Homme politique, historien et philosophe, Alexis de Tocqueville est notamment l'auteur de l'Ancien Régime et la Révolution (1856), réflexion subtile et lucide sur la fin de l'ancien monde.
J'ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des longs
désordres qui avaient accompagné la captivité du roi Jean et la démence de
Charles VI, permit aux rois d'établir un impôt général sans son concours, et où
la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers état pourvu qu'on
l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut semé le germe de presque tous les vices
et de presque tous les abus qui ont travaillé l'ancien régime pendant le reste
de sa vie et ont fini par causer violemment sa mort (...)
Considérez comment la plaie s'est élargie en effet avec le
cours des ans; suivez pas à pas le fait dans ses conséquences.
Forbonnais dit avec raison, dans ses savantes Recherches sur
les Finances de la France, que dans le moyen âge les rois vivaient généralement
des revenus de leurs domaines; « et comme les besoins extraordinaires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions extraordinaires, elles
portaient également sur le clergé, la « noblesse et le peuple. »
Forbonnais (1722-1800), économiste |
La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres,
durant le quatorzième siècle, ont en effet ce caractère. Presque toutes les
taxes établies à cette époque sont indirectes, c'est-à-dire qu'elles sont
acquittées par tous les consommateurs indistinctement. Parfois l'impôt est
direct; il porte alors non sur la propriété, mais sur le revenu. Les nobles,
les ecclésiastiques et les bourgeois sont tenus d'abandonner au roi, durant une
année, le dixième, par exemple, de tous leurs revenus. Ce que je dis là des
impôts votés par les états généraux doit s'entendre également de ceux
qu'établissaient, à la même époque, les différents états provinciaux sur leurs
territoires.
Il est vrai que, dès ce temps-là, l'impôt direct, connu sous
le nom de taille, ne pesait jamais sur le gentilhomme. L'obligation du service
militaire gratuit en dispensait celui-ci; mais la taille, comme impôt général,
était alors d'un usage restreint, plutôt applicable à la seigneurie qu'au
royaume.
Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des
taxes de sa propre autorité, il comprit qu'il fallait d'abord en choisir une
qui ne parût pas frapper directement sur les nobles; car ceux-ci, qui formaient
alors pour la royauté la classe rivale et dangereuse, n'eussent jamais souffert
une nouveauté qui leur eût été si préjudiciable; il fit donc choix d'un impôt
dont ils étaient exempts; il prit la taille.
A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà
s'enjoignit ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint toutes les autres.
A partir de là, à mesure que les besoins du trésor public croissent avec les
attributions du pouvoir central, la taille s'étend et se diversifie; bientôt
elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes deviennent des tailles. Chaque
année l'inégalité d'impôt sépare donc les classes et isole les hommes plus
profondément qu'ils ne l'avaient été jusque-là. Du moment où l'impôt avait pour
objet, non d'atteindre les plus capables de le payer, mais lesplus incapables
de s'en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de
l'épargner au riche et d'en charger le pauvre. On assure que Mazarin, manquant
d'argent, imagina d'établir une taxe sur les principales maisons de Paris, mais
qu'ayant rencontré dans les intéressés quelque résistance, il se borna à
ajouter les cinq millions dont il avait besoin au brevet général de la taille.
Il voulait imposer les citoyens les plus opulents; il se trouva avoir imposé
les plus misérables; mais le trésor n'y perdit rien.
Mazarin (1602-1661) |
Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, et
les besoins des princes n'en avaient plus. Cependant ils ne voulaient ni
convoquer les états pour en obtenir des subsides, ni provoquer la noblesse, en
l'imposant, à les réclamer.
De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité de
l'esprit financier, qui caractérise si singulièrement l'administration des
deniers publics durant les trois derniers siècles de la monarchie.
Il faut étudier dans ses détails l'histoire administrative
et financière de l'ancien régime pour comprendre à quelles pratiques violentes
ou déshonnêtes le besoin d'argent peut réduire un gouvernement doux, mais sans
publicité et sans contrôle, une fois que le temps a consacré son pouvoir et l'a
délivré de la peur des révolutions, cette dernière sauvegarde des peuples.
On rencontre à chaque pas dans ces annales des biens royaux
vendus, puis ressaisis comme invendables; des contrats violés, des droits
acquis méconnus; le créancier de l'État sacrifié à chaque crise, la foi
publique sans cesse faussée.
Des privilèges accordés à perpétuité sont perpétuellement
repris. Si l'on pouvait compatir aux déplaisirs qu'une sotte vanité cause, on
plaindrait le sort de ces malheureux anoblis auxquels, pendant tout le cours du
dix-septième et du dix-huitième siècles, on fait racheter de temps à autre ces
vains honneurs ou ces injustes priviléges qu'ils ont déjà payés plusieurs fois.
C'est ainsi que Louis XIV annula tous les titres de noblesse acquis depuis
quatre-vingt-douze ans, titres dont la plupart avaient été donnés par lui-même;
on ne pouvait les conserver qu'en fournissant une nouvelle finance, tous ces
titres ayant été obtenus par surprise, dit l'édit. Exemple que ne manque point
d'imiter Louis XV, quatre-vingts ans plus tard. (…) C'est à ce même besoin
d'argent, joint à l'envie de n'en point demander aux états, que la vénalité des
charges dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de si étrange qu'on
n'avait jamais rien vu de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que
l'esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue
pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l'acquisition des
fonctions publiques, et l'on fit pénétrer jusqu'aux entrailles de la nation
cette passion universelle des places, qui devint la source commune des
révolutions et de la servitude.
A mesure que les embarras financiers s'accroissaient, on
voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d'impôts
ou des privilèges; et comme c'étaient les besoins du trésor, et non ceux de
l'administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière à instituer un
nombre presque incroyable de fonctions entièrement inutiles ou nuisibles.(…) On
peut affirmer qu'aucune de ces institutions détestables n'aurait pu subsister
vingt ans, s'il avait été permis de les discuter. Aucune ne se fût établie ou
aggravée si on avait consulté les états, ou si on avait écouté leurs plaintes
quand par hasard on les réunissait encore. Les rares états généraux des
derniers siècles ne cessèrent de réclamer contre elles. On voit à plusieurs reprises
ces assemblées indiquer comme l'origine de tous les abus le pouvoir que s'est
arrogé le roi de lever arbitrairement des taxes, ou, pour reproduire les
expressions mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième siècle, « le
droit de s'enrichir de la substance du peuple sans le consentement et
délibération des trois états. » (…) Enfin ce fut ce désir d'empêcher que la
nation, à laquelle on demandait son argent, ne redemandât sa liberté, qui fit
veiller sans cesse à ce que les classes restassent à part les unes des autres,
afin qu'elles ne pussent ni se rapprocher ni s'entendre dans une résistance
commune, et que le gouvernement ne trouvât jamais avoir affaire à la fois qu'à
un très petit nombre d'hommes séparés de tous les autres. Pendant tout le cours
de cette longue histoire, où l'on voit successivement paraître tant de princes
remarquables, plusieurs par l'esprit, quelques-uns par le génie, presque tous
par le courage, on n'en rencontre pas un seul qui fasse effort pour rapprocher
les classes et les unir autrement qu'en les soumettant toutes à une égale
dépendance. Je me trompe: un seul l'a voulu et s'y est même appliqué de tout
son cœur; et celui-là, qui pourrait sonder les jugements de Dieu! ce fut Louis
XVI.
La division des classes fut le crime de l'ancienne royauté,
et devint plus tard son excuse; car, quand tous ceux qui composent la partie
riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s'entendre et s'entr'aider dans
le gouvernement, l'administration du pays par lui-même est comme impossible, et
il faut qu'un maître intervienne.
(à suivre)
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