jeudi 2 octobre 2014

La Révolution, vue par Tocqueville (2)


Homme politique, historien et philosophe, Alexis de Tocqueville est notamment l'auteur de l'Ancien Régime et la Révolution (1856), réflexion subtile et lucide sur la fin de l'ancien monde.

 
Alexis de Tocqueville (1805-1859)
L'effet de la Révolution n'a pas été de diviser le sol, mais de le libérer pour un moment. Tous ces petits propriétaires étaient, en effet, fort gênés dans l'exploitation de leurs terres, et supportaient beaucoup de servitudes dont il ne leur était pas permis de se délivrer. Ces charges étaient pesantes sans doute; mais ce qui les leur faisait paraître insupportables était précisément la circonstance qui aurait dû, ce semble, leur en alléger le poids : ces mêmes paysans avaient été soustraits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement de leurs seigneurs; autre révolution non moins grande que celle qui les avait rendus propriétaires.
Quoique l'ancien régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre dans la nuit des temps. La Révolution radicale qui nous en sépare a produit l'effet des siècles : elle a obscurci tout ce qu'elle ne détruisait pas. Il y a donc peu de gens qui puissent répondre aujourd'hui exactement à cette simple question : Comment s'administraient les campagnes avant 1789? Et, en effet, on ne saurait le dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non pas les livres, mais les archives administratives de ce temps-là.
J'ai souvent entendu dire : la noblesse, qui depuis longtemps cessait de prendre part au gouvernement de l'État, avait conservé jusqu'au bout l'administration des campagnes; le seigneur en gouvernait les paysans. Ceci encore ressemble bien à une erreur.
Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n'étaient plus les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus; les uns étaient nommés par l'intendant de la province, les autres élus par les paysans eux-mêmes. C'était à ces autorités à répartir l'impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, à rassembler et à présider l'assemblée de la paroisse. Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient l'usage, intentaient et soutenaient au nom de la communauté les procès. Non-seulement le seigneur ne dirigeait plus l'administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le montrerons dans le chapitre suivant. Bien plus, on ne voit presque plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse, comme l'intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n'est plus lui qui est chargé d'y appliquer les lois générales de l'État, d'y assembler les milices, d'y lever les taxes (…) A vrai dire, les nobles français ne touchaient plus depuis longtemps à l'administration publique que par un seul point, la justice. Les principaux d'entre eux avaient conservé le droit d'avoir des juges qui décidaient certains procès en leur nom, et faisaient encore de temps en temps des règlements de police dans les limites de la seigneurie; mais le pouvoir royal avait graduellement écourté, limité, subordonné la justice seigneuriale, à ce point que les seigneurs qui l'exerçaient encore la considéraient moins comme un pouvoir que comme un revenu.
Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La partie politique avait disparu; la portion pécuniaire seule était restée, et quelquefois s'était fort accrue.
Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des privilèges utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que ce sont ceux-là particulièrement qui touchent le peuple. (…)
la corvée seigneuriale
Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout à demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont modérés ou détruits; néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on n'en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que dans la France entière ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons; presque partout ils obligent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger à leur pressoir. Un droit universel et très-onéreux est celui des lods et ventes; c'est un impôt qu'on paye au seigneur toutes les fois qu'on vend ou qu'on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de rentes foncières et de redevances en argent ou en nature, qui sont dues au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter. A travers toutes ces diversités, un trait commun se présente: tous ces droits se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits; tous atteignent celui qui le cultive.
On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mêmes avantages; car l'Église, qui avait une autre origine, une autre destination et une autre nature que la féodalité, avait fini néanmoins par se mêler intimement à elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais complètement incorporée à cette substance étrangère, elle y avait si profondément pénétré qu'elle y demeurait comme incrustée.
Des évêques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques; le couvent avait, d'ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France où il y en eût encore; il employait la corvée, levait des droits sur les foires et marchés, avait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait, de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien, du droit de dîme. (…)
paiement de la dîme
Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du dix-huitième siècle, ou plutôt celui que vous connaissez; car c'est toujours le même: sa condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents que j'ai cités l'ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu'il consacre à l'acheter toutes ses épargnes et l'achète à tout prix. Pour l'acquérir il lui faut d'abord payer un droit, non au gouvernement, mais à' d'autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l'administration des affaires publiques, presque aussi impuissants que lui. Il la possède enfin; il y enterre son cœur avec son grain. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d'orgueil et d'indépendance. Surviennent pourtant les mêmes voisins qui l'arrachent à son champ et l'obligent à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier : les mêmes l'en empêchent; les mêmes l'attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C'est à leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables.

Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses produits; et, quand il a fini avec ceux-ci, d'autres, vêtus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d'envie qui se sont amassés dans son cœur. La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait.
 (à suivre)

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