Grand quotidien fondé par Emile de Girardin, La Presse consacre en décembre 1875 un long article à Louise d'Epinay.
En voici la conclusion.
De là, quand Saint-Lambert,
absent, fut averti, à l'armée, par une
lettre anonyme, des tentatives usurpatrices de son ami, le soupçon
injuste et injurieux qui fit attribuer cette dénonciation déloyale à Mme d'Epinay,
quand il eût peut-être mieux fait d'en accuser Thérèse, ou plutôt de n'en accuser
personne que lui-même, que les témérités et les indiscrétions de ces quatre
mois de vie à deux, menés entre
Mme d'Houdetot et lui en plein soleil, à la vue de tous, jusque sous les
fenêtres du château, avec une naïveté innocente qui parut facilement une
effronterie coupable. (ndlr : difficile d'exonérer Louise, qui était la seule à savoir tout ce qui se passait dans la vallée de Montmorency cet été-là. Thérèse, ne l'oublions pas, était bien incapable d'écrire à Saint-Lambert)
Louise d'Epinay |
De même, quand Rousseau se
persuada non sans raison peut-être, que Mme d'Epinay vouIait le forcer à
l'accompagner à Genève pour se recommander de sa présence, et triompher de ses
bienfaits d'une façon qui, dans son pays natal, en pleine république bourgeoise
et puritaine, n'eût pas été sans inconvénients et sans humiliation pour
Rousseau, celui-ci fit bien de se dérober à une prétention vraiment abusive; mais
il eut le malheur de le faire brusquement, maladroitement. De sorte qu'ayant
raison au fond dans ces deux affaires, au moins autant que Mme d'Epinay, il mit
les torts de son côté par les formes.
Mme d'Epinay fut punie d'ailleurs
par où elle avait péché. A partir de 1759 ses Mémoires s'arrêtent. Rousseau
parti, elle n'a plus rien à dire à la postérité (Précisons qu'elle ne s'adressait pas à la postérité, mais à son amant Grimm parti aux armées). Grimm l'a peu à peu
environnée, enveloppée, subjuguée. De concert avec Diderot, il l'a attelée, non
à la tâche de l'Encyclopédie, trop forte pour elle, mais à celle de la Correspondance, son caquetage de
caillette spirituelle. Elle a dégagé le peu de philosophie dont elle s'est imbue
au commerce de ce dernier amant et de ce dernier ami, dans deux opuscules
imprimés à Genève sur les presses d'amateur de son ami Gauffecourt : Mes moments heureux et Lettre à mon fils, petit chosier
littéraire et moral dont la rareté faisait le principal mérite avant la nouvelle
et récente édition dont on lui a fait l'honneur, en 1869, avec une piquante et maligne
introduction due à la plume de M. Challemel-Lacour. (Ecrit au XIXè, ce jugement sur un ouvrage féminin n'a rien de surprenant...)
Fut-elle, depuis lors, bien heureuse
?
C'est ça qu'on ne sait pas.
Toujours est-il qu'elle eut le bonheur qu'elle avait mérité, et que ce bonheur
n'eut pas d'histoire. Elle eût peut-être préféré être malheureuse et qu'on en parlât.
On n'a pas en vain sacrifié sa pudeur à la publicité. Mais la douce et discrète
tyrannie de Grimm n'était pas de celles qui comportent d'incidents tragiques ou
de dénouement scandaleux. Elles ne finissent qu'avec la vie du tyran ou de la sujette.
En 1783, la lampe près de s'éteindre jette un suprême éclat. Mme d'Epinay, comme nous l'avons dit,
l'emporta, au premier concours académique d'utilité morale sur Mme de Genlis,
autre célèbre gouvernante, et sur Berquin, pour ses Conversations d’Emilie.
Elle n’était plus riche ; son mari, en 1762, avait été rayé, avec M. de la
Popelinière, de la liste des fermiers généraux, à cause du scandale de ses
prodigalités. Il avait à peu près dévoré les deux millions de sa fortune et les
quinze mille livres de rente dont jouissait sa femme avaient été fort écornées.
Elle avait dû marier sa fille, en 1764, à M. de Belsunce. Elle avait du laisser
la Chevrette à son gendre qui, avant d'émigrer, fit jeter bas ce petit château, avec le projet sans
doute, qu'il n'eut pas le temps de réaliser, de le reconstruire. Elle avait dû
quitter le vieil hôtel de famille, rue Saint-Honoré, pour habiter
successivement la rue Sainte-Anne, puis le Palais-Royal, la rue Graillon et la
rue Saint-Nicaise, enfin, rue de la Chaussée-d'Antin, la maison que Necker
occupa en 1789.
le "petit château" en question |
C'est là qu'elle mourut le 15
avril 1783, à l'âge de cinquante-sept ans, suivant à un an près dans la tombe
son mari, décédé à cinquante-huit ans, le 16 février 1788, au milieu des restes
d'une société éclaircie, des débris de sa fortune, utilement augmentés des
secours de l'impératrice Catherine II, au milieu des cendres de cet amour éteint,
devenu une tiède et décente amitié. Grimm qui avait demeuré auprès d'elle jusqu'à
ce moment, la pleura décemment, et fit l'éloge de ses ouvrages, n'indiquant que
sous ce titre dédaigneux « d'ébauche d'un long roman » ces Mémoires si curieux, si précieux pour l'histoire
de la société et de la femme au dix-huitième siècle, et l'Histoire d'une partie
de la vie de Rousseau. C'est à ces Mémoires, qui ne sont pas un chef-d'oeuvre,
mais où il y a des pages exquises, des révélations piquantes, et la plus
sincère concession, à travers bien des réticences,qui soit échappée à une personne
de son sexe, que Mme d'Epinay doit une place dans notre littérature. Elle l'y
occupe en dépit de Grimm, son dernier amant, qui ne se souciait pas qu'elle
devînt célèbre à ses dépens. Elle l'y occupe, surtout grâce à cette liaison
avec Rousseau et aux nombreuses pages qui la concernent dans le chef-d'œuvre de ce grand homme, malheureux qu'elle eut le tort, regretté sans doute par elle plus
d'une fois, de sacrifier à Grimm et de chasser de l’Hermitage.
Fin
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