Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.
***
Je l’ai constamment jugé avec plus
d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été
brouillés avec lui (ndlr : après 1758, Rousseau s'était effectivement brouillé avec le clan encyclopédiste). Je le défendais et l’ai défendu
bien longtemps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé
qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à
la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs
et ses amis.
J’ai été longtemps témoin de la manière
dont il était traité, caressé, choyé par les
gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés
comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence.
Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés
littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint
si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son
complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son
ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières.
Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison,
j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me
transportaient ainsi que Diderot; et nous lui exprimions l’un et l’autre,
chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois
jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever
à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose
l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des
autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement,
que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres
ses contemporains, et les a traduits à la postérité
comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je
rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste
que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui
servira à montrer encore son caractère défiant.
Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce
de persécution qu’il avait essuyée fut tout à fait
ralentie, Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à
son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait
fort bien le mérite, était parvenue, à force
de cajoleries, à apprivoiser sa misanthropie et à l’attirer
chez elle, où il venait dîner en très petit comité.
La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai
un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de
ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier
un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain,
je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau:
elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu
que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de
l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où
il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue
suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais
fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de
Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta
et
me serra la main; mais je voyais dans son retour même que l’impression
qu’il avait reçue ne s’effaçait point.
On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la
conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute;
mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en
écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé
de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels
j’ai vécu; et parmi eux J.-J. Rousseau a mérité un
des premiers rang dans l’admiration publique.
C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails
sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de
ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.
Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il
y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume
lui-même dans une lettre adressée à M. Suard (J'ai évoqué cette affaire ici). On y
voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur,
l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du
Genevois, et cette impression résulte du simple récit des
faits. Mais, vivant dès lors dans la société de Mme
la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément
à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai
été témoin de quelques faits relatifs à cette
querelle, et je veux ici les conserver.
Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume,
avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers,
à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel
de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes
deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses
de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin.
Rousseau et Hume |
Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes
passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction
du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait;
et il nous dit qu’il allait, non seulement le mettre pour jamais à
l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux;
ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir.
Le baron l’écouta paisiblement; et, quand il eut fini: « Mon
cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter
des espérances et des illusions qui vous flattent; mais je vous
annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé.
Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez
réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment
choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron; je défendis
Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle;
qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami; qu’on aurait pour
lui tous les égards que méritaient ses talents et ses malheurs,
et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron
seraient démenties. Ils partent. A trois semaines ou un mois de
là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il
tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous
apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud?
ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre
contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société,
Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient
mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.
En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé
de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit
en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume,
c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme
l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette
idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à
l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu
dire la nuit, et en rêvant, je le tiens! parodie du mot du
roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle.
Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français,
ne s’est pas énoncé en français dans un rêve,
mais en anglais; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je
conclus que le propos est inventé.
On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire,
ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi
dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service;
et cette folie mérite quelque pitié: mais elle n’en est pas
moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable
de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent
qu’elle lui ait d’ailleurs départi.
J’ai ouï conter à Rulhière, mon confrère à
la feue Académie française, connu par sa jolie pièce
des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie,
qu’après
avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez
obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite,
Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fût rien passé
entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur
très marqué, et, continua froidement de copier de la musique,
comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en
répétant qu’il fallait qu’il vécût de son
travail. Il dit à Rulhière, assis au coin du feu:
M.
de Rulhière, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot; eh bien,
je satisferai votre curiosité; il y a deux livres de viande, une
carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhière, quoique
assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe,
et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait
la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et
l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.
On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et
plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses
meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît
croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il
est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté,
la basse et les accompagnements, ce qui était parfaitement vrai,
ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles devin de
Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul
vin dont son estomac s’accommodât, ce qui était, dit-il, insulter
à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre;
avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis
n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante
Thérèse, ou parce que les gens de lettres qu’il fréquente
sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlements,
de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe; avec Diderot,
pour une indiscrétion qu’il lui attribue: Diderot lui fait voir,
pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert,
qui l’avoue; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là,
il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante,
par
laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de
lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché
Diderot si tendrement et si longtemps.
J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était
rien moins que simple ce qui est une grande tache dans un caractère.
Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté,
à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand
nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency,
parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur.
En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait
l’air de dire: vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller
lui-même, sa marmite, tant est grand l’ingratitude du siècle!
Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour
pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions;
mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre,
ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur
la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie.
(à suivre ici)
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