Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici, année par année (ici, l'année 1753), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.
-->le marquis d'Argenson |
(lire l'article précédent ici)
Janvier 1753 -L'on disait la marquise de Pompadour sur le côté et sur le point de la disgrâce; cependant elle donne encore de bons coups de collier. Elle vient de chasser de chez elle la jeune Mme de Choiseul, comme une petite p..., qui lorgnait le Roi et qui avait d'autres amants. Elle a commencé par se plaindre d'elle à son mari, le comte de Choiseul, lui disant qu'elle avait une mauvaise conduite, qu'elle avait eu le chevalier de Bissy; on a fait signer à celui-ci une lettre, portant qu'il n'en était rien. Mme de Pompadour a dit que c'était un petit serpent qu'elle avait nourri dans son sein; elle lui a donc interdit désormais les soupers dans les cabinets, elle a défendu à Mme d'Estrades de plus lui donner à manger : ainsi elle est réduite à venir servir la semaine chez Mesdames, puis retourner à Paris. M. de Choiseul a pris son parti et a dit qu'il était fort content d'elle. Depuis cela, Mesdames et Monsieur le Dauphin ont fait plus d'accueil que jamais à M. et à Mme de Choiseul, à cause qu'elle est devenue l'ennemie de Mme de Pompadour.
La marquise de Pompadour a repris vigueur, elle a fait des cordons bleus, elle a déterminé les seize lettres de cachet de Bretagne, elle a presque chassé de Versailles sa nièce de Choiseul, quoiqu'elle y soit revenue aujourd'hui pour quelques jours seulement, mais fort changée. Enfin, elle se bat encore fort bien avec les restes de son crédit, mais l'on assure que le Roi évite le particulier avec elle et s'y ennuie sensiblement, cependant il ne sait comment s'y prendre pour la renvoyer.
Février 1753 —
On assure que le Roi couche avec une nouvelle maîtresse, qui est la fille de Mme Truchon (ndlr : En fait, Trusson : sa mère était proche de la Marquise), et que Mme de Pompadour y a consenti et l'a donnée elle-même, voulant conserver son poste de bonne amie; mais on assure aussi que la marquise, malgré cette précaution de complaisance, ne tardera pas à être renvoyée, et que tout s'arrange pour cela...
Le Roi donne dans les passades; il jette le mouchoir à de jeunes filles ou femmes qu'il aperçoit à la messe ou au grand couvert. Bachelier, son vieux premier valet de chambre, les lui administre. Une jeune beauté de Montpellier, fille de la présidente Nicquet (que je connais), vient de sauter le pas, et est encore à Versailles ; elle vise à être maîtresse déclarée (Cette petite maîtresse était la fille d'un parlementaire toulousain). La marquise supporte le tout comme elle peut ; le Roi la contraint à aller rendre quelques visites qu'elle ne voulait pas rendre. Le crédit diminuera toujours quand les attraits de l'amour ne soutiennent plus cette faveur, mais l'art peut se substituer à la nature. Cependant il est à craindre que le Roi n'excède ses forces à ces nouveaux ragoûts, et les dépenses augmentent, comme on peut juger.
Un homme de la cour et de l'intrigue des cabinets m'a dit ceci ce matin: Pour le sûr, le Roi n'a plus la marquise de Pompadour comme maîtresse; elle n'a plus aucunes fonctions près de lui, elle supporte les passades que le prince prend souvent avec quelques beautés de Paris et surtout les plus jeunes filles. Son valet de chambre Lebel les lui amène dans sa chambre, et cette chambre s'appelle le trébuchet, parce qu'on y prend de jeunes oiseaux. Mme de Pompadour compte garder longtemps le rôle de premier ministre et d'amie; elle se croit les qualités qu'il y faut, prétendant entendre les affaires avec bon sens, donnant, dit-elle, un grand essor et émulation aux beaux-arts, et étant la seule qui entretienne de la magnificence à la cour; mais elle ne voit pas combien sont frivoles ces arts qu'elle anime, et quelles profusions ridicules elle excite.
Mars 1753 —
Un courtisan m'a dit hier qu'il était certain que la marquise de Pompadour serait congédiée avant Pâques, et qu'on n'en pouvait douter, le Roi en était dégoûté, et la voyait très peu en particulier, que cela se remplacerait ainsi : quelque petite beauté de Paris de temps en temps que son valet de chambre le Bel lui procure dans son appartement
Le crédit de la marquise de Pompadour se soutient encore par habitude de confiance, mais, pour le certain, elle n'est plus concubine. J'ai parlé de la petite fille de quatorze ans qui a servi de modèle à des peintres; il est certain que le Roi l'entretient dans une petite maison à Versailles (dans le célèbre quartier du Parc-aux-cerfs), et que Sa Majesté disparaît chaque jour quelques heures, sans qu'on sache ce que devient le monarque. C'est ce qui donne aujourd'hui au Roi plus de goût pour résider à Versailles. Etant las de la marquise, il a voulu avoir une fille très neuve, craignant avec raison la vérole. Il a eu le pucelage de celle-ci; elle n'était pas même réglée quand il l'a eue et il l'a rendue grande fille.
la petite O'Murphy, peinte par Boucher |
Avril 1753 —
L'on m'a conté ces amours secrets de notre monarque, où l'on verra qu'il tombe de plus en plus de la houlette à la chaumine. Mme d'Étioles, devenue marquise de Pompadour, était une grande dame au prix des deux dernières amourettes. Cet hiver, il a joui quinze jours d'une petite fille qui servait de modèle à des peintres. A présent il a une maîtresse en règle d'un ordre encore inférieur à celle-là s'il se peut : elle est de l'ordre des p.... par famille et par état. La nommée Morfi (En fait, il s'agit de la célèbre Marie-Louise O'Murphy. Elle était alors âgée de quinze ans) était revendeuse et tenait une petite boutique au Palais-Royal, il y a dix ans; mère de quatre filles, elle a vendu leurs pucelages l'un après l'autre, quand ils sont venus en maturité. L'aînée de ces sœurs se nomme Mme de Saint-Gratien, et est aujourd'hui entretenue par un conseiller; les deux autres ont joué à l'Opéra-Comique, sans autre talent que leur figure. La cadette, qui est aujourd'hui sultane favorite, a travaillé chez une couturière nommée Mme Fleuret qui procure des amants à ses ouvrières. Elle les élève en règle, et, celle-ci venant de faire sa première communion dans un couvent, cela a fait croire qu'elle était plus sûre qu'une autre. Or le Roi craint la vérole avec grande raison; lassé de la marquise, il a résolu de se servir ainsi de petites filles, les plus neuves qu'on pourra trouver, et il a envoyé son premier valet de chambre Lebel, à Paris, pour y marchander un nouveau pucelage Celui-ci a été à la dame Fleuret, qui l'a abouché avec la dame Morfi; il a vu la petite Morfi qui a quatorze ans six mois, et qu'il a trouvée bien. Il a dit que c'était pour un seigneur de Versailles; il l'a envoyée par un pot-de-chambre (nom d'une voiture). Il a donné mille écus à la mère et cent louis à la couturière appareilleuse. La petite fille a de l'esprit et a plu beaucoup au monarque; elle a actuellement une jolie maison au Parc aux cerfs, une gouvernante, une femme de chambre, une cuisinière et deux laquais. (...)
Sa rivale, la petite Morfi, commence à venir chez le Roi et à ne se plus cacher de sa faveur. Elle a de l'esprit et une volonté décidée; elle prétend chasser la marquise; elle a seize ans
Mme de Pompadour a signé son marché pour l'acquisition du magnifique hôtel d'Évreux (Construit entre 1718 et 1720 : aujourd'hui, palais de l'Elysée) à cinq cent mille livres et un diamant de vingt mille livres pour la princesse de Turenne. Elle continue donc dans son crédit et dans son insolence, quoiqu'elle n'ait plus de part aux caresses du Roi. Elle ne peut ignorer qu'une autre petite fille tient sa place dans le lit du monarque, ce qui marque peu de délicatesse à elle, et de mauvaises mœurs à notre Roi. (...)
la Pompadour, par Van Loo |
Il y a eu, jeudi et mardi, une scène à la cour qui fait croire à la disgrâce prochaine ou consommée de la marquise de Pompadour. Le Roi devait aller à Bellevue mardi; il a changé d'avis subitement, et est allé à Trianon. Le lundi au soir, après le grand concert, Sa Majesté monta chez la marquise, où il y avait grande compagnie; il fit sa partie de jeu, puis il dit un mot à l'oreille de la marquise ; elle lui repartit quelque chose et passa dans son cabinet tout en pleurs. Le lendemain mardi, jour d'ambassadeurs, le Roi dit à son lever qu'il avait été incommodé la nuit; on lui demanda ce que c'était, il dit que c'était une indigestion; on proposa de le purger bientôt; il remit la chose, puis il dit qu'il faisait beau, qu'il irait à la chasse, et, partant pour la chasse, il dit qu'il irait à Trianon, et il y passe le temps qu'il devait donner à Bellevue. Là, il y a souper tous les soirs avec la famille royale, où la marquise n'est point admise, et peu de pourparlers avec elle. Le Roi aime de plus en plus la petite Morfi qui l'amuse beaucoup : voilà les amours volages et constants dont est capable le monarque; il quitte durement , et la marquise est menacée d'un renvoi prompt, si elle ne le prévient après quelques dégoûts comme ceux-ci.
Mai 1753 -
La petite Morfi marque de l'esprit et dit au Roi des choses tournées et galantes. Elle a fait manquer un voyage de Choisy qui ne devait être que de trois jours : elle lui soutint qu’il serait de cinq pour elle que, le jour du départ, elle ne ferait que pleurer et que, le jour de son arrivée, elle mourrait de joie. L’on dit qu’elle a un appartement au château et qu’elle va être maîtresse déclarée.(...)
Il n'est plus question d’autre chose que de la future et prochaine disgrâce de la marquise de Pompadour. Voulant entrer dans un cabinet secret dont elle a la clef, elle a trouvé les gardes de la serrure changées; elle en a demandé raison à Lebel, valet de chambre, qui lui a répondu qu’étant son serviteur comme il est, il ne lui conseillait pas de prétendre éclaircir la chose davantage. De là, elle a voulu avoir un éclaircissement avec le Roi, qui s’est passé très mal : le Roi lui a répondu avec dureté. (...)
La marquise de Pompadour est mieux que jamais avec le Roi. Sa Majesté lui a fait le sacrifice de la petite Morfi (qui prenait racine); on l’a mise dans un couvent pour dix-huit mois, sa mère et ses sœurs dans une campagne qu’on leur a louée à vingt lieues de Paris, et l’on vient de faire venir à sa place à Versailles, au Parc-aux-Cerfs, la nièce d’une coiffeuse, qui est très jolie. Ainsi le Roi a besoin de ces nouveaux ragoûts pour soutenir encore quelque temps ses plaisirs virils.
Mai 1753 —
C’est un faux bruit que le Roi a fait courir exprès, que Mlle Morfi ait été mise au couvent ; un homme de la cour m’a dit l’avoir vue mercredi à Marly. Elle a été à La Muette, et, pendant les deux voyages de Crécy déterminés pour le mois prochain; elle a un logement préparé à une lieue de cette maison pour y voir le Roi tous lss soirs. Mais le monarque veut que son intrigue avec cette jeune fille soit extrêmement cachée.
Juin 1753 -
Ce sont toujours de faux bruits que ceux qui courent du renvoi de la demoiselle Morfi ; le Roi l’aime plus que jamais ; je sais quelqu’un qui l’a vue dimanche à Versailles, et l’on dit même qu’elle se nomme aujourd’hui Madame.
Juillet 1753 -
On s’ennuie beaucoup à Compiègne. Le Roi y parait vieilli plus que son âge ne le comporte; il est rembruni; des chairs mollasses et le dos arrondi. La marquise de Pompadour y paraît plus brillante que jamais. Le Roi a soupé avec elle dans la maison du bois, et la petite Morfi qui y est logée a disparu ces jours-là.
Septembre 1753 -
La marquise de Pompadour décline absolument vers son couchant. L’on meuble son hôtel d’Évreux à Paris, où l’on dit qu’elle va se retirer et rester amie du Roi qui la visitera quelquefois. La petite Morfi va de venir maîtresse déclarée et presse l’expulsion de celle qu’elle a remplacée déjà dans le cœur du Roi et dans la couche royale
Novembre 1753 -
La marquise de Pompadour a en un déboire depuis peu. Le Roi montant à ses cabinets pour voir sa petite maîtresse Morfi, la marquise voulut le suivre; le Roi le lui défendit par deux fois, ce qui l’a fait bouder cinq jours.
Décembre 1753 -
On avait cru que la marquise de Pompadour serait renvoyée à la fin de Fontainebleau, mais il en est tout au contraire, et elle se montre à Versailles plus favorite que jamais. (...) La demoiselle Morfi, maîtresse du Roi, est grosse de quatre mois.
(à suivre ici)
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