…

L’homme fronça les sourcils, ses petits yeux noirs toujours fixés sur le jeune homme.

- On m’a parlé de quelqu’un, d’un dénommé Paoli qui entend libérer son peuple du joug qui l’opprime.

- J’ignore qui est cet homme, mais il n’est pas le premier à clamer de telles intentions, répliqua Arno avec vivacité. D’autres l’ont prétendu avant lui, puis ils ont vendu leur âme au diable…

- Eh bien, messieurs !  intervint Madame de Brissart pour couper court, voilà un beau sujet dont il faudrait plutôt débattre lors d’un souper, ne croyez-vous pas ? Mais pour l’heure, cher ami, je souhaiterais que vous me parliez de cette Encyclopédie dont mon confesseur dit tant de mal ! Est-il avéré que les jésuites vont la faire interdire ? Si c’est le cas, je souhaiterais au plus vite prendre commande des premiers volumes et vous proposer d’éventuels souscripteurs parmi mes connaissances.

- C’est le motif de ma visite, dit l’homme en revenant vers elle. Monsieur de Jaucourt m’a effectivement fait part de votre intérêt pour le dictionnaire.

Il prit note des noms qu’elle lui donnait et lui indiqua en retour les adresses des libraires où l’on pouvait se procurer l’ouvrage. Puis, après quelques amabilités d’usage, Madame de Brissart se leva pour prendre congé et le raccompagner jusqu’à la sortie.

- Quel étrange bonhomme, signifia-t-elle au moment de reprendre place. Et ces manières... Dire qu’il fréquente les maisons de Madame Dupin et de Madame du Deffand !

- Vous n’avez pas eu le loisir de me donner son nom, fit remarquer Arno lorsqu’elle fut installée.

- Oh ça, décidément, où donc ai-je la tête ? Il vient de Genève, à ce qu’on m’en a rapporté, et se nomme Rousseau. Comme le poète[3], est-ce amusant ?

Comme Arno ne réagissait pas, elle haussa les sourcils et poussa un petit soupir résigné.

- Enfin, cela importe peu… Car avec de telles manières, on peut gager que ce malotru sera passé de mode avant la fin de l’été.


(à suivre ici)

[1] Ainsi il a plu aux dieux.

[2] Louis de Jaucourt, un proche de Diderot et du groupe des Encyclopédistes.

[3] Mort quelques années plus tôt, Jean-Baptiste Rousseau avait un temps été considéré comme le prince des poètes.


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