dimanche 11 février 2024

Le commerce des grains au XVIIIè siècle (3)

 

Le passage ci-dessous est extrait de La construction de l'état moderne en Europe, essai de l'historien américain Hilton Root.

(lire depuis le début)

 


Les conséquences des interventions : la détermination des prix et le marché des grains

Avant de proposer une explication de l’échec des réformes, je voudrais examiner brièvement en quoi les mesures destinées à apaiser les foules d’une ville entraînaient une réduction de la productivité agricole et de l’efficience du marché aux grains.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, le haut prix des grains faisait naître chez les responsables, autant que dans le peuple, le soupçon d’un complot ourdi par les marchands. On était convaincu que les négociants en grains, par des ententes entre eux, pouvaient modifier les prix à leur guise.

La vox populi les donnait donc comme moralement responsables, les accusant de conspiration et de manipulation de stocks. Mais les lois économiques de la distribution des grains suggèrent une conclusion différente. Contrairement à ce que pensaient les contemporains, il y avait trop d’acteurs sur ces marchés pour que l’un d’entre eux pût exercer une influence notable sur les prix. Les négociants étaient trop nombreux et trop dispersés géographiquement pour pouvoir agir sur les cours et, tout comme les consommateurs, ils étaient preneurs, autrement dit ils acceptaient le prix du marché comme il venait.

Avec des denrées collectées à de nombreuses sources différentes, des moyens de transport suffisamment bons et de nombreux marchands sur le marché, c’étaient le prix d’équilibre et la quantité disponible qui déterminaient les prix. Quelles qu’aient été les craintes des Parlements, aucun groupe de négociants n’a été assez puissant pour constituer un cartel.

De plus, la présence sur le marché de tant de marchands et intermédiaires qui tentaient de spéculer sur l’abondance ou la pénurie en accaparant les grains (en les stockant) tendait à stabiliser les prix plutôt qu’à les faire monter.

 

Le stockage

Même si le nord de la France était la région céréalière la plus riche d’Europe, les extrêmes fluctuations de prix étaient courantes.

Il est très étonnant en fait que les capacités de stockage ne se soient pas développées dans une nation qui, en grande partie, ne dépendait que d’une culture, celle du blé, pour son alimentation. On peut attribuer cet état de choses à l’intention politique du gouvernement de se concilier la confiance et la coopération des consommateurs. Les mêmes dispositions qui entravaient la liberté de commerce des intermédiaires entravaient la création d’entrepôts privés. Pour le marchand, stocker impliquait avancer le coût de construction d’un entrepôt à grains, et cela sans être jamais sûr que sa propriété serait protégée.

Pour la population, stocker c’était accaparer, et les marchands de grains étaient considérés comme tirant profit de la faiblesse des gens. Ces négociants ne souffraient pas seulement des effets de la censure sociale ou de la médiocrité de leur statut, ils couraient également de réels dangers. Les grains pouvaient être saisis en période de famine, et le détenteur poursuivi comme accapareur.

L’endettement était la raison de faillite la plus courante chez les marchands et intermédiaires du marché des grains en France. La populace suspectait même les efforts de la royauté pour stocker davantage de grain, y voyant encore un moyen détourné de faire monter les prix. Enfin le gouvernement ne voulait pas donner l’impression qu’il était de mèche avec les marchands. Comme la royauté ne pouvait attendre du stockage aucun bénéfice politique et que tout ce qu’il y avait à y gagner était un supplément de responsabilité, elle ne montrait guère d’empressement à entreprendre ce type de construction.

Ainsi, ce fut le marché et non le principe de marché tels que les définit Kaplan, qui prédomina en France ; il a contribué à y maintenir l’économie agricole dans un état arriéré ; il a en particulier détourné les intermédiaires d’investir dans des moyens de stockage qui auraient étalé les crises lorsqu’elles survenaient et qui, à long terme, auraient eu pour effet de mieux stabiliser les prix.

L’incapacité de la royauté à créer un climat de confiance pour les investissements des négociants a eu des conséquences que Kaplan présente comme suit :

Seul un grand banquier ou un prince du commerce aurait pu se livrer à grande échelle à un tel négoce que caractérisent les variations géographiques constantes de l’abondance et de la pénurie, la nécessité de disposer d’un vaste réseau de correspondants, les risques exorbitants encourus et des coûts énormes. Des personnalités de cette stature préféraient investir leur richesse dans d’autres entreprises. La conséquence en fut que le commerce des grains à une échelle vraiment nationale ou internationale fut chose inconnue en France, ou au mieux occasionnelle… Le plus gros du commerce des grains était abandonné à une multitude de petits marchands dont l’activité commerciale était inefficace, peu fiable et qui opéraient « trop petit » pour répondre aux besoins publics.

 


Les villes favorisées

Dans ses travaux sur la culture populaire en France au XVIIIe siècle, Daniel Roche souligne que la sécurité des approvisionnements était un souci prioritaire des autorités de l’État.

Le problème des grains devenait ainsi, comme il l’écrit, affaire politique, non économique. Aussi longtemps que les denrées arrivaient en abondance, les classes populaires de Paris ne bougeaient pas.

Richard Cobb écrit dans le même esprit qu’au cours du XVIIIe siècle :

Les subsistances étaient devenues avant tout un problème politique comme elles l’avaient peut-être toujours été, exigeant des solutions politiques et engageant la réputation des autorités publiques au plus haut niveau.

D’autres historiens comme Kaplan ou Rudé ont fait ressortir le caractère stratégique de l’approvisionnement des villes, en tant que protection du pouvoir central contre les mouvements populaires.

Avant toute chose, la royauté entendait éviter la famine à Paris : le fait que le décret de Turgot sur la liberté de commerce ne s’appliquât pas à la région de Paris l’illustre bien. Les fonctionnaires royaux craignaient de voir les troubles à Paris s’étendre aux autres villes, ils savaient aussi qu’il était plus facile de contenir l’agitation dans les villes de province si Paris restait calme.

Cette crainte de l’agitation dans les villes incita le gouvernement à intervenir de mille façons et à contrôler le marché des grains.

Pour assurer un flux constant de subsistances, le gouvernement disposait de ces ingrédients classiques de toute politique gouvernementale en la matière : restrictions à l’exportation, promulgation d’un lieu et d’une heure pour la vente des grains, fixation d’un prix maximum, évaluation des stocks et réquisition appuyée, si nécessaire par la force.

Le recours à la force était de toute façon nécessaire, aussi bien pour contrôler les approvisionnements que pour assurer la liberté du commerce.

Mais elle s’employait avec une bien plus grande économie de moyens contre quelques grands exploitants que contre une population entière de consommateurs. Si les concessions faites à ceux-ci lors de leurs mouvements de protestation avaient pour conséquence des mesures qui décourageaient les fermiers de produire pour le marché (ils pouvaient, comme en l’an II, renoncer à cultiver leurs terres, ou encore nourrir leurs bêtes avec le surplus de leurs grains), le coût immédiat des mesures nécessaires pour s’assurer la coopération forcée des fermiers était bien moins élevé que celui d’un déploiement de troupes contre les consommateurs des villes et des campagnes.

Autrement dit, il fallait plus d’énergie pour contrôler les masses urbaines que pour amener à composition de grands exploitants qui manquaient d’organisation et qui ne savaient à qui s’en prendre pour exprimer leur mécontentement. C’est pourquoi le gouvernement répugnait à sanctionner des foules dont il craignait que le contrôle ne lui échappât, et au contraire mettait en œuvre une politique de contrôle des prix, de réquisitions et de subvention aux importations.

En France comme en Angleterre, employés et employeurs avaient en commun un même intérêt dès qu’il s’agissait de demander des denrées à bon marché. Les deux parties ne pouvaient que donner leur agrément à une politique qui garantirait un approvisionnement suffisant à prix modique ; elles donnaient leur préférence à un contrôle des exportations de grains, à cause des bas prix qui en étaient localement la conséquence. Ainsi les disettes pouvaient-elles induire une alliance entre les travailleurs des villes et leurs employeurs.

Mais c’est seulement en France que, par crainte de cette coalition urbaine, la royauté adopta une politique qui, sans en avoir le dessein, accordait aux villes une bonne partie du revenu de la nation et qui, en créant des distorsions dans le marché, réduisit la capacité globale de production nationale.

La structure des impôts en France avait aussi pour conséquence une redistribution du revenu aux villes, beaucoup de citadins étant exemptés d’impôt. Les redevances féodales jouaient un rôle similaire, leurs bénéficiaires de principe vivant en ville ou au moins y entretenant une résidence.

Et comme les élites politiques et sociales vivaient à la ville, il y avait encore là une bonne raison de persévérer dans une politique qui favorisait les intérêts urbains aux dépens de ceux de la campagne. Le gouvernement protégeait donc les manufactures urbaines de la concurrence de l’étranger et accordait des monopoles à de nombreuses industries-clef orientées vers l’exportation. Les plus protégées étaient celles des produits de luxe, donc des activités urbaines. La disposition qu’avait ainsi la royauté à protéger l’industrie de la concurrence favorisait encore le développement urbain.

Mais le bénéfice qu’elle tirait de cette politique n’allait pas être durable car celle-ci se soldait par une perte pour l’ensemble de la nation.

Samuel Dupont de Nemours avait bien vu ce trait de société français :

Malgré trente ans d’efforts de la raison, de l’arithmétique et de la Philosophie, malgré les principes de la liberté et de l’égalité, les citoyens des municipalités urbaines sont plus disposés que jamais à traiter leurs concitoyens des municipalités rustiques comme des serfs de la glèbe, et à disposer arbitrairement de leur travail, de leur temps, de leurs récoltes et de leurs voitures. Le penchant vers cet abus injuste et funeste de la puissance semble même accru dans les villes par l’opinion de la Souveraineté que les Citoyens de chaque municipalité populeuse se veulent exercer, comme s’ils représentaient la totalité de la République dont ils ne sont que des parties intégrantes, et à qui seule appartient l’emploi de l’autorité souveraine.

Du Pont de Nemours

 

Ce trait de société a sa raison profonde : le gouvernement était concentré près de Paris, ce qui est, comme je l’ai souligné, une conséquence de l’organisation politique de l’absolutisme ; là il pouvait devenir l’otage de populations urbaines qui exigeaient des denrées à bon marché ainsi qu’une protection contre les fluctuations abruptes du prix des grains.

Les intendants et autres représentants du pouvoir central résidaient aussi dans les villes et, pour éviter les émeutes, étaient disposés à transiger avec leurs convictions idéologiques pour pacifier les foules. Les intendants répugnaient à employer la force parce qu’on en aurait conclu à l’échec de leur administration et aussi parce que leurs relations ultérieures avec la population n’en seraient devenues que plus difficiles. Les émeutiers ont connu des succès en France à cause de la proximité des intérêts urbains et du centre du pouvoir politique. Cette proximité explique aussi la nette faveur politique qui s’est étendue aux groupes d’influence urbains.

La vulnérabilité du gouvernement au mécontentement des villes a été une des conséquences de la centralisation du pouvoir politique en France.

Des émeutes dans la capitale pouvaient paralyser le gouvernement, tout comme des émeutes dans les nations hautement centralisées et bureaucratiques du tiers monde sont aujourd’hui des menaces pour leur gouvernement, et forcent ceux-ci en fin de compte à des concessions au détriment des campagnes.

Confrontés au mécontentement populaire, au gouvernement français, les responsables abandonnaient immanquablement leur engagement en faveur du libre commerce parce qu’ils entendaient enlever au maximum son caractère politique au commerce des grains. Le gouvernement ne voulait pas que son action fût perçue comme une politique du laissez-faire, et donc jugée comme responsable des disettes. En reniant leur engagement déclaré en faveur du laissez-faire, les pouvoirs publics faisaient des marchands les cibles de la colère populaire.

On n’observe pas en Angleterre un tel parti pris en faveur des villes : les centres de pouvoir y étaient les demeures seigneuriales et les districts des parlementaires.

Aussi, nous l’avons vu, le développement, dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, fut-il orienté par un parti pris rural plutôt qu’urbain.

Les élites agraires dominaient les institutions politiques de base et entretenaient des alliances avec les grands commerçants des villes. L’accès lui étant ouvert au pouvoir politique, la classe des propriétaires terriens était en mesure d’obtenir du gouvernement des décisions qui altéraient en sa faveur les termes de l’échange. Les intérêts des fabricants n’avaient pas de poids en face de l’alliance entre marchands et propriétaires. Les émeutes à Londres ne préoccupaient pas excessivement les membres du Parlement, parce que leur base de pouvoir était en zone rurale. Il n’y avait donc pas de lien entre l’expansion du pouvoir de l’État et la croissance démographique de Londres. Le pouvoir politique demeurait aux mains des représentants des circonscriptions rurales.

Dans ce chapitre, j’ai essayé de montrer pourquoi, en Angleterre, ni la crainte d’émeutes ni les émeutes elles-mêmes n’ont entravé le développement d’un marché national des grains relativement libre, pourquoi les émeutes n’ont rien pu contre l’abandon du contrôle traditionnel des approvisionnements, ou contre la manipulation des prix dans l’intérêt des producteurs à travers des subventions à l’exportation.

Au contraire, en France, la crainte de l’émeute influençait le gouvernement au point qu’il maintenait en vigueur une réglementation paternaliste et renonçait à son intention de créer un libre marché des grains d’échelle inter-régionale ou nationale.

J’ai suggéré que ce succès des émeutiers tenait à la vulnérabilité à l’action des foules de l’appareil bureaucratique sis dans les villes, tel qu’il avait été forgé par les rois de France pour administrer le royaume. Le mécontentement rural était loin d’être aussi menaçant pour le régime que l’action des foules dans les villes. C’est la menace que la violence populaire faisait peser sur le réseau de capitales provinciales mis en place par la royauté qui a déterminé la réaction de celle-ci, non la composition sociale des foules en cause.

Les émeutes dans les villes n’étaient pas tributaires d’une participation paysanne, elles étaient un facteur caractéristique de toute politique urbaine. Même si on trouve des paysans dans les mouvements urbains, les décisions politiques qu’ils demandaient étaient dommageables aux intérêts ruraux dans leur ensemble.

 

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