jeudi 26 mai 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (11)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici, année par année (ici, l'année 1755), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.

( Pour lire l'article précédent, c'est ici )
 
le marquis d'Argenson

Février 1755 — 


Bruit de changement de maîtresse à la cour; le Roi est fort amoureux de la duchesse de Broglie (Ndlr : Il s'agit de Louise-Augustine Crozat de Thiers mariée le 11 avril 1752 à Victor-François, duc de Broglie. Le 17 août 1754, elle avait été, dit la Gazette de France, " mise par le Roi au nombre des dames nommées pour accompagner Mmes Victoire, Sophie et Louise."), et lui a écrit une déclaration d'amour, c'est le grand bruit de la cour, car l'on ne doute pas que la première condition exigée ne soit de renvoyer la marquise. Certes ce serait un grand bonheur pour la nation que d'être défaite de cette favorite. Présentement elle est pour le clergé, sous prétexte de craindre pour la vie du Roi; elle se porte à des ménagements qui empêchent la fin de l'affaire du clergé et des magistrats. Une nouvelle maîtresse coûtera quelque chose à l'État, mais on espère qu'il y gagnera d'ailleurs. Le Roi, devenant plus faible, a besoin de ragoûts pour ranimer ses feux; il a aujourd'hui 45 ans. Dans ces dispositions, son amour sera-t-il une passion capable de l'effort qu'on lui demande pour chasser son ancienne amie? C'est un grand sujet de doute.
la duchesse de Broglie


 (Depuis l'exil du haut clergé, les menaces d'empoisonnement reviennent souvent dans les notes du mémorialiste. Il faut dire qu'en ce début d'année 1755, le roi tenait encore tête à l'archevêque de Paris...)  

C'est un applaudissement universel et de grands éloges donnés au Roi que cette nouvelle disgrâce réaggravée contre l'archevêque de Paris. Le public est d'un grand poids dans son suffrage; qu'un roi suive ce suffrage, qu'il attribue plus de confiance aux compagnies qu'aux ministres et il est sûr de bien gouverner. Au reste, l'on traite ici l'archevêque de Paris comme un enfant, comme un pécheur entêté et impatient qu'on ne peut persuader; ce mépris est le comble de la disgrâce,



Mars 1755 — 
( C'est au printemps 1755 que ce conflit va connaître un dénouement tout provisoire)

Avant-hier se tint à Paris, chez le cardinal de la Rochefoucauld, une espèce de concile de tous les cardinaux et évêques qui étaient à Paris. Cela avait été précédé d'une visite de ce cardinal à Lagny, chez M. l'archevêque de Paris, où celui-ci avait déclaré qu'il ratifierait ce dont l'assemblée conviendrait, et l'on prétend (sans le savoir) que le résultat de cette assemblée va finir l'affaire et conclure la paix entre l'empire et le sacerdoce.

Cependant l'on croit impossible que les évêques puissent se réduire suffisamment pour laisser les fidèles tranquilles sur ce chiffon de bulle Unigenitus. Le parlement est bien éclairé et instruit de ces matières. Il ne passera rien ; de son côté, le haut clergé ne voudra jamais reconnaître expressément la compétence du parlement sur ces matières d'abus. Ainsi ce ne sera que chicanes, subterfuges, et rien de net dans des matières si importantes pour l'État. (...)

Je regarde même comme une grande faute d'avoir permis une telle assemblée de prélats, qui ne feront que se tenir plus fiers, tandis qu'en les humiliant on aurait la paix; mais la prochaine assemblée du clergé contribue à ces ménagements pour en tirer de l'argent.



L'on assure l'affaire accommodée, et que l'archevêque de Paris promet enfin de ne plus exiger des moribonds ni billets de confession, ni nomination ou désignation de leurs confesseurs, ni autre chose hors du rituel, rite confessus, le tout en vue de la bulle Unigenitus, au moyen de quoi la déclaration du 2 septembre sur le silence sera bien observée.



Mais, ô malheur ! ô disgrâce pour la constitution Unigenitus et pour les constitutionnaires ! voici qu'incidemment à cela le procureur général a appelé de l'exécution de cette bulle et le parlement a prononcé qu'elle n'était point règle de foi, défendant de la regarder ainsi à tout ecclésiastique, de quelque ordre, qualité et dignité qu’ils soient (ce qui veut dire les évêques), leur ordonnant de se renfermer dans le silence général respectif et absolu ordonné par la déclaration du 2 septembre dernier.

Voilà la Constitution anéantie nationalement; la voilà qualifiée et condamnée à un éternel silence.



Le peuple est échauffé contre les prêtres, et ceux qui paraissent dans les rues en habit long ont à craindre pour leur vie. La plupart se cachent et paraissent peu. On n'ose plus parler aujourd'hui pour la Constitution et pour le clergé dans les bonnes compagnies; on est honni et regardé comme des familiers de l'inquisition.



II en résulte donc que l'archevêque de Paris leur (aux curés de Paris) a donné ses ordres en ces quatre articles: 1° que les curés qui porteront les sacrements auront des conférences secrètes avec les malades, sans quoi ils remporteront les sacrements; 2° que les malades déclareront s'ils ont été confessés par un prêtre approuvé, sous même peine; 3° refuser les sacrements aux appelants qui ne rétracteront pas leur appel; 4° que la prochaine assemblée du clergé décidera le sort des billets de confession, non comme supérieure dans l'ordre hiérarchique, mais par la seule déférence que l'on doit à des confrères éclairés. (…) Sur ces quatre articles bien prouvés, bien établis pour les dépositions des curés, il y a certes de quoi faire le procès en forme à l'archevêque de Paris, comme perturbateur du repos public et comme désobéissant au Roi



J'entends à la cour parler d'infraction à l'autorité du Roi par le parlement; hélas! c'est bien plutôt de la part de ce vilain sacerdoce. Qui est-ce, en effet, qui l'attaque, qui désobéit, sinon les évêques? qui la soutient pour la paix et pour la bonne discipline, sinon le parlement? On allègue la religion: est-ce cette plate bulle Unigenitus? non, au contraire, elle suppose un Dieu tracassier et auteur de tous les vices d'avidité de nos infâmes prêtres.

L'on voit aujourd'hui les constitutionnaires occupés de tramer au Roi des embarras dans sa cour par la famille royale.



Quant à l'intrigue de cour, voici maintenant les deux partis : d'un côté, M. le prince de Conti, le premier président et le parlement ; de l'autre, la Reine, la famille royale, les bigots et les bigotes de la cour, le ministère, et, parmi les ministres, principalement mon frère, M. de Séchelles (et même le garde des sceaux, qui a tourné casaque), et la marquise de Pompadour, par crainte et par haine du prince de Conti, du premier président, qu'ils voyaient devenir premier ministre, et du parlement, dont la force se fait craindre à eux.
le prince de Conti, l'un des principaux opposants au roi (et à la marquise...)



Avril 1755 -


Il faut toujours définir le monarque pour juger des événements dans une monarchie telle que la nôtre. On ne peut être moins propre qu'est Louis XV aux coups d'État; il ose légèrement et témérairement, puis il s'ennuie et il craint ; jamais il n'y a eu d'homme moins courageux d'esprit que ce prince. De là arrive que chaque ministre qui l'approche sent peu à peu ses forces et n'a qu'à oser pour exécuter. C'est ainsi que le cardinal de Fleury l'a gouverné pendant dix-sept ans; ainsi la marquise, qui n'est plus la maîtresse depuis trois ans, continue à le dominer par le ton et par la hardiesse; ainsi chaque ministre tire à lui la couverture et la déchire.



Juin 1755


 L’assemblée du clergé a accordé promptement au Roi seize millions, dont six paraissent donnés comme pour tenir lieu d’abonnement au vingtième. Cette assemblée a répété plusieurs fois avec affectation le mot de don gratuit. En même temps Sa Majesté lui a recommandé de travailler incessamment à une meilleure répartition de leurs impositions.
(On se souvient que le clergé s'était fermement opposé au paiement du vingtième)



Août 1755
 

Le 7 au soir fut disgraciée la comtesse d’Estrades, dame d’atour de Mesdames de France et cousine de la marquise de Pompadour. On l’éloigne de la cour seulement, et on lui demande la démission de sa charge. C’est la marquise qui lui cause cette disgrâce : elle s’était révoltée contre elle, et s’était donnée à mon frère; nous avons à craindre quelque contre-coup politique dont ceci serait l’avant-coureur.

  
Il est certain que la cause apparente de la disgrâce de la comtesse d’Estrades est qu’elle a maltraité Madame Adélaïde qui a demandé son changement, à quoi la marquise de Pompadour, sa cousine, a fort applaudi, car elle avait toujours été ingrate à son égard et l’avait toujours haie, même au milieu de la plus grande distribution de ses bienfaits. Mme d’Estrades ne laisse point de regrets d’elle, mais au contraire applaudissements publics de son éloignement…

(Selon certains biographes, il faut chercher ailleurs la cause de cette disgrâce. En effet, Mme d'Estrades, ennemie de la Pompadour, aurait encouragé la petite O'Murphy à se faire déclarer maîtresse en titre. Le plan échoua, comme on le sait...)

  
Depuis qu’il est question de guerre et de préparatifs, le Roi a pris de l’humeur contre la marquise de Pompadour qui, à la vérité, est bien chère et coûte gros à l’État, tant pour elle que pour les arts inutiles et pour les prodigalités qu’elle protège. On avait tenu de semblables discours au cercle de conversation de Mme d’Estrades, et cela lui avait été rapporté : « Il n’y avait, disait-on, qu’à renvoyer la maîtresse.» La marquise a donc été sur le côté : elle a cru important de reparaître accréditée par un grand coup d’éclat, et elle n’a rien trouvé de mieux que de faire chasser sa cousine: elle y a poussé le Roi et a insisté comme elle sait faire. Elle est très grande comédienne , elle pleure avec grâce et joue le désespoir, elle sait insister et l’emporter sans pour cela déplaire au Roi, et c’est par là qu’elle obtient tant de choses que nous avons vues. Le Roi lui allégua que la comtesse d’Estrades plaisait à Mesdames ; cependant la marquise avait su que, depuis, Mme d’Estrades avait mécontenté Madame Adélaïde; elle alla donc trouver cette princesse, et la tourna tant qu’elle en reçut cette réponse : « que Mme d’Estrades l’ennuyait assez. » La marquise le fut dire au Roi.
la Pompadour, quelques années plus tard

Le matin du jour de cette disgrâce, la marquise insista donc, pleura et lamenta; enfin, une heure avant l’ordre, le Roi résistait encore, c’est ce qui fit que la comtesse fut invitée de nouveau au souper de M. de Soubise; enfin le Roi donna l’ordre fatal à M. de Saint-Florentin pour cette disgrâce, et lui a conservé ses appointements, vu sa prétendue pauvreté.



 Les secrétaires d’État font courir le bruit que la marquise de Pompadour devient leur premier ministre, qu’ils vont travailler chez elle et que bientôt le conseil se tiendra dans son appartement. L’on charge ce bruit avec affectation, et tout cela est fait par une politique de sérail bien méditée pour dégoûter le Roi de la favorite, avec qui d’ailleurs il ne prend plus ses plaisirs.



Octobre 1755 -


La favorite continue à piller l’État et à assouvir une avarice sordide; plus elle est riche, plus elle veut l’être, plus elle se mêle de tout, surtout des places de finance et des emplois militaires et de cour. Or, l’argent devenant rare pour les finances et pour la guerre qui presse, l’on pourra enfin persuader le Roi qu’il faut se défaire de cette sangsue qui ruine tout, qui gâte tout, et qui déshonore le règne. Il ne faut qu’un moment pour consommer ce coup d’État; le Roi gémirait quelque temps, puis n’y songerait plus, et alors les ministres seraient, dit-on, les maîtres d’un règne qui deviendrait bientôt despotique. Car il sort quelques bonnes choses de cette boutique de la favorite : elle adoucit les coups de despotisme des ministres, c’est par elle que le Roi s’est accommodé avec le parlement, c’est elle qui a adouci notre cause contre les Anglais et qui a jeté le Roi dans des partis de douceur et d’équité. Cela se fait, si vous voulez, par le seul dessein de contredire mon frère qui est pour le despotisme et pour les troubles qui y mènent, mais cela va cependant au bien des peuples. Certes, elle a grand tort de détourner le Roi de toute économie de cour, et de promouvoir aux places des sujets indignes



On assure que la demoiselle Morfi est plus que jamais la maîtresse du Roi et qu’elle a un enfant de Sa Majesté. Elle est engraissée et embellie. Cependant la marquise de Pompadour est plus aimée que jamais en apparence; mais l'on croit que sa disgrâce est prochaine, le Roi aimant plus la dissimulation et les coups d’État que toute autre chose.

Marie-Louise O'Murphy


La faveur de cette dame diminue et est sapée sous main; les ministres insinuent doucement à Sa Majesté qu’elle est obstacle à toute économie, et cependant le Roi se trouve contraint dans ses dépenses; l’on croit que cela pourra aboutir un matin à un divorce.



Novembre 1755 -


Le Roi semble affecter plus que jamais de déférer le premier ministère à la marquise de Pompadour. L’on voit bien que c’est par elle que passent les opinions et les avis de quelques gens de travail et qui lui sont affidés, comme du garde des sceaux Machault et de quelques ambassadeurs ou gens à portée de l’être, et c’est dans ce centre d’affaires que le Roi trouve deux choses : la consolation contre les événements fâcheux et des contrôles de ses ministres ordinaires ; tous y courent et prennent ses ordres, hors mon frère.(…) Certes il vaut mieux voir au gouvernail une belle nymphe debout, qu’un vilain singe accroupi comme était feu le cardinal de Fleury; mais ces belles dames sont de l’humeur des chattes blanches qui, plaisant d’abord par quelques signes, bientôt vous mordent et vous égratignent par des caprices soudains.



Décembre 1755 -


Il a toujours la petite Morfi ; mais, pendant qu’elle était en couche cet été, il a pris une seconde petite beauté dans l'intervalle, et c’est à celle-ci qu’il se tient aujourd’hui. Ainsi Louis XV a aujourd’hui trois maîtresses. L’on tient très secret ce troisième amour. Il peut être vrai qu’il marie la Morfi, comme on dit. 
(Le roi avait effectivement pris pour maîtresse la jeune soeur de la Morfi. Quant à la disgrâce de cette dernière, elle est due au complot qu'elle avait tramé avec Mme d'Estrades pour évincer la Pompadour)

Cependant par mutinerie, et sur ce qu’on a dit qu’il renvoyait la marquise de Pompadour, il l’a élevée plus que jamais à toute la sublimité de favorite déclarée. Toutes grandes affaires passent par elle; il veut que les ambassadeurs lui aillent rendre visite les mardis comme à la Reine.



La petite Morfi est sûrement mariée à un homme de condition (qu'on ne nomme pas), et est partie avec lui pour une province éloignée. Le Roi a pris à son service sa jeune sœur qui a dix-sept ans ; c'est un goût de notre monarque d'aller ainsi de sœurs en sœurs.
(Elle fut effectivement mariée en novembre 1755 à un officier au régiment de Beauvoisis)



Le Roi a marié sa maîtresse Mlle Morfi, irlandaise et fille d'un savetier, à un homme de qualité, (dont on ne dit pas le nom), il est parent de M. de Soubise, et ce prince a servi de témoin à ce mariage. On lui a donné 200000 livres en argent, 1000 l. en bijoux et 1000 louis pour frais de noces. On lui enjoignit à quatre heures du matin de partir pour Paris, et y fut conduite : là elle reçut l'ordre imprévu de se marier, et il fallut bien obéir; aussitôt après son mariage, ou la fit partir pour la province de son mari. Le Roi s'est chargé de l'enfant qu'il a eu d'elle, et nous en verrons bientôt faire un grand seigneur. S. M. a pris pour nouvelle maîtresse la fille d'une coiffeuse (Mademoiselle Fouquet), que l'on dit être très jolie. La marquise de Pompadour reste toujours l'amie et joue le rôle de premier ministre.

(à suivre ici)

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