mardi 26 mars 2024

L'homme du Royal Corse (2)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

 

(Pour lire les chapitres qui précèdent)

4

 

Arno fut entendu à deux reprises, la seconde par le lieutenant de maréchaussée en personne. À l’écouter, aucun des témoignages des voisins n’était recevable, et rien ne permettait à cette heure d’incriminer les commis de la gabelle. On avait néanmoins alerté le Châtelet, à Paris, afin qu’ils auditionnent le fermier général présent à Bourges le jour de l’accident.

- Un accident ? releva Arno d’une voix blanche.

L’officier se racla la gorge, visiblement gêné.

- C’est que… Hum, comprenez-nous… Il y a eu viol, les examens l’ont prouvé, mais personne ne peut déterminer la provenance du coup de feu, n’est-ce pas ?

Arno ignora la question. Depuis le début de l’entretien, il triturait nerveusement son couteau de berger dans la poche de son pantalon, l’autre main posée à plat sur le bureau.

- Je comprends, dit-il après un temps, avant de demander d’un ton tout aussi mesuré : Et ce fermier général, comment s’appelle-t-il ?

L’autre lui lança un regard soupçonneux, hésitant sur la réponse à donner.

- Mais c’est que je ne suis pas autorisé…

- Cela permettrait de rompre le cou à la rumeur qui prétend que la maréchaussée est peut-être responsable de ce malheureux accident, insista Arno.

Le militaire écarquilla les yeux, pris de court par l’accusation.

- Comment ? bredouilla-t-il, mais nos hommes n’ont rien à voir là-dedans !

Arno haussa les épaules et se leva pour prendre congé. Au moment où il franchissait le seuil de la porte, la voix du lieutenant l’arrêta :

- Attendez !

- Oui ? s’enquit le jeune homme en se tournant à demi.

L’officier hocha lentement la tête, de droite et de gauche, puis il saisit un papier sur la table et lut :

- Brissart… Le fermier général s’appelle Victor de Brissart.

 

Ange avait fermé l’auberge au public, et ils étaient tous deux attablés dans la salle autour d’un setier de vin. Le vieil homme buvait en silence, attendant patiemment qu’Arno décide de s’expliquer. Depuis trois jours que Stella était morte, son ami n’avait quasiment pas ouvert la bouche, sinon pour prononcer quelques mots à l’oreille du petit Samperu. Ce qu’ils s’étaient dit, personne n’en savait rien, mais Ange les avait ensuite vus s’isoler à l’arrière du potager pour y amasser un tas de pierres et de branches soigneusement taillées. Un mucchio[1] ! s’était exclamé le vieux Corse en apercevant Arno enfouir sous un caillou la chemise que Stella portait le soir de sa mort. La promesse d’une vengeance ! Il avait assisté à ce cérémonial autrefois, dans les montagnes du Cap, et se souvenait encore de ce meurtrier pris en chasse par son oncle Albertini. « Qui ne se venge pas est méprisé ! » Ce furent les seuls mots qu’il prononça quelques jours plus tard, lorsqu’il ramena le corps sans vie de son ennemi sur la croupe de son mulet. La vue de cette dépouille ensanglantée avait longtemps hanté les nuits du jeune garçon qu’il était alors.

- Qu’as-tu l’intention de faire ? demanda-t-il soudain en resservant un verre à Arno.

- Tu t’en doutes, mon ami. Tu as vu le mucchio…

- Oui, mais j’aimerais l’entendre de ta bouche…

Arno leva les yeux. Dans son visage amaigri et pâle, leur éclat noir brillait encore davantage qu’à l’accoutumée.

- Je dois partir, Ange. Et pendant mon absence, j’aurais besoin que tu t’occupes de mon petit Samperu.

- Ne fais pas ça… C’est de son père qu’il a besoin, maintenant que Stella n’est plus là.

- Son père…, murmura Arno d’une voix presque inaudible. Et quel père serais-je si je demeurais ici les bras croisés ? Quelle excuse invoquerais-je s’il me demandait un jour pourquoi je n’ai pas châtié l’assassin de sa mère ?

- L’enquête…, commença Ange.

- L’enquête ne mènera à rien, mon ami, l’interrompit le jeune homme. Tu sais comme moi le seul moyen pour que justice se fasse…

L’aubergiste voulut protester, mais Arno fut une nouvelle fois le plus prompt.

- Stella a été mon unique amour. Sais-tu seulement comment je l’ai prise à Spada ? En lui montrant que je valais mieux que ce renégat. Et si j’ai renoncé à mon ancienne vie, si j’ai quitté ma terre pour m’établir ici, c’est encore pour prouver à ma femme de quoi j’étais capable. Tant qu’elle a été de ce monde, j’ai fait mon possible pour qu’elle soit fière de moi. Même morte, elle le restera. Et notre fils avec elle… Voilà quelle sera ma justice.

Ange poussa un long soupir résigné. Ils burent leur verre en silence, conscients l’un comme l’autre que le chemin sur lequel ils allaient s’engager était sans retour.

- Qu’attends-tu de moi ? reprit le vieil homme.

- Que tu demandes à ton ami postillon de m’emmener à Auxerre. De là, je prendrai le coche d’eau jusqu’à Paris. Je sais que tu y as gardé des contacts. Si tu acceptes de m’apporter ton aide, indique-moi l’adresse de gens sûrs qui m’accueilleront sans poser de questions. Je me chargerai du reste…

- Des armes ? De l’argent ?

- Mon poignard me suffira. Et avec ce que m’a rapporté le chargement d’antimoine à Marseille, j’ai de quoi manger jusqu’à la fin de mes jours.

Ange réfléchit quelques instants, les lèvres pincées.

- Et le coupable ? Comment le trouveras-tu ?

Arno repoussa sa chaise et fit quelques pas en direction de la fenêtre qui donnait sur le potager. Il demeura un long moment sans rien dire, le regard perdu dans le lointain.

- Le nom de Victor de Brissart te dit-il quelque chose ?

- Pas que je sache ? Qui est-ce ?

- Le fermier général qui perçoit la gabelle dans la région. Je crois qu’il était sur les lieux lorsque Stella a été tuée…

L’aubergiste secoua la tête en fronçant les sourcils.

- Mais le lieutenant prétend qu’il se trouvait…

- Le lieutenant ne connaît pas Brissart, le coupa Arno. Moi, je suis certain d’avoir déjà croisé sa route… 

 

Stella fut enterrée en présence d’une poignée de personnes, quelques voisins du Moulin Bâtard ainsi que des habitués de l’auberge. Quand ils ne furent plus que tous deux, Arno et Samperu s’agenouillèrent au bord de la tombe, et l’enfant écouta son père prier pour le salut de la défunte. Le petit garçon pleura sans comprendre. Il aurait voulu se trouver loin de là, quitter cet endroit triste pour rentrer à l’auberge où l’attendaient ses poupées et peut-être sa maman.

- Je veux partir, Babbu…, réclama-t-il timidement.

Arno le serra tendrement dans ses bras avant de se relever et de prendre la main que lui tendait l’enfant. Ils marchèrent pendant quelques instants dans l’allée et sortirent du Cimetière des pauvres sans se retourner. Alors qu’ils passaient la porte Saint-Sulpice pour s’engager dans le faubourg, Samperu demanda dans un murmure :

- Babbu, je veux mamma…

Arno sentit sa gorge se nouer.

- Moi aussi, mon garçon. Moi aussi… Mais mamma est partie. Des méchants l’ont forcée à partir loin d’ici. Loin de nous… Babbu les retrouvera, je te le promets. Et il les punira pour tout le mal qu’ils ont fait à ta maman. Tu comprends cela, Samperu ?

L’enfant prit le temps de réfléchir.

- Les punir comme moi, quand je fais des bêtises ?

Arno lâcha sa main et lui passa le bras autour de l’épaule.

- Beaucoup plus fort, Samperu. Je les punirai beaucoup plus fort…

 

5

 

Il aurait voulu se souvenir de ce Brissart, imprimer chacun de ses traits dans sa mémoire pour attiser un peu plus son désir de vengeance. Au cours des nuits qui suivirent, Arno tenta de convoquer son passé, depuis son engagement dans le Royal Corse jusqu’à son retour sur l’île, cinq ans plus tard. Leur régiment avait stationné quelque temps au nord de Paris avant de faire marche vers les Pays-Bas. Était-ce là qu’il avait rencontré cet homme ? Ou peut-être après Fontenoy ? Les noms de ses camarades lui revenaient un à un, des capitaines les plus illustres comme Buttafuoco jusqu’aux lieutenants qui partageaient sa tente les veilles de bataille. Il revoyait les visages des hommes de sa compagnie, des grenadiers qu’il commandait, mais aussi de quelques fusiliers, dont beaucoup n’étaient plus jamais rentrés chez eux. Il chercha ensuite dans les postes de commandement, ceux réservés aux Français, et fut là encore contraint de renoncer.

Malgré ses relations auprès des employés de la Ferme, Ange échoua lui aussi dans sa quête d’informations. L’un des commis arrivé depuis peu de Paris lui apprit cependant que Brissart souffrait d’une mauvaise réputation et qu’on murmurait contre lui jusque dans les couloirs du ministère.

- L’homme que tu as vu sur les marches du grenier à sel est son homme de main, un certain Blayac. Un triste sire, celui-là. Il a recruté une bande de coupe-jarrets qui ne lâchent jamais leur maître d’une semelle.

Arno préparait sa besace tout en écoutant les explications du vieil aubergiste. Il y rangea enfin la lettre de recommandation qu’Ange avait rédigée en vue de son installation à Paris.

- L’endroit est sûr, tu t’en rendras compte. Au moment de ton arrivée, il te suffira de demander l’adresse de la Vaudry. C’est une vieille amie à qui j’ai rendu quelques services autrefois, elle te recueillera sans poser de questions.

- Et le postillon ?  

- Il partira demain matin à la première heure. Vous ferez le voyage seuls.

Arno posa sur son compagnon un regard chargé de gratitude.

- Tu sais tout ce que je…

- Allons, ne perds pas de temps à cela. Achève de boucler tes affaires et va embrasser ton fils une dernière fois. Le petit t’attend dans sa chambre. Et surtout, promets-lui de revenir bientôt…

Arno allait sortir lorsque son ami ajouta un peu plus bas :

- Et promets-le-moi également…

 

Affublé d’une veste à parements rouges trop grande pour lui, le dénommé Justin avait un air mal embouché qui plut d’emblée à Arno. Au moment de prendre place dans la caisse, il entendit le postillon grommeler quelques mots inintelligibles, puis l’homme enfourcha l’un des deux chevaux et fessa sa croupe afin de lui intimer le signal du départ. La chaise s’ébranla dans une secousse et s’engagea bruyamment sur le chemin qui menait à Sancerre. Arno évita de se retourner, sauf lorsqu’ils eurent dépassé les Aix-d’Angillon et qu’il se releva pour lancer un dernier regard derrière lui. À cette heure, Samperu s’était sans doute levé, et malgré leurs adieux émus de la veille, il devait réclamer la présence de son père.

- Tu seras fier de ton nom, murmura Arno entre ses dents, en se remémorant les pleurs du garçon au moment de leur séparation.

Il s’efforça de chasser cette pensée de son esprit et se laissa distraire durant quelques instants par le paysage qui les environnait. Sur la gauche, à flanc de colline, des paysans travaillaient à palisser leur vigne et, comme la voiture ralentissait dans un raidillon, Arno les entendit s’exclamer en riant. Cette joie mêlée d’insouciance raviva en lui une douleur trop longuement contenue. Oh ! Qu’il avait hâte de se trouver en face de ce meurtrier, d’enfoncer son poignard dans sa chair et de le voir gisant à ses pieds, pendant que lui, Arno, dirait à son oreille la haine qui l’animait. Il tentait d’imaginer cette scène, encore indécise, lorsqu’un nom s’imposa brutalement à lui, aussi nettement que s’il l’avait entendu prononcer. Berg-op-Zoom ! Il avait connu Brissart à Berg-op-Zoom, au cours de l’été 1747, dans l’enfer de cette ville que les Français avaient prise aux Hollandais. Arno ferma les yeux, assuré de la justesse de son intuition, cherchant à ordonner les images qui se pressaient maintenant dans sa mémoire. Le Royal Corse était arrivé en Flandre début juillet, et le comte de Lowendal avait aussitôt positionné leur régiment entre ceux de Normandie et du Limousin, à une centaine de toises à peine des défenses ennemies. Garnie d’une dizaine de forts et de plus de deux cents bouches à feu, la place était réputée imprenable, d’autant que les Anglais l’approvisionnaient par la mer en vivres et en munitions. Arno revoyait certains visages d’officiers parmi ceux venus superviser le creusement des tranchées. Ils avaient croupi plus de deux mois dans ces marais humides, à attendre sous le crachin que l’assaut soit donné. Celui-ci n’était intervenu qu’en septembre, sous le commandement de Lowendal qui avait pris la tête des troupes de fusiliers pour s’emparer de la demi-lune et des bastions qui défendaient l’entrée de la forteresse. La compagnie d’élite du Royal Corse avait pénétré parmi les premiers dans la ville déjà ravagée par les incendies, donnant le signal de l’hallali. Arno n’était entré que bien plus tard, avec la compagnie de réserve, et en même temps que l’état-major. Des centaines de corps gisaient dans les rues, vieillards, femmes et enfants confondus dans un bain de sang, pour la plupart des civils désarmés qu’on avait mitraillés à bout portant. De l’intérieur des maisons leur parvenaient des râles de jeunes filles que leurs chefs avaient livrées en pâture aux soldats. À l’avant de la colonne, le colonel et ses officiers avançaient pourtant comme si de rien n’était, leurs chevaux enjambant de temps à autre des corps qu’on n’avait pas eu le temps de dégager. Dans la troupe s’étaient élevés quelques murmures de protestation, aussitôt réprimés par les lieutenants qui encadraient le convoi. Arno avait fait taire ses hommes, lui aussi, sans rien laisser paraître du sentiment de révolte qui le gagnait à la vue d’une telle abomination. En arrivant sur la place de l’Hôtel de ville, ils retrouvèrent leurs camarades de régiment disposés en rangs serrés pour saluer le vainqueur de Berg-op-Zoom. Certains regards étaient hagards, encore marqués par l’horreur de cette boucherie. D’autres pleuraient à chaudes larmes. Scevola était là, lui aussi, ses poches débordant des bijoux dont il s’était emparé au cours du pillage. Personne ne parlait, même parmi les plus endurcis des soldats, et lorsque le général s’adressa à ses troupes pour les féliciter, personne ne prêta l’oreille à ses mots de réconfort.


C’était là, parmi les membres du commandement, que se trouvait Brissart. Arno en était persuadé, il avait même entendu quelqu’un prononcer son nom. Scevola ! C’était Scevola qui en avait parlé à ses camarades ! Et Arno avait regardé l’homme qu’il leur désignait ! À force de concentration, il parvenait maintenant à se remémorer ces silhouettes oubliées, celles qui encadraient le colonel de Vence et…

- J’allons bientôt arriver au bac ! gueula soudain une voix qui fit sursauter le jeune homme. En ouvrant les yeux, il vit que Justin l’observait en riant, sans doute amusé du bon tour qu’il venait de lui jouer. Arno, encore hébété, acquiesça d’un mouvement de menton pour montrer qu’il avait compris. Lorsqu’ils entrèrent à Cosne, une heure plus tard, ses souvenirs s’étaient estompés en même temps que le jour.

 


Il embarqua sur le coche d’eau le lendemain matin, et pendant les quatre jours que dura la descente de la rivière, Arno ne quitta quasiment pas sa cabine. À peine se mêlait-il aux autres voyageurs pour quelques parties de cartes et, en une ou deux occasions, lorsqu’ils croisèrent d’autres embarcations remontant l’Yonne. La vivandière était une brave femme, mais à ce point bavarde qu’il désertait le grand commun sitôt le repas avalé et regagnait sa couche. Les villes s’égrenaient lentement, au rythme des cris du batelier qui annonçait leur progression : Sens, Montereau, Melun… Arno ne descendait même plus à terre lors des escales, sinon pour se rafraîchir et faire quelques pas sur la berge.

Enfin, les premières flèches de Paris se découpèrent à l’horizon, d’abord indécises dans la brume matinale, et soudain éclatantes lorsque le soleil jeta ses premiers feux sur leurs pointes. Le bateau venait de passer Alfort pour s’engager sur les eaux de la Marne. Par le hublot, Arno vit peu à peu apparaître d’autres galiotes transportant des passagers, ainsi que d’innombrables bateaux-lavoirs amarrés le long des rives. Le coche manœuvra dans le bras passant au sud de l’île Louviers et vint accoster le quai du port Saint-Paul, à ras des pataches massées contre le débarcadère.

Debout à l’avant du tillac, sa besace à la main, Arno n’attendit pas la fin de la manœuvre pour sauter à terre et disparaître dans la foule.

(à suivre ici)

 



[1] Amas de pierres et de rameaux d’arbres déposé sur un lieu où un être a péri de mort violente.

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