Homme politique, historien et philosophe, Alexis de Tocqueville est notamment l'auteur de l'Ancien Régime et la Révolution (1856), réflexion subtile et lucide sur la fin de l'ancien monde.
Alexis de Tocqueville (1805-1859) |
Au dix-huitième siècle, un
village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et
grossiers; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu'elle; son
syndic ne sait pas lire; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes
dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son
ancien seigneur n'a plus le droit de la gouverner, mais il en est arrivé à
considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement.
Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles,
œuvres de syndic. Il n'y a plus que le pouvoir central qui s'occupe d'elle, et
comme il est placé fort loin et n'a encore rien à craindre de ceux qui
l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour en tirer profit.
Venez voir maintenant ce que
devient une classe délaissée, que personne n'a envie de tyranniser, mais que
nul ne cherche à éclairer et à servir.
Les plus lourdes charges que le
système féodal faisait peser sur l'habitant des campagnes sont retirées ou
allégées, sans doute; mais ce qu'on ne sait point assez, c'est qu'à celles-là
il s'en était substitué d'autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne
souffrait pas tous les maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait
beaucoup de misères que ses pères n'avaient jamais connues.
On sait que c'est presque
uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux
siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour
montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les
siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n'ont point
d'intérêt personnel à les changer.
Je trouve dans une lettre
confidentielle que le contrôleur général lui-même écrit, en 1772, aux
intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d'œuvre
d'exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa
répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle, dans
la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la
fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases; on ne saurait
décrire avec plus d'art le mal dont on profite.
La somme totale que devait la
paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le
ministre, de façon qu'aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d'avance ce
qu'il aurait à payer l'an d'après. Dans l'intérieur de la paroisse, c'était un
paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser
la charge de l'impôt sur tous les autres.
J'ai promis que je dirais quelle
était la condition de ce collecteur. Laissons parler l'assemblée provinciale de
la Haute-Guyenne; elle n'est pas suspecte : elle est composée tout entière de
privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. "
Comme tout le monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle en
1779, il faut que chacun la prenne à son tour". La levée de la taille est donc
confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou
à l'honnêteté ; aussi la confection de chaque rôle se ressent du caractère
de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, ses faiblesses ou
ses vices. Comment, d'ailleurs, y réussirait-il bien? il agit dans les ténèbres. Car qui sait au juste la richesse de son voisin et la proportion de
cette richesse avec celle d'un autre? Cependant l'opinion du collecteur seule
doit former la décision, et il est responsable sur tous ses biens, et même
par corps, de la recette. D'ordinaire il lui faut perdre pendant deux ans la
moitié de ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent
pas lire sont obligés d'aller chercher dans le voisinage quelqu'un qui les
supplée.
Turgot avait déjà dit d'une autre
province, un peu avant: « Cet emploi cause le désespoir et presque toujours
la ruine de ceux qu'on en charge; on réduit ainsi successivement à la misère
toutes les familles aisées d'un village. » (...)
Turgot |
Pour échapper à cette taxation
violente et arbitraire, le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit
comme le Juif du moyen âge. Il se montre misérable en apparence, quand par
hasard il ne l'est pas en réalité; son aisance lui fait peur avec raison: j'en
trouve une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en
Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d'Agriculture du Maine annonce
dans son rapport de 1761 qu'elle avait eu l'idée de distribuer des bestiaux en
prix et en encouragements. « Elle a été arrêtée, dit-elle, par les suites
dangereuses qu'une basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui
remporteraient ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire des
impositions, leur occasionnerait une vexation dans les années suivantes. »
(…)
La pauvreté habituelle du peuple
des campagnes avait donné naissance à des maximes qui n'étaient pas propres à
la faire cesser. « Si les peuples étaient à l'aise, avait écrit Richelieu dans
son testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Au
dix-huitième siècle on ne va plus si loin, mais on croit encore que le paysan
ne travaillerait point s'il n'était constamment aiguillonné par la nécessité :
la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C'est précisément la
théorie que j'ai entendu quelquefois professer à l'occasion des nègres de nos
colonies. Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque
tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme.
On sait que l'objet primitif de
la taille avait été de permettre au roi d'acheter des soldats qui dispensassent
les nobles et leurs vassaux du service militaire; mais , au dix-septième siècle
l'obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons
vu, sous le nom de milice, et cette fois il ne pesa plus que sur le peuple
seul, et presque uniquement sur le paysan. (…)
Arrêtons-nous ici avant de passer
outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens
de décrire, l'une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.
La noblesse française s'obstine à
demeurer à part des autres classes; les gentilshommes finissent par se laisser
exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles; ils se
figurent qu'ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ses charges, et
il paraît d'abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible
semble s'être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que
personne ne les touche; ils s'appauvrissent à mesure que leurs immunités
s'accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se
confondre, s'enrichit au contraire et s'éclaire à côté d'eux, sans eux et
contre eux; ils n'avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme
concitoyens, ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin
des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de
protéger, d'assister leurs vassaux; mais comme en même temps il leur a laissé
leurs droits pécuniaires et leurs priviléges honorifiques, ils estiment n'avoir
rien perdu. Comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu'ils
conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d'eux des hommes
que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets; d'autres se nomment
leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les
suit, ils sont seuls, et, quand on va se présenter enfin pour les accabler, il
ne leur restera qu'à fuir.
Quoique la destinée de la
noblesse et celle de la bourgeoisie aient été fort différentes entre elles,
elles se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par vivre aussi à
part du peuple que le gentilhomme lui-même. Loin de se rapprocher des paysans,
il avait fui le contact de leurs misères; au lieu de s'unir étroitement à eux
pour lutter en commun contre l'inégalité commune, il n'avait cherché qu'à créer
de nouvelles injustices à son usage : on l'avait vu aussi ardent à se procurer
des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges. Ces paysans, dont
il était sorti, lui étaient devenus non seulement étrangers, mais pour ainsi
dire inconnus, et ce n'est qu'après qu'il leur eut mis les armes à la main
qu'il s'aperçut qu'il avait excité des passions dont il n'avait pas même
d'idée, qu'il était aussi impuissant à contenir qu'à conduire, et dont il
allait devenir la victime après en avoir été le promoteur.
On s'étonnera dans tous les âges
en voyant les ruines de cette grande maison de France qui avait paru devoir
s'étendre sur toute l'Europe; mais ceux qui liront attentivement son histoire
comprendront sans peine sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les
erreurs, presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en
effet, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l'art
qu'ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner
plus absolument.
Mais quand le bourgeois eut été
ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois;
lorsqu'un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut
fait dans l'intérieur de chacune d'elles de petites agrégations particulières
presque aussi isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre
elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais
dont les parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé pour gêner le
gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle sorte que l'édifice entier
de la grandeur de ces princes put s'écrouler tout ensemble et en un moment, dès
que la société qui lui servait de base s'agita.
Et ce peuple enfin, qui semble
seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s'il a
échappé en effet à leur empire, il n'a pu se soustraire au joug des idées
fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu'ils lui avaient
donnés ou laissé prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un esclave
jusque dans l'usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même
qu'il s'était montré dur pour ses précepteurs.
(à suivre)
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