Jean-Louis Wagnière fut le secrétaire
de Voltaire de 1756 jusqu'à sa mort, en 1778. Il relate ici les
derniers jours, les dernières heures du patriarche de Ferney.
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M. de Tersac, curé de Saint-Sulpice, ayant bientôt appris ce
qui s’était passé chez M. de Voltaire, vit M. de Villette et lui témoigna son
mécontentement de ce que l’abbé Gautier se fût porté à de pareilles démarches
sans son autorisation. Il en était d’autant plus blessé qu’il n’avait pu encore
obtenir lui-même d’être admis auprès du malade. M. de Voltaire, informé des
plaintes du curé, voulut le calmer par une lettre de politesse et de
compliment. Celui-ci y répondit le même jour par une autre lettre à peu près de
même genre. Ce sont deux morceaux qui me paraissent assez curieux pour que je
les transcrive ici, en m’abstenant d’y joindre aucune réflexion.
Lettre de M. de VOLTAIRE à M. de
TERSAC, curé de Saint-Sulpice.
Paris, 4 mars 1778.
MONSIEUR,
M. le marquis de Villette m’a
assuré que si j’avais pris la liberté de m’adresser à vous-même, monsieur, pour
la démarche nécessaire que j’ai faite, vous auriez eu la bonté de quitter vos
importantes occupations pour venir, et daigner remplir auprès de moi des fonctions
que je n’ai crues convenables qu’à des subalternes auprès des passagers qui se
trouvent dans votre département.
M. l’abbé Gautier avait commencé
par m’écrire sur le bruit seul de ma maladie; il était venu ensuite s’offrir de
lui-même, et j’étais fondé à croire que, demeurant sur votre paroisse, il
venait de votre part. Je vous regarde, monsieur, comme un homme du premier
ordre de l’État. Je sais que vous soulagez les pauvres en apôtre, et que vous
faites travailler en ministre. Plus je respecte votre personne et votre état,
plus je crains d’abuser de vos extrêmes bontés. Je n’ai considéré que ce que je
dois à votre naissance, à votre ministère et à votre mérite. Vous êtes un
général à qui j’ai demandé un soldat. Je vous supplie de me pardonner de n’avoir
pas prévu la condescendance avec laquelle vous seriez descendu jusqu’à moi;
pardonnez aussi l’importunité de cette lettre: elle n’exige pas l’embarras
d’une réponse: votre temps est trop précieux.
J’ai l’honneur d’être, etc.
Réponse de M. de TERSAC à M. de
VOLTAIRE.
Le 4 mars.
Tous mes paroissiens, monsieur,
ont droit à mes soins, que la nécessité seule me fait partager avec mes
coopérateurs. Mais quelqu’un comme M. de Voltaire est fait pour attirer toute
mon attention: sa célébrité, qui fixe sur lui les yeux de la capitale de la
France, et même de l’Europe, est bien digne de la sollicitude pastorale d’un
curé.
La démarche que vous avez faite
n’était nécessaire qu’autant qu’elle pouvait vous être utile dans le danger de
votre maladie. Mon ministère ayant pour objet le vrai bonheur de l’homme, en
dissipant par la foi les ténèbres qui offusquent sa raison et le bornent dans
le cercle étroit de cette vie, jugez avec quel empressement je dois offrir à
l’homme le plus distingué par ses talents, dont l’exemple seul ferait des
milliers d’heureux, et peut-être l’époque la plus intéressante aux moeurs, à la
religion, et à tous les vrais principes, sans lesquels la société ne sera
jamais qu’un assemblage de malheureux insensés divisés par leurs passions, et
tourmentés par leurs remords. Je sais que vous êtes bienfaisant; si vous me
permettiez de vous entretenir quelquefois, j’espère que vous conviendriez qu’en
adoptant parfaitement la sublime philosophie de l’Évangile, vous pourriez faire
le plus grand bien, et ajouter à la gloire d’avoir porté l’esprit humain au
plus haut degré de ses connaissances, le mérite de la vertu la plus sincère,
dont la sagesse divine revêtue de notre nature, nous a donné là juste idée et
fourni le parfait modèle, que nous ne pouvons trouver ailleurs.
Vous me comblez de choses
obligeantes que vous voulez bien me dire et que je ne mérite pas. Il serait
au-dessus de mes forces d’y répondre en me mettant au nombre des savants et des
gens d’esprit qui vous portent avec tant d’empressement leur tribut et leurs
hommages. Pour moi, je n’ai à vous offrir que les voeux de votre solide
bonheur, et la sincérité des sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être,
etc.
DE TERSAC.
Cependant, madame Denis et, les
prétendus amis de M. de Voltaire le persécutaient pour l’engager de se fixer à
Paris. Il y avait une grande répugnance; et comme il était très mal logé chez
M. de Villette, où il lui fallait de la lumière à midi pour lire, on cherchait
pour lui une maison à la campagne sans pouvoir réussir. On en trouva une
contiguë à l’hôtel de M. de Villette. Madame Denis donna sa parole, mais une
heure après son oncle lui ordonna de la retirer, parce qu’il voulait s’en aller
à Ferney.
Elle était si désespérée de cette
résolution, si enchantée de Paris où la gloire de ce grand homme rejaillissait
sur elle, et où elle pouvait se procurer du plaisir qu’elle aimait; elle
redoutait si fort de retourner à Ferney, qu’elle avait en horreur, où elle
vivait, à la vérité, assez tristement (M. de Voltaire, dans les dernières
années, n’y voyant presque personne), que l’on remarquait sur son visage les
divers mouvements de son âme, au point qu’elle était gaie quand on venait lui
dire que son oncle n’était pas bien, et que la tristesse s’emparait d’elle
lorsqu’il paraissait se porter mieux. Elle s’écria même une fois avec la plus
grande douleur: Est-il possible! il va s’en retourner à Ferney, et je serai
forcée encore de le suivre! Cela était si marqué que ses domestiques s’en
apercevaient ainsi que moi, à chaque instant. Elle me détestait, parce que M.
de Voltaire ayant pour moi de l’amitié et de la confiance, elle se doutait
(avec raison, il est vrai) que je fortifiais par mes conseils l’envie qu’il
avait de repartir pour Ferney.
Mme Denis |
Quand on allait donner la
quatrième représentation d’Irène, il fit demander la pièce au souffleur et les
rôles aux comédiens, afin que j’y portasse quelques corrections. Il fut bien
surpris de voir qu’on avait corrigé l’ouvrage à son insu. Il fit avouer à sa
nièce qu’elle y avait consenti. Il entra dans une si grande fureur contre elle
et contre les autres correcteurs, que jamais, pendant plus de vingt-quatre ans
que je lui ai été attaché, je ne l’avais vu dans un état si violent. Il
repoussa brusquement madame Denis, qui, en reculant, tomba dans un fauteuil, ou
plutôt dans les bras de celui qu’elle a épousé depuis, et qui, se trouvait
alors dans ce fauteuil. Lorsqu’on entendit M. de Voltaire arriver dans le
salon, on en fit sortir promptement M. d’Argental, à qui il faisait les plus
sanglants reproches. Personne ne voulait lui nommer les auteurs des vers
ridicules que l’on avait mis à la place des siens.
M. le comte d’Argental, qui
l’écoutait d’une chambre voisine, rentra pour tâcher de se disculper, mais M.
de Voltaire le traita durement devant tout le monde, lui redemanda le Droit du
Seigneur corrigé, Agathocle, et d’autres papiers qu’il lui avait confiés; força
madame Denis, comme complice, d’aller elle-même les chercher sur-le-champ chez
M. d’Argental, où elle fut obligée de se rendre à pied, par la pluie. Cela n’a
pas servi à lui redonner de l’amitié pour son oncle.
Cette effervescence dura à peu
près douze heures. L’hémorragie de M. de Voltaire durait encore. Je tremblais à
chaque instant de le voir tomber mort, ce qui serait peut-être arrivé à un jeune
homme qui se serait mis dans un pareil état. Cependant il ne s’en ressentit
point, et son crachement de sang cessa quelques jours après. Je lui dis le
lendemain, devant M. d’Alembert, que puisque cette aventure ne l’avait pas tué,
il faudrait, quand on voudrait qu’il mourût, l’assommer avec une massue.
Pendant cette querelle du salon,
il avait dit: Pardieu! on me traite ici comme on n’oserait pas traiter même le
fils de M. Barthe! Il ignorait que M. Barthe fût en ce moment dans un coin du
salon. Sitôt que M. de Voltaire en fut sorti, M. Barthe se mit à faire un
tapage du diable; il voulait absolument avoir raison de la prétendue insulte
qu’on venait de lui faire. Il se faisait tenir à quatre, on ne pouvait le
calmer. Je croyais à chaque instant qu’il faudrait que M. de Voltaire se battît
avec lui. On alla en rendre compte au malade, qui fut très étonné que M. Barthe
l’eût entendu; il lui fit dire qu’il n’avait jamais prétendu insulter ni son
fils, ni lui, ni ses vers, pour lesquels il avait tout le respect qu’ils
méritaient. Il vint, un moment après, l’en assurer lui-même, et ajouta: Si on
avait corrigé les vers de votre fils aussi ridiculement que les miens,
l’auriez-vous souffert? Voilà tout ce que j’ai voulu dire. Les spectateurs se
mirent à rire, et M. Barthe comme les autres; et c’est ainsi que se termina une
scène tragi-comique fort plaisante.
Lorsque l’hémorragie de M. de
Voltaire eut cessé, le curé de Saint-Sulpice fut enfin introduit dans sa
chambre, et causa avec lui. Dans cette première visite, le curé parut être très
fâché de ce que l’abbé Gautier avait fait, disait-il, à son insu. Il ne fut
question d’ailleurs que de politesses de part et d’autre, et des établissements
que ce prêtre avait formés.
Le malade étant enfin bien
rétabli, il se rendit à l’académie française. C’était le 30 de mars, jour où
devait se donner la sixième représentation d’Irène. On lui fit accroire que la
reine y viendrait. Elle vint en effet à Paris ce même jour, mais elle alla à
l’Opéra. Tout le monde a su par les relations, comment ce jour du triomphe de
ce grand homme se passa. Jamais empressement ne fut plus grand. Nous pensâmes
être étouffés en entrant au Louvre et à la comédie, malgré les gardes qui nous
ouvraient le chemin, ainsi qu’à la sortie. On voulait au moins toucher ses
habits; on montait sur son carrosse; une personne sauta par dessus les autres
jusqu’à la portière; priant M. de Voltaire de permettre qu’elle lui baisât la
main. Cet homme rencontre la main de madame de Villette, qu’il prend par
mégarde pour celle de M. de Voltaire, et dit, après l’avoir baisée : « Par ma
foi! voilà une main encore bien potelée, pour un homme de quatre-vingt-quatre
ans! »
M. le comte d’Artois envoya le
prince de Henin dans la loge de M. de Voltaire pour le complimenter de sa part
sur le succès d’Irène. C’est la seule nouvelle qu’il ait eue de la cour,
excepté de M. le duc d’Orléans, qui le fit inviter deux fois d’assister à son
spectacle.
Triomphe de Voltaire au Théâtre Français, le 30 mars 1778 |
Certainement jamais homme de
lettres n’a eu un moment plus brillant. Aussi disait-il: On veut m’étouffer
sous des roses.
Cependant, je remarquai que tout
cela n’avait pas fait sur lui toute l’impression qu’on aurait dû en attendre.
Au contraire, lorsque je lui en parlais, et lui témoignais ma surprise, il me
répondait: Ah! mon ami, vous ne connaissez pas les Français; ils en ont fait
autant pour le Genevois Jean-Jacques; plusieurs même ont donné un écu à des
crocheteurs pour monter sur leurs épaules et le voir passer. On l’a décrété
ensuite de prise de corps, et il a été obligé de s’enfuir.
Aussi quand nous allions nous
promener et qu’il voyait les Parisiens courir après son carrosse, il devenait
de mauvaise humeur, faisait abréger la promenade, et ordonnait au cocher de
nous ramener à l’hôtel.
Le triomphe de M. de Voltaire et
tous ces applaudissements déplurent, nous dit-on, un peu à Versailles, et
surtout au clergé.
Cet empressement des Parisiens,
ces honneurs dont on l’accablait, servirent de nouveau prétexte à madame Denis,
à tous les prétendus amis de ce grand homme, à la plupart des philosophes et
des gens de lettres pour redoubler leurs efforts afin de l’engager à rester à
Paris, d’abandonner Ferney, où il avait la plus grande envie de retourner, et
dont on cherchait à le dégoûter, en l’assurant qu’il n’y trouverait que de
l’ingratitude. Une preuve encore de cette envie, outre ce qu’il me disait,
c’est le billet qu’il écrivit de sa main à ma femme, le 26 mars, conçu en ces
termes: « Ma chère madame Wagnière, votre lettre m’a touché sensiblement. Je
vous remercie de tous vos soins. J’ai eu deux maladies mortelles à
quatre-vingt-quatre ans, et j’espère bien cependant vous revoir à Pâques (18
avril). Je vous embrasse de tout mon coeur, vous et mimi. » VOLTAIRE.
Tous ces conseillers se
succédaient les uns aux autres. Quelquefois il paraissait ébranlé, et l’on
était au comble de la joie. Deux heures après, il persistait à vouloir partir.
Alors toute la cabale se réunissait et tenait souvent conseil pour trouver des
moyens de le retenir. J’étais seul à le solliciter contre eux tous. On
s’aperçut que c’était moi qui le portais à s’en retourner dans sa tranquille
retraite, et l’on résolut, à quelque prix que ce fût, de me séparer de ce
vieillard respectable, qui m’avait élevé et servi de père, et à qui j’étais
attaché depuis si longtemps.
De tous ses vrais amis, M.
Tronchin avait seul l’amitié courageuse de lui parler avec vérité. Il lui dit
ces propres mots : « Je donnerais tout à l’heure cent louis pour que vous
fussiez à Ferney. Vous avez trop d’esprit pour ne pas sentir qu’on ne
transplante point un arbre de quatre-vingt-quatre ans, à moins qu’on ne veuille
le faire périr. Partez dans huit jours; j’ai une excellente dormeuse toute
prête à votre service. — Suis-je état de partir? dit M. de Voltaire. — Oui,
j’en réponds sur ma tête, » reprit M. Tronchin. M. de Voltaire lui prit la
main, se mit à fondre en larmes et lui dit : Mon ami, vous me rendez la vie. Il
était si attendri, que son cuisinier, qui était présent, fut obligé, ainsi que
moi, de sortir pour pleurer.
Un instant après, M. Dupuits,
mari de mademoiselle Corneille, vint voir M. de Voltaire; il lui parla avec la
même franchise que M. Tronchin, et la même amitié. M. de Voltaire le pria
d’aller voir la dormeuse dont lui avait parlé M. Tronchin. Ce fut alors qu’il
m’ordonna d’écrire à Ferney, pour faire venir sur-le-champ son cocher, à
dessein d’y ramener son propre carrosse.
Madame Denis, ayant appris cette
conversation de M. Tronchin, l’en gronda beaucoup, et ne lui a jamais pardonné.
Plus ce vieillard montrait
d’envie, de s’en aller, plus on redoublait d’efforts pour le retenir. Il
répondait qu’il reviendrait. On lui dit qu’il n’avait qu’à m’envoyer à Ferney,
que je connaissais ses affaires aussi bien que lui-même. Oui, disait-il, je
sais que Wagnière est un honnête homme, il est ma consolation, et je le regarde
comme mon frère; mais il faut absolument que je m’en retourne. —Pourquoi cela,
mon oncle? — Parce que j’adore la campagne, qu’elle me fait vivre. Restez ici à
vous amuser, vous qui la détestez. — Qui vous a dit cela, mon oncle? — Mon
expérience, reprit-il avec une grande vivacité et un ton sévère. Elle consentit
à rester à Paris et sortit désespérée.
Cependant, réfléchissant qu’il ne
serait pas honnête à elle d’abandonner ainsi, pour son plaisir, ce grand homme
à qui elle devait tout, qu’elle serait sans doute obligée bientôt de l’aller
rejoindre, elle et ses amis lui proposèrent encore de lui procurer une maison à
la campagne, dans les environs de Paris, ou dans Paris même. On lui en indiqua
plusieurs, et enfin une très jolie dans la rue de Richelieu, où il n’y avait
encore que les murs avec un superbe escalier; elle lui plut: il voulait la
faire finir pour que sa nièce y pût habiter.
Il se tint plusieurs conseils
pour trouver le moyen de me séparer entièrement de mon cher maître. On convint
de me proposer de m’en aller à Ferney, et d’y demeurer, en m’assurant que l’on
m’y ferait un sort heureux, et que l’on mettrait auprès de M. de Voltaire une
autre personne à ma place (et qui sans doute ne l’engagerait pas comme moi à
partir). J’étais parfaitement instruit de tout ce qui se faisait et de tout ce
qu’on disait.
En conséquence de ce résultat,
madame Denis m’ayant appelé dans sa chambre, elle me fit la proposition, dont
je viens de parler. Je lui répondis: « Vous savez, madame, combien je suis tendrement
attaché à M. de Voltaire, que je le regarde comme mon père. J’ose croire que
vous l’aimez aussi; jugez donc par votre propre amitié pour lui, combien il en
coûterait à mon coeur de me séparer d’un homme que j’adore. Je ne le ferai pas,
cela m’est impossible; et si on veut, m’y forcer, je descends dans ma chambre
me brûler la cervelle: mais si votre oncle a besoin absolument que je fasse une
course à Ferney pour ses affaires, je pars dans deux heures pour revenir de
suite. Je vous déclare que je ne me séparerai jamais volontairement de lui:
réglez-vous là-dessus. » Et je sortis.
Voilà une des tendres marques
d’amitié qu’on a données à ce grand homme. Est-il besoin d’autres preuves du
peu d’intérêt qu’on prenait à lui? Mais, hélas! ses derniers jours nous en ont
fourni de plus cruelles encore. (à suivre)
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