samedi 31 mai 2014

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (7)

(Pour lire les articles précédents sur le même sujet, c'est ici)

Malgré la guerre fratricide qui les oppose, Jansénistes et Jésuites vont profiter de l'affaiblissement du clan des encyclopédistes pour liguer leurs efforts contre ces derniers. Proche des deux camps, Abraham Chaumeix fait paraître pas moins de huit volumes de ses Préjugés légitimes en moins de cinq mois. Dans le même temps, la satire des Cacouacs (octobre 1757), dans laquelle l'avocat Jacob-Nicolas Moreau décrit les philosohes sous les traits d'une tribu de sauvages, obtient un succès public encore plus considérable. Et que dire des Petites lettres sur de grands philosophes (1757), satire mordante écrite par Palissot, dans laquelle l'auteur taille notamment en pièces le théâtre de Diderot ? Il va sans dire que ces pamphlets sont tous portés aux nues dans une presse largement hostile aux philosophistes. L'Année Littéraire d'Elie Fréron joue durant les années 1757 et 1758 le rôle essentiel de catalyseur des oppositions. 
Elie Fréron, directeur de l'Année Littéraire

Ainsi, à propos de la Religion Vengée ou réfutation des auteurs impies, le célèbre journaliste dit en 1757 : "Dans un siècle où l'impiété est l'étiquette du bel esprit, qu'il est beau, Monsieur, de voir des gens d'esprit s'élever contre elle et faire profession de la combattre. C'est un emploi dont se sont chargés, avec autant de succès que de confiance, deux hommes de lettres qui, par des ouvrages déjà connus, tiennent une place distinguée dans mes Feuilles. Ces religieux et intrépides écrivains ont déclaré une guerre ouverte et éternelle à l'irréligion". Il fera un peu plus tard la même publicité à Palissot : "si vous voulez prendre une idée juste de nos sages modernes, lisez ces Petites Lettres de Palissot... Une observation qui ne vous échappera pas, et qui tourne à l'éloge du jeune auteur, c'est que, dans un âge où il est si facile de suivre le torrent des impressions vulgaires, il ait su porter un coup d'oeil si philosophique et si profond sur une secte qui en avait imposé à tant de monde."
Ulcéré par ces attaques répétées, d'Alembert s'en plaint amèrement auprès de Malesherbes. Les critiques essuyées par son article "Genève" du tome VII de l'Encyclopédie forment la goutte qui fait déborder le vase. Début 1758, dans une lettre à Durival, d'Alembert explique qu'il quitte la direction du grand ouvrage : "l'Encyclopédie, Monsieur, est très sensible à vos bontés, mais selon les apparences, elle ne sera plus guère en état d'en profiter : je viens de déclarer à M. de Malesherbes et aux libraires que j'y renonce absolument et je crois que mon collègue est dans les mêmes dispositions. Vous approuverez notre conduite, Monsieur, quand vous saurez le déchaînement des dévots et de la cour contre cet ouvrage... on nous inonde de satires et de brochures... Ce n'est pas tout : un maraud de Jésuite nommé Chapelain a eu l'insolence de prêcher le jour de Noël contre nous devant le roi, sans réclamation de personne... Il n'est pas possible, Monsieur de tenir à tout cela, il faut laisser là l'Encyclopédie, et c'est le parti que j'ai pris."
Malesherbes, directeur de la Librairie

Un an plus tôt, après l'attentat de Damiens, Diderot se réjouissait de voir les soupçons se porter sur les milieux jansénistes et jésuites. Mais en février 1758, c'est l'amertume et la lassitude qui dominent dans cette lettre à Voltaire, qui l'encourage alors à achever l'impression de l'Encyclopédie en terre étrangère :
"Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la continuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille ; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère (...) Abandonner l’ouvrage, c’est tourner le dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la désertion de d’Alembert et toutes les manœuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir ! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés, et il ne nous convient guère de le demander ; ne sont-ils pas en possession d’insulter qui il leur plaît sans que personne s’en offense ? Est-ce à nous à nous plaindre, lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais ? Que faire donc ? Ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. Faut-il que, pour deux misérables brochures, nous oubliions ce que nous nous devons à nous-mêmes et au public ? Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires ? Si d’Alembert reprend et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés ? Ah ! mon cher maître ! où est le philosophe ?(...). D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle, et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage de littérature qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi ; car je suis fait pour dire la vérité à mes amis, et quelquefois aux indifférents ; ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouirait en secret de sa désertion : il y verrait de l’honneur, de l’argent et du repos à gagner. Pour moi, j’en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché ; et je ne me manquerai ni à moi-même, ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie, depuis le matin jusqu’au soir. Le repos, le repos, et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées. Alors, que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? Il faut travailler, il faut être utile, on doit compte de ses talents, etc… Être utile aux hommes ! Est-il bien sûr qu’on fasse autre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte ? Ils écoutent l’un et l’autre avec plaisir ou dédain, et demeurent ce qu’ils sont (...) Si je peux espérer de faire un huitième volume deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon serviteur à l’Encyclopédie. J’aurai perdu quinze ans de mon temps : mon ami d’Alembert aura jeté par la fenêtre une quarantaine de mille francs, sur lesquels je comptais et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître, portez-vous bien et aimez-moi toujours.
Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres ; car je vous les renverrais et n’oublierais jamais cette injure. Je n’ai pas vos articles, ils sont entre les mains de d’Alembert et vous le savez bien. Je suis pour toujours avec attachement et respect, monsieur et cher maître, etc."
Ebranlé par la tempête qui s'abat sur son grand oeuvre, Diderot ne se doute pas que le plus dur reste à venir. 
(à suivre)



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