La polémique autour de la présence de Charles Maurras dans le Livre des Commémorations Nationales 2018 m'amène à reproduire quelques extraits de L'avenir de l'intelligence, un opuscule écrit par le polémiste au début du XXè siècle.
Dans le passage qui suit, il aborde la question des écrivains des Lumières.
Les lettrés deviennent rois.
Or, c’est, tout au contraire, la réforme, le changement des idées
admises et des goûts établis qui fut le but marqué des écrivains du XVIIIe siècle.
Leurs ouvrages décident des révolutions de l’État. Ce n’est rien de
le constater : il faut voir qu’avant d’obtenir cette autorité, ils l’ont
visée, voulue, briguée. Ce sont des mécontents. Ils apportent au monde
une liste de doléances, un plan de reconstitution.
Mais ils sont aussitôt applaudis de ce coup d’audace. Le génie et la
modestie de leurs devanciers du grand siècle avaient assuré leur crédit.
On commence par les prier de s’installer. On les supplie ensuite de
continuer leur ouvrage de destruction réelle, de construction
imaginaire. Et la vivacité, l’esprit, l’éloquence de leurs critiques
leur procure la vogue. Jusqu’à quel point ? Cela doit être mesuré au
degré de la tolérance dont Jean-Jacques réussit à bénéficier. Il faut se
rappeler ses manières, ses goûts et toutes les tares de sa personne.
Que la société la plus parfaite de l’Europe, la première ville du monde
l’aient accueilli et l’aient choyé ; qu’il y ait été un homme à la
mode ; qu’il y ait figuré le pouvoir spirituel de l’époque ; qu’un
peuple tributaire de nos mœurs françaises, le pauvre
peuple de Pologne, lui ait demandé de rédiger à son usage une
« constitution », cela en dit plus long que tout. Charles-Quint ramassa,
dit-on, le pinceau de Titien ; mais, quand Titien peignait, il ne
faisait que son métier, auquel il excellait. Quand Rousseau écrivait, il
usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple
entier, puisqu’il n’était même point le sujet du roi, ni membre d’aucun
grand État militaire faisant quelque figure dans l’Europe d’alors.
L’élite politique et mondaine, une élite morale, fit mieux que ramasser
la plume de Jean-Jacques ; elle baisa la trace de sa honte et de ses
folies ; elle en imita tous les coups. Le bon plaisir de cet homme ne
connut de frontières que du côté des gens de lettres, ses confrères et
ses rivaux.
La royauté de Voltaire, celle du monde de l’Encyclopédie, ajoutées à
cette popularité de Jean-Jacques, établirent très fortement, pour une
trentaine ou une quarantaine d’années, la dictature générale de l’Écrit.
L’Écrit régna non comme vertueux, ni comme juste, mais précisément
comme écrit. Il se fit nommer la Raison. Par gageure, cette raison
n’était d’accord ni avec les lois physiques de la réalité, ni avec les
lois logiques de la pensée : contradictoire et irréelle dans tous ses
termes, elle déraisonnait et dénaturait les problèmes les mieux posés.
Nous aurons à y revenir : constatons que l’absurde victoire de l’Écrit
fut complète. Lorsque l’autorité royale disparut, elle ne céda point,
comme on le dit, à la souveraineté du peuple : le successeur des
Bourbons, c’est l’homme de lettres.
L’abdication des anciens princes.
Une petite troupe de philosophes prétendus croit spirituel ou profond
de contester l’influence des idées, des systèmes et des mots dans la
genèse de la Révolution. Comment, se disent-ils, des idées pures, et
sans corps, retentiraient-elles sur les faits de la vie ? Comment des
rêves auraient-ils causé une action ? Quoique cela se voie partout à peu
près chaque jour, ils le nient radicalement.
Cependant, aucun des événement publics qui composent la trame de
l’histoire moderne n’est compréhensible, ni concevable, si l’on n’admet
pas qu’un nouvel ordre de sentiments s’était introduit dans les cœurs et
affectait la vie pratique vers 1789 ; beaucoup de ceux qui avaient part
à la conduite des affaires nommaient leur droit un préjugé ; ils
doutaient sérieusement de la justice de leur cause et de la légitimité
de cette œuvre de direction et de gouvernement qu’ils avaient en charge
publique. Le sacrifice de Louis xvi
représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes
les têtes du troupeau : avant d’être tranchées, elles se retranchèrent ;
on n’eut pas à les renverser, elles se laissèrent tomber.
Plus tard, l’abdication de Louis-Philippe et le départ de ses deux
fils Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de terre
et de mer, montrent d’autres types très nets du même doute de soi dans
les consciences gouvernementales. Ces hauts pouvoirs de fait, que
l’hérédité, la gloire, l’intérêt général, la foi et les lois en vigueur
avaient constitués, cédaient, après la plus molle des résistances, à de
simples échauffourées. La canonnade et la fusillade bien appliquées
auraient cependant sauvé l’ordre et la patrie, en évitant à l’humanité
les deuils incomparables qui suivirent et qui devaient suivre.
— Che coglione ! disait le jeune Bonaparte au 10 août. Ce n’est pas tout à fait le mot : ni Louis xvi,
ni ses conseillers, ni ses fonctionnaires, ni Louis-Philippe, ni ses
fils n’étaient ce que disait Bonaparte, ayant fait preuve d’énergie
morale en d’autres sujets. Mais la Révolution s’était accomplie dans les
profondeurs de leur mentalité : depuis que le philosophisme les avait
pétris, ce n’étaient plus eux qui régnaient ; ce qui régnait sur eux,
c’était la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés, n’avaient
eu qu’à paraître pour obtenir la pourpre et se la partager.
L’époque révolutionnaire marque le plus haut point de dictature
littéraire. Quand on veut embrasser d’un mot la composition des trois
assemblées de la Révolution, quand on cherche pour ce ramas de
gentilshommes déclassés, d’anciens militaires, et d’anciens capucins, un
dénominateur qui leur soit commun, c’est toujours à ce mot de lettrés
qu’il faut revenir. On peut
trouver leur littérature frappée de tous les signes de la caducité :
temporellement, elle triompha, gouverna et administra. Aucun
gouvernement ne fut plus littéraire. Des livres d’autrefois aux salons
d’autrefois, des salons aux projets de réformes qui circulaient depuis
1750, de ces papiers publics aux « Déclarations » successives, la trace
est continue : on arrange en texte des lois ce qui avait été d’abord
publié en volume. Les idées dirigeantes sont les idées des philosophes.
Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux
affaires, c’est que, à l’aurore de la Révolution, ils sont morts presque
tous. Les survivants, au grand complet, viennent jouer leur bout de
rôle, avec les disciples des morts.
Le système de mœurs et d’institutions qu’ils avaient combiné jadis
dans le privé, ils l’imposaient d’aplomb à la vie publique. Cette
méthode eût entraîné un très grand nombre de mutilations et de
destructions, alors même qu’elle eût servi des idées justes ; mais la
plupart des idées d’alors étaient inexactes. Nos lettrés furent donc
induits à n’épargner ni les choses ni les personnes. Je ne perds pas mon
temps à plaindre ceux que l’on fît périr ; ils vivaient, c’étaient donc
des condamnés à mort. Malheureusement, on fit tomber avec eux des
institutions promises, par nature, à de plus longues destinées.
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