lundi 13 octobre 2014

La Révolution, vue par Tocqueville (4)

Homme politique, historien et philosophe, Alexis de Tocqueville est notamment l'auteur de l'Ancien Régime et la Révolution (1856), réflexion subtile et lucide sur la fin de l'ancien monde.

Alexis de Tocqueville (1805-1859)
 
Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu'elle; son syndic ne sait pas lire; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son ancien seigneur n'a plus le droit de la gouverner, mais il en est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n'y a plus que le pouvoir central qui s'occupe d'elle, et comme il est placé fort loin et n'a encore rien à craindre de ceux qui l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour en tirer profit.
Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n'a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.
Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l'habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute; mais ce qu'on ne sait point assez, c'est qu'à celles-là il s'en était substitué d'autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n'avaient jamais connues.
On sait que c'est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n'ont point d'intérêt personnel à les changer.
Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d'œuvre d'exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle, dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases; on ne saurait décrire avec plus d'art le mal dont on profite.
La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre, de façon qu'aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après. Dans l'intérieur de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de l'impôt sur tous les autres.
J'ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. Laissons parler l'assemblée provinciale de la Haute-Guyenne; elle n'est pas suspecte : elle est composée tout entière de privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. " Comme tout le monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour". La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou à l'honnêteté ; aussi la confection de chaque rôle se ressent du caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, d'ailleurs, y réussirait-il bien? il agit dans les ténèbres. Car qui sait au juste la richesse de son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d'un autre? Cependant l'opinion du collecteur seule doit former la décision, et il est responsable sur tous ses  biens, et même par corps, de la recette. D'ordinaire il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas lire sont obligés d'aller chercher dans le voisinage quelqu'un qui les supplée.
Turgot avait déjà dit d'une autre province, un peu avant: « Cet emploi cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu'on en charge; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles aisées d'un village. » (...)
Turgot
Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le Juif du moyen âge. Il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l'est pas en réalité; son aisance lui fait peur avec raison: j'en trouve une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d'Agriculture du Maine annonce dans son rapport de 1761 qu'elle avait eu l'idée de distribuer des bestiaux en prix et en encouragements. « Elle a été arrêtée, dit-elle, par les suites dangereuses qu'une basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une vexation dans les années suivantes. »
(…)
La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance à des maximes qui n'étaient pas propres à la faire cesser. « Si les peuples étaient à l'aise, avait écrit Richelieu dans son testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Au dix-huitième siècle on ne va plus si loin, mais on croit encore que le paysan ne travaillerait point s'il n'était constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C'est précisément la théorie que j'ai entendu quelquefois professer à l'occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme.
On sait que l'objet primitif de la taille avait été de permettre au roi d'acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du service militaire; mais , au dix-septième siècle l'obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu, sous le nom de milice, et cette fois il ne pesa plus que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan. (…)
Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l'une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.
La noblesse française s'obstine à demeurer à part des autres classes; les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles; ils se figurent qu'ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ses charges, et il paraît d'abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible semble s'être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que personne ne les touche; ils s'appauvrissent à mesure que leurs immunités s'accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se confondre, s'enrichit au contraire et s'éclaire à côté d'eux, sans eux et contre eux; ils n'avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens, ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, d'assister leurs vassaux; mais comme en même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs priviléges honorifiques, ils estiment n'avoir rien perdu. Comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu'ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d'eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets; d'autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit, ils sont seuls, et, quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera qu'à fuir.
Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact de leurs misères; au lieu de s'unir étroitement à eux pour lutter en commun contre l'inégalité commune, il n'avait cherché qu'à créer de nouvelles injustices à son usage : on l'avait vu aussi ardent à se procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges. Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non seulement étrangers, mais pour ainsi dire inconnus, et ce n'est qu'après qu'il leur eut mis les armes à la main qu'il s'aperçut qu'il avait excité des passions dont il n'avait pas même d'idée, qu'il était aussi impuissant à contenir qu'à conduire, et dont il allait devenir la victime après en avoir été le promoteur.
On s'étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande maison de France qui avait paru devoir s'étendre sur toute l'Europe; mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l'art qu'ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner plus absolument.
Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois; lorsqu'un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur de chacune d'elles de petites agrégations particulières presque aussi isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais dont les parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé pour gêner le gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle sorte que l'édifice entier de la grandeur de ces princes put s'écrouler tout ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base s'agita.
Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s'il a échappé en effet à leur empire, il n'a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un esclave jusque dans l'usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu'il s'était montré dur pour ses précepteurs.
(à suivre)



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