mardi 18 avril 2017

Louise d'Epinay, vue par Elisabeth Badinter

Extraits d'une interview d'Elisabeth Badinter parue dans l'Express. Elle y évoquait notamment son Emilie, Emilie, ou l'ambition féminine.
Un ouvrage qui ne m'a jamais quitté pendant que je travaillais sur mon roman...



L'ambition a-t-elle toujours été considérée comme un vice, une passion négative?
ELISABETH BADINTER. L'ambition est en effet très mal considérée. Même aujourd'hui. Dire de quelqu'un qu'il est ambitieux n'est pas vraiment un compliment! Et lorsque l'on parle d'une ambitieuse, c'est encore pire... Mais il faut admettre que «l'ambition féminine» est, pour le sens commun, pire que pire. Oui, cette connotation négative remonte très loin. Elle trouve notamment son origine dans le christianisme: Dieu vous a fait naître à telle place, vous devez donc vous y tenir. L'ambition est un défi lancé à Dieu - si l'on y croit - et il est plus facile d'être ambitieux si l'on est athée ou agnostique. Il faut attendre le XVIIIe siècle, me semble-t-il, pour que s'exprime clairement une ambition personnelle. A cette époque, la religion et les croyances commencent à être fortement critiquées et l'homme s'affirme enfin comme sujet, capable de dépasser ses propres limites indépendamment d'une vision religieuse de l'humanité. L'ambition, pour s'affirmer, a besoin d'un recul de l'emprise religieuse ainsi que de l'affirmation de l'individu comme sujet.

Vous montrez que l'ambition est d'abord une notion masculine. Quand l'ambition féminine a-t-elle été acceptée?

E.B. Si quelqu'un est sommé de rester à sa place, c'est bien la femme! Se dire ambitieuse, comme Mme du Châtelet ou, de façon différente, Mme d'Epinay, est apparu comme un véritable scandale. Cela signifiait: «Je sors de la place que la religion mais aussi les hommes et la société m'assignaient.» Toutes deux furent, à leur manière, des scandaleuses, les premières à dire: «Moi, je», «Moi d'abord», avant mon mari, mes enfants ou les rôles qui me sont assignés par la société. Ce fut d'une audace incroyable pour l'époque. Voilà pourquoi je les ressens comme nos ancêtres. Mais ne nous trompons pas: elles ont ouvert des portes qui se sont aussitôt refermées. La Révolution française se chargea de mettre un terme à l'ambition féminine. 

Comment cela?

E.B. Les droits de l'homme s'appliquent... à l'homme, mais pas à la femme. Ces dernières en sont exclues de façon très explicite. En octobre 1793, les députés ont décidé qu'il n'était pas question de donner des droits aux femmes, en vertu des principes énoncés par Rousseau. Si on donne des droits aux femmes, alors c'est le malheur de la société qui s'ensuivra: voilà ce que pensaient les révolutionnaires. Les femmes étaient considérées comme les enfants et les fous: privées de leurs droits civiques pour le bien de la société, c'est-à-dire pour qu'elles puissent s'occuper de leur famille. Mais il faut aussi dire que cet état de fait a convenu à la majorité des femmes: en effet, en échange de ce renoncement aux droits politiques, on leur donnait un empire absolu, celui du privé, de la famille. 


Il y aurait donc eu complicité objective des femmes dans leur asservissement?

E.B. Oui, n'oubliez pas qu'elles étaient, à l'époque, de grandes lectrices de Rousseau, de La nouvelle Héloïse, entre autres, où sont exposés ces principes. Pour la première fois, on leur assignait une responsabilité et un rôle immenses. On peut lire que si un enfant devient un adulte bien développé c'est la femme qui en aura les bénéfices, alors que s'il devient un délinquant elle sera considérée comme la coupable. Les femmes se sont accommodées de cet échange.

Mme d'Epinay, qui réfuta Rousseau, connut pourtant un grand succès après sa mort. Mais comment expliquer que le XIXe siècle n'ait pas mieux considéré l'ambition féminine?

E.B. Pour une raison simple: si on a relu Mme d'Epinay, c'était moins pour son traité de pédagogie que pour cette oeuvre inouïe que sont les Contre-confessions. Jetez-vous là-dessus, c'est un très grand livre! La réponse complète aux Confessions dans lesquelles elle est traînée dans la boue par Rousseau. Mais ses grands sujets, l'autonomie des filles et l'indépendance intellectuelle des femmes, n'étaient pas audibles au XIXe siècle, surtout pour la bourgeoisie. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour découvrir Mme d'Epinay. Tout comme Mme du Châtelet, d'ailleurs, qui fut la première femme de science en France. (...)
 
Qui était Mme du Châtelet?

E.B. Une amoureuse. Très libertine. Une femme à la sexualité dévorante, capable, dans le même temps, de traduire Newton. Mais à l'époque une femme n'a guère le choix: elle ne peut pas devenir un grand général ou un grand financier. Elle peut, en revanche, devenir une grande intellectuelle. En cela, Mme du Châtelet est très contemporaine. Comme les jeunes filles d'aujourd'hui, au départ, elle veut tout: réussir sa vie personnelle, sa vie professionnelle, sa vie amoureuse, sa vie maternelle... 

Revenons à la définition de l'ambition: passion négative ou chance de salut?

E.B. Pour ma part, je n'ai jamais pensé que l'ambition était négative. L'ambition signifie ceci: je vais essayer de mettre tout ce que j'ai d'énergie, de volonté, de travail, de force, au service d'une amélioration ou d'une production, et il y a une chance sur un million pour que j'y arrive mais je le fais quand même. Dans le cas de Mme du Châtelet et de Mme d'Epinay, l'ambition consiste à laisser une trace de soi. Mais comment consacrer tant d'énergie à quelque chose d'aussi aléatoire? C'est une folie, non? Et pourtant, telle est la grandeur de l'être humain. 

Mme du Châtelet la définit pourtant comme la passion «qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres». Se méfiait-elle de l'ambition?

E.B. L'ambition fait peur. Toujours. Y compris à celui ou à celle qui s'y adonne. Mais le bonheur passe nécessairement par l'autre: seul, le bonheur n'existe pas. Aujourd'hui, il me semble que nous avons les moyens, qui n'existaient pas au XVIIIe siècle, de nous concentrer sur les petits plaisirs de la vie, et nous feignons de croire qu'il s'agit du bonheur. Mme du Châtelet s'est toujours débrouillée pour allier son ambition personnelle et sa quête du bonheur avec autrui. Ainsi a-t-elle eu une relation exceptionnelle avec un homme - et quel homme!: Voltaire - pendant cinq ans. A Cirey, ils vivaient ensemble et travaillaient chacun de leur côté, comme des bêtes. C'est elle qui l'a initié à la physique de Newton et qui lui ménageait, dans le même temps, de véritables plages de plaisir. Je crois que le couple que formaient Mme du Châtelet et Voltaire a bien mieux réussi que celui de Sartre et Beauvoir: pendant un moment béni, ils ont réussi à allier la réalisation de leur ambition personnelle la plus haute et la plus exigeante et, dans le même temps, le plaisir, la chaleur, l'amour. 

Qu'est-ce qui distingue l'arrivisme de l'ambition?

E.B. Je ne ferai pas le procès de cette forme d'ambition que l'on appelle l'arrivisme. On appelle souvent «arrivistes», pour les condamner, ces hommes ou ces femmes ambitieux qui ont, au fond d'eux-mêmes, cette angoisse d'être venu sur terre pour rien et de disparaître dans l'indifférence générale. Y a-t-il de faux et de vrais ambitieux? Pour le dire autrement: y a-t-il des êtres purs? Il existe des gens qui se moquent bien de ce qui se passera après leur mort mais qui veulent marquer leur existence en obtenant la reconnaissance des autres pendant leur vie. C'est même de plus en plus fréquent. Prenez le phénomène Star Academy: ce sont des individus qui ont besoin d'être vus par les autres, que le regard des autres fait exister. On pourrait assimiler ce phénomène à une ambition de pacotille, à un arrivisme conjoncturel sans la moindre importance. Pour ma part, je me refuse à juger. Il faut être à l'intérieur du sujet pour comprendre ce qui distingue une ambition noble d'une ambition vulgaire. Toujours est-il que nous avons tous envie de laisser une trace, un petit quelque chose. La plupart des femmes trouvent cette longévité dans la descendance. Pas Mme du Châtelet. Elle a eu des enfants mais ça ne lui a pas suffi. En cela, elle est très contemporaine. 

Mme du Châtelet serait donc la première femme à comprendre que la vie, même si elle est exceptionnelle, ne suffit pas...
 
E.B. Oui, et c'est pour cela qu'elle publie. Il ne suffit pas d'avoir, comme elle, une intelligence en éveil. Ainsi, le jour de sa mort, elle envoie le manuscrit de cette immense ouvre qu'est sa traduction des Principes mathématiques de Newton à la Bibliothèque royale: pour être sûre que ça restera! Et elle a eu raison puisque c'est dans cette édition que l'on a lu Newton jusqu'en 2000.

Mme du Châtelet et Mme d'Epinay étaient-elles tenaillées par le démon de la célébrité?

E.B. Non. Mme d'Epinay était plus proche de la grande bourgeoisie que Mme du Châtelet, qui fut une aristocrate et se comporta de façon très hautaine, méprisant les gens de condition inférieure. Mme d'Epinay n'a jamais cherché la célébrité. Pour preuve, son silence dans les travaux de Grimm et Diderot: elle tint la correspondance des deux mais jamais ne la signa. Ce sont les chercheurs qui, récemment, ont découvert la part - immense - qu'elle prit dans leurs travaux. Diderot lui demanda à plusieurs reprises de relire ses pièces ou ses écrits et de les corriger; jamais Mme d'Epinay ne s'en est vantée. Notre époque, elle, est en effet saisie par le démon de la célébrité. Mais ce dernier n'a rien à voir avec l'ambition. Depuis qu'Andy Warhol a affirmé que tout le monde a droit à son quart d'heure de célébrité, chacun le cherche à tout prix. Et le phénomène de la téléréalité renforce le rôle de ce démon. Mais l'édition et le monde intellectuel sont également touchés par ce fléau.(...)

A vous lire, on a l'impression que le principal obstacle à l'émancipation féminine au XVIIIe siècle a été... les femmes?

E.B. Je n'irai pas jusque-là. Après tout, Mme du Châtelet a publié des traités qui ont soulevé la polémique de son vivant. Mais il faut préciser qu'à la mort de Mme du Châtelet et de Mme d'Epinay on a fait peu de cas de leur ouvre dans les revues ou les correspondances littéraires. Cela dit, il est vrai que les autres femmes furent à leur égard extrêmement dures et injustes. Il suffit de lire le portrait que traça de Mme du Châtelet Mme du Deffand qui se disait son «amie». Je crois que la jalousie des femmes à l'égard de celles d'entre elles qui réussissent s'exprime beaucoup plus violemment que celle des hommes. (...)

Peut-on concilier ambition personnelle et vie de famille?

E.B. L'exemple de Mme du Châtelet et de Voltaire montre que la poursuite de l'ambition se fait souvent au détriment des enfants. Pour elle, mari et enfants ne comptaient plus. La véritable ambitieuse est capable de sacrifier beaucoup de choses. Sans doute était-ce plus facile au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, le destin des jeunes femmes me semble plus difficile: toutes privilégient la réussite personnelle plus que la réussite professionnelle. La majorité des femmes ont ces deux ambitions chevillées au corps: elles me semblent tiraillées entre celle de réussir leur vie personnelle et celle de réussir professionnellement. Et elles découvrent qu'il est atrocement difficile d'arriver à concilier les deux: lorsque l'on fait les comptes, après dix ou quinze ans, le résultat est rarement celui que l'on escomptait. Beaucoup de femmes qui sont arrivées aux premières loges dans le monde économique ou financier ont dû sacrifier leur vie privée, renoncer à avoir des enfants. Et ce mouvement risque de s'intensifier davantage car la vie professionnelle est de plus en plus dure - bien plus qu'il y a vingt ans. Une femme doit se battre pour décrocher un emploi, trouver un compagnon, le garder, être heureuse avec lui, avoir des enfants, puis pour que les enfants, une fois adolescents, ne lui balancent pas à la figure qu'elle a été une mère lamentable... Celles qui réussissent dans tous les domaines sont peu nombreuses. La phrase de Mme de Staël, «la gloire est le deuil éclatant du bonheur», est devenue un lieu commun mais n'est pas tout à fait fausse. Ceci dit, on peut aussi trouver son bonheur hors de la famille: dans son ambition personnelle. 
 

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