vendredi 3 octobre 2014

La Révolution, vue par Tocqueville (3)


Homme politique, historien et philosophe, Alexis de Tocqueville est notamment l'auteur de l'Ancien Régime et la Révolution (1856), réflexion subtile et lucide sur la fin de l'ancien monde.
 
 
Alexis de Tocqueville (1805-1859)

J'ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des longs désordres qui avaient accompagné la captivité du roi Jean et la démence de Charles VI, permit aux rois d'établir un impôt général sans son concours, et où la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers état pourvu qu'on l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut semé le germe de presque tous les vices et de presque tous les abus qui ont travaillé l'ancien régime pendant le reste de sa vie et ont fini par causer violemment sa mort (...)
Considérez comment la plaie s'est élargie en effet avec le cours des ans; suivez pas à pas le fait dans ses conséquences.
Forbonnais dit avec raison, dans ses savantes Recherches sur les Finances de la France, que dans le moyen âge les rois vivaient généralement des revenus de leurs domaines; « et comme les besoins extraordinaires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions extraordinaires, elles portaient également sur le clergé, la « noblesse et le peuple. »
Forbonnais (1722-1800), économiste
La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres, durant le quatorzième siècle, ont en effet ce caractère. Presque toutes les taxes établies à cette époque sont indirectes, c'est-à-dire qu'elles sont acquittées par tous les consommateurs indistinctement. Parfois l'impôt est direct; il porte alors non sur la propriété, mais sur le revenu. Les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois sont tenus d'abandonner au roi, durant une année, le dixième, par exemple, de tous leurs revenus. Ce que je dis là des impôts votés par les états généraux doit s'entendre également de ceux qu'établissaient, à la même époque, les différents états provinciaux sur leurs territoires.
Il est vrai que, dès ce temps-là, l'impôt direct, connu sous le nom de taille, ne pesait jamais sur le gentilhomme. L'obligation du service militaire gratuit en dispensait celui-ci; mais la taille, comme impôt général, était alors d'un usage restreint, plutôt applicable à la seigneurie qu'au royaume.
Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des taxes de sa propre autorité, il comprit qu'il fallait d'abord en choisir une qui ne parût pas frapper directement sur les nobles; car ceux-ci, qui formaient alors pour la royauté la classe rivale et dangereuse, n'eussent jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si préjudiciable; il fit donc choix d'un impôt dont ils étaient exempts; il prit la taille.
A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà s'enjoignit ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint toutes les autres. A partir de là, à mesure que les besoins du trésor public croissent avec les attributions du pouvoir central, la taille s'étend et se diversifie; bientôt elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes deviennent des tailles. Chaque année l'inégalité d'impôt sépare donc les classes et isole les hommes plus profondément qu'ils ne l'avaient été jusque-là. Du moment où l'impôt avait pour objet, non d'atteindre les plus capables de le payer, mais lesplus incapables de s'en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de l'épargner au riche et d'en charger le pauvre. On assure que Mazarin, manquant d'argent, imagina d'établir une taxe sur les principales maisons de Paris, mais qu'ayant rencontré dans les intéressés quelque résistance, il se borna à ajouter les cinq millions dont il avait besoin au brevet général de la taille. Il voulait imposer les citoyens les plus opulents; il se trouva avoir imposé les plus misérables; mais le trésor n'y perdit rien.
Mazarin (1602-1661)
Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, et les besoins des princes n'en avaient plus. Cependant ils ne voulaient ni convoquer les états pour en obtenir des subsides, ni provoquer la noblesse, en l'imposant, à les réclamer.
De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité de l'esprit financier, qui caractérise si singulièrement l'administration des deniers publics durant les trois derniers siècles de la monarchie.
Il faut étudier dans ses détails l'histoire administrative et financière de l'ancien régime pour comprendre à quelles pratiques violentes ou déshonnêtes le besoin d'argent peut réduire un gouvernement doux, mais sans publicité et sans contrôle, une fois que le temps a consacré son pouvoir et l'a délivré de la peur des révolutions, cette dernière sauvegarde des peuples.
On rencontre à chaque pas dans ces annales des biens royaux vendus, puis ressaisis comme invendables; des contrats violés, des droits acquis méconnus; le créancier de l'État sacrifié à chaque crise, la foi publique sans cesse faussée.
Des privilèges accordés à perpétuité sont perpétuellement repris. Si l'on pouvait compatir aux déplaisirs qu'une sotte vanité cause, on plaindrait le sort de ces malheureux anoblis auxquels, pendant tout le cours du dix-septième et du dix-huitième siècles, on fait racheter de temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes priviléges qu'ils ont déjà payés plusieurs fois. C'est ainsi que Louis XIV annula tous les titres de noblesse acquis depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la plupart avaient été donnés par lui-même; on ne pouvait les conserver qu'en fournissant une nouvelle finance, tous ces titres ayant été obtenus par surprise, dit l'édit. Exemple que ne manque point d'imiter Louis XV, quatre-vingts ans plus tard. (…) C'est à ce même besoin d'argent, joint à l'envie de n'en point demander aux états, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de si étrange qu'on n'avait jamais rien vu de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l'esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l'acquisition des fonctions publiques, et l'on fit pénétrer jusqu'aux entrailles de la nation cette passion universelle des places, qui devint la source commune des révolutions et de la servitude.

A mesure que les embarras financiers s'accroissaient, on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d'impôts ou des privilèges; et comme c'étaient les besoins du trésor, et non ceux de l'administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière à instituer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement inutiles ou nuisibles.(…) On peut affirmer qu'aucune de ces institutions détestables n'aurait pu subsister vingt ans, s'il avait été permis de les discuter. Aucune ne se fût établie ou aggravée si on avait consulté les états, ou si on avait écouté leurs plaintes quand par hasard on les réunissait encore. Les rares états généraux des derniers siècles ne cessèrent de réclamer contre elles. On voit à plusieurs reprises ces assemblées indiquer comme l'origine de tous les abus le pouvoir que s'est arrogé le roi de lever arbitrairement des taxes, ou, pour reproduire les expressions mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième siècle, « le droit de s'enrichir de la substance du peuple sans le consentement et délibération des trois états. » (…) Enfin ce fut ce désir d'empêcher que la nation, à laquelle on demandait son argent, ne redemandât sa liberté, qui fit veiller sans cesse à ce que les classes restassent à part les unes des autres, afin qu'elles ne pussent ni se rapprocher ni s'entendre dans une résistance commune, et que le gouvernement ne trouvât jamais avoir affaire à la fois qu'à un très petit nombre d'hommes séparés de tous les autres. Pendant tout le cours de cette longue histoire, où l'on voit successivement paraître tant de princes remarquables, plusieurs par l'esprit, quelques-uns par le génie, presque tous par le courage, on n'en rencontre pas un seul qui fasse effort pour rapprocher les classes et les unir autrement qu'en les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me trompe: un seul l'a voulu et s'y est même appliqué de tout son cœur; et celui-là, qui pourrait sonder les jugements de Dieu! ce fut Louis XVI.
La division des classes fut le crime de l'ancienne royauté, et devint plus tard son excuse; car, quand tous ceux qui composent la partie riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s'entendre et s'entr'aider dans le gouvernement, l'administration du pays par lui-même est comme impossible, et il faut qu'un maître intervienne.
(à suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...