mercredi 14 juin 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle (8)

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 Grand quotidien fondé par Emile de Girardin, La Presse consacre en décembre 1875 un long article à Louise d'Epinay.
En voici un 5è extrait.




Mais avant d'arriver, à la curieuse et intéressante histoire de la rupture de Jean-Jacques avec Mme d'Epinay, il n'est pas sans quelque intérêt de savoir, si cette femme, si bien douée du côté de l’intelligence et de l'esprit, l'était aussi bien du côté de la figure, et, comme dit le vulgaire « des avantages physiques.»

Oui et non. Mme d'Epinay en convient elle-même, et cet aveu suffit, elle n'était point jolie. Rousseau, qui était plus observateur qu'il ne le paraissait, et qui a tracé tant de portraits vivants de ce trait caractéristique que trouvent seuls les maîtres, nous montre Mme d'Epinay petite, maigre, blanche «sans plus de gorge que sur la main », d'un attrait, en somme, beaucoup plus intellectuel que matériel, et conventionnel que réel.  (…)

Elle devait être singulièrement séduisante, puisqu'elle séduisit tous ceux qu'elle voulut. Francueil lui-même, un des plus spirituels et des plus beaux roués du temps, trouva prise sur le glissant Grimm, dompta jusqu'à son mari, ensorcela Diderot, qui longtemps s'était en vain disputé, enchanta Voltaire, et reçut de Rousseau des hommages qu'il dit tout platoniques, mais plus qu'il ne le désirait peut-être;  (…) Tout cela n'est, certes, pas d'une femme ordinaire, qui joignit, a tant de mérites, celui d'avoir osé, la première, aimer la nature en face, habiter résolument la campagne, et mêler aux faiblesses d'un tempérament ardent, selon Rousseau, et d'un temps corrompu, une certaine décence de sentiment, une certaine parure d'aspirations morales qui élèvent au moins le niveau de la faute.

Si sa liaison, avec Francueil, n'avait pas été sans quelques éclats fâcheux, sa liaison avec Grimm fut exempte de tout incident. Grimm avait trop l'art des convenances pour braver l'opinion. Il l'amadoua si bien qu'elle lui fit les yeux les plus indulgents. II enjôla jusqu'au mari, qui avait pesté contre Francueil, mais qui ne se fâcha jamais contre un rival discret et plein d'égards qui le remplaçait sans l'humilier, dont le sigisbéisme le flattait presque. M. d'Epinay demeura neutre dans la querelle avec Rousseau, où plutôt ne fut pas éloigné de donner tort à un homme coupable d'offusquer un usurpateur par lequel, il ne se sentait pas lui-même offusqué..

Mais il est temps d'en venir à cette rupture de Mme d'Epinay avec Rousseau, triomphe de Grimm aux yeux des contemporains, mais non pas aux yeux de la postérité.

C'était au printemps de 1756, quelque temps avant les fêtes de Pâques qui tombait, cette année-là, Ie 18 avril. Rousseau, résolu de quitter Paris, où son séjour était au-dessus de ses forces, où il étouffait d'ailleurs dans les exiguïtés d'un logement d'artisan, se demandait où il allait porter la tente de sa vie vagabonde, et précaire.

L'air natal le tentait à Genève; mais que de difficultés pour y installer son ménage irrégulier, en pleine intolérance religieuse et inflexible puritanisme. D'un autre côté, il.se sentait plus que jamais épris de nature, affamé de liberté champêtre, de solitude agreste, malade de la nostalgie du plein ciel, des larges horizons, de rôdeur des prés, du murmure des bois.

C'est à ce moment d'incertitude et de perplexité que survient, charmante tentatrice, Mme d'Epinay, dont la bonté naturelle trouvait dans la réputation de son obligé, dans le relief que la sienne retirerait d'un tel service que celui quelle lui offrait, un double appât, qui, sans le détruire, diminue pourtant un peu le mérite d'une hospitalité non absolument désintéressée.

Qui n'eût fait des sacrifices afin d'avoir un Rousseau pour ami, pour hôte, pour commensal, même pour compagnon de conversation et de promenade, pour confident des peines domestiques, pour consolateur des chagrins intimes, pour conseiller dans l'éducation des enfants, pour guide dans les premiers essais littéraires encore inavoués?
l'ermitage, dépendance de la Chevrette


Avouons que, tout en acceptant de loger à l'Hermitage à la seule charge qu'il revendiqua, de surveiller le jardinet de payer le jardinier, Rousseau payait assez cher cette retraite, qu'il illustrait, et que c'est elle qui faisait la bonne affaire. Elle le sentait, la fine mouche, et il est impossible d'être plus câline, plus insinuante, plus enjôleuse que l'aimable et spirituelle femme, résolue a apprivoiser et à museler le roi des ours, et à le mener en laisse avec sa petite main tachée d'encre. Elle écrit dans son Journal: il y a, à quelque distance de la Chevrette, à l'entrée de la forêt, une petite maison qu'on appelle l'Hermitage. et qui appartient à M. d'Epinay. Je veux proposer à Rousseau de l'habiter. Je la lui ferai arranger de la manière la plus commode pour sa façon de vivre, et je me garderai bien de lui dire que cette dépense a été faite pour lui. Il n'y a jamais été; il croira que cette maison a toujours existé comme il la voit ! Je prierai M. d'Epinay de trouver bon que j'y mette des ouvriers.
(ndlr : l'auteur prend pour argent comptant un extrait du roman autobiographique de Louise, dans lequel elle s'adresse à "René" en lui proposant "les Roches" pour séjour)

Et elle écrivait à Jean-Jacques :

J'ai une petite maison qui est à vos ordres. Vous m'avez souvent ouï parler de l'Hermitage qui est à l'entrée, de la forêt de Montmorency : elle est située dans la plus .belle-vue. Il y a cinq chambres, une cuisine, une cave, un potager d'un arpent, une source d'eau vive, et la forêt pour jardin. Vous êtes le maitre, mon bon ami, de disposer de cette habitation, si vous vous déterminez à rester en France. (même remarque que ci-dessus)

(à suivre ici)

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