Dans le passage qui suit, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.
Le bruit de l’enlèvement des
enfants continue et cause une fermentation dans le peuple ; bien des gens ont
peine à croire ce fait, et s’imaginent que c’est quelque homme qu’on a voulu
prendre pour dettes, et qui se sera avisé de crier qu’on lui avait pris son
enfant ; ce qui aura occasionné tout ce tumulte ; mais le fait est pourtant
très constant, l’établissement des vers à soie et d’une manufacture de cire
verte, que l’on ferait blanchir après dans le Mississipi, est certain. Le
mémoire, pour faire connaître l’avantage de ces établissements, a été annoncé
dans un Mercure de cette année, où l’on rend compte de la beauté et de la
fertilité du climat, de l’abondance des vers à soie qui sont naturellement sur
les arbres, et des ouvrages à quoi on pourrait employer de grandes personnes et
même des enfants, qui y subsisteraient fort aisément, et à qui on pourrait
donner des terres. La nouvelle France en Amérique est un pays de quinze cents
lieues de continent, dont le Canada fait une très-petite partie au nord, et la
plus grande partie est inhabitée ; ce qu’on appelle même le Mississipi, l’est
encore très peu. Ces projets sont très beaux et peuvent être très avantageux,
et il se peut faire que dans trois cents ans cette partie du monde devienne un
royaume de plusieurs États très considérables. (…)
Mais ici, comme la politique est
plus cachée, on a apparemment voulu peupler plus secrètement notre Mississipi,
et, pour cet effet, indépendamment de ce qu’on peut prendre d’enfants dans les
hôpitaux, on a donné des ordres secrets d’enlever tous les petits vagabonds
libertins qui jouent dans les carrefours et sur les ports, comme il y a
effectivement nombre d’enfants de cette espèce ; on a promis une certaine
récompense aux exempts, archers, mouches qui savent roder dans Paris, pour
chaque enfant des deux sexes, afin de peupler dans la suite. On les conduit à
l’hôpital Saint-Louis, hors la ville, où faute de police on les fait mourir de
faim. Tous ces exempts, archers et gens de cette espèce, qui sont des coquins
par état, pour gagner la rétribution promise, que l’on dit être de quinze
livres et même plus par chaque enfant, ont cherché à attraper, par finesse,
caresse et autrement, toutes sortes d’enfants, garçons et filles dans la ville,
indistinctement, même en présence de leurs pères et mères, dans les rues, au
sortir des églises; cela paraît certain par tous les rapports que j’en ai
entendu faire. On a même battu la caisse pour des enfants perdus; en sorte que
depuis deux mois il faut qu’on en ait enlevé un grand nombre, de façon ou
d’autre, sans que le peuple s’en soit aperçu et en ait deviné la cause ; mais
enfin cela s’est répandu ; le peuple a été animé, et l’on dit qu’avant le
tumulte du quartier Saint-Antoine, il y en avait déjà eu dans le faubourg Saint-Marcel;
ceci n’a cependant point empêché ces espions de la police de continuer leur
capture, et les officiers de police n’y ont point mis ordre ; ce qui est de
plus mal, c’est qu’on dit que dans le commencement, pour retirer et ravoir un
enfant de bourgeois, il en coûtait de l’argent comme cent livres, et qu’on
disait que c’était pour en payer d’autres.
***
***
Vendredi, 22 de ce mois, il y a
eu une émeute considérable dans quatre différents quartiers de Paris.
Le premier tapage du matin a été
dans le cloître de Saint-Jean-de-Latran, mais sans grand fracas.
Le second, à la porte
Saint-Denis, qui a été plus tumultueux ; il y a eu quelque archer maltraité.
Cette émotion est venue jusque dans la rue de Cléry, où demeure le commissaire
Desnoyer et où apparemment un de ces gens de la police s’était réfugié ; sa
maison a été saccagée par le peuple à coups de pierre.
La troisième, à la place de la
Croix-Rouge, faubourg Saint-Germain. On dit qu’on a voulu prendre le fils d’un
cocher qui était à une porte ; deux hommes l’ont attiré et emmené, l’enfant a
crié, le père a couru après avec des domestiques de la maison; ils ont appelé
le peuple à leur secours, et ensuite la livrée qui y est venue. Un des archers
s’est réfugié dans la boutique d’un gros rôtisseur qu’il connaissait; on ne
sait même s’il ne demeurait pas dans la maison. On a voulu entrer pour le
suivre ; un garçon rôtisseur s’est opposé et a pris une broche : cela a animé
tellement le peuple, qui s’était amassé en grand nombre, qu’on a pillé et
saccagé la maison du rôtisseur, depuis la cave jusqu’au grenier; on a jeté dans
la rue toute la batterie de cuisine, la viande, sa vaisselle d argent, ses
meubles ; on a enfoncé deux pièces de vin, on a cassé toutes les vitres. On dit
qu’il y a eu deux hommes de tués dans les caves; le guet y est venu et n’a osé
rien tenter pour faire cesser ce tumulte, qui a duré jusqu’à dix heures du soir
; le peuple arrêtait les carrosses qui passaient avec des flambeaux, pour en
avoir et s’éclairer ; ils en ont pris même chez un épicier. On dit que ce
rôtisseur perdra considérablement, d’autant plus que dans ces émeutes il se
mêle quantité de voleurs qui sont charmés de l’occasion pour piller impunément,
et qui sont même capables d’exciter l’émeute. On dit cependant qu’on a rapporté
à ce rôtisseur quelques pièces de sa vaisselle qui avaient été jetées dans la
rue.
Le même soir, on dit qu’on a
voulu prendre exprès un écolier des Quatre-Nations, sur le quai des Morfondus,
rue du Harlai ; les écoliers ont suivi et ont fait attrouper un peuple infini ;
un des archers déguisés s’est sauvé dans la maison du commissaire Delafosse,
rue de la Calandre, près le Palais. Le peuple a tendu les chaînes de cette
petite rue pour empêcher apparemment le guet à cheval d’y entrer ; toutes les
boutiques ont été fermées, ainsi que dans le faubourg Saint-Germain, et à la
porte Saint-Denis, et le long de la rue et des environs, car c’est la première
chose que fait le bourgeois ; tout le quartier du Palais était rempli d’un peuple
innombrable. La maison du commissaire assiégée, on a cassé toutes les vitres du
haut en bas; un guet à pied, qui était entré dans la maison, a tiré quelques
coups de feu par les fenêtres, qui n’ont fait qu’animer; ils avaient préparé du
bois devant la maison pour y mettre le feu ; cela a duré jusqu’à près de onze
heures du soir. lls couraient pour enfoncer la porte d’un fourbisseur pour
avoir des armes. Le guet à cheval, qui est survenu, a pourtant dissipé un peu
ce tumulte, sans tirer et en agissant le plus prudemment pour les apaiser. ll y
a eu quelques archers de tués, car ce jour-là, on en a porté deux à la morgue
du Châtelet, où il y a eu, le jour et le lendemain, un peuple considérable pour
les aller voir.
Le commissaire Delafosse avait
été saigné le matin par précaution; il a été obligé de se sauver, sa femme et
ses enfants, par dessus les toits, aussi bien que la mouche de police.
Plusieurs maisons à côté de la sienne ont été aussi endommagées par
contre-coup. ll y a eu plusieurs personnes tuées ou blessées dans ce tumulte.
Le plus grand malheur, c’est que
dans leur fureur ils ont pris des particuliers pour des exempts, qu’ils ont
très maltraités, entre autres un ingénieur, qui était avec un bijoutier du Roi,
et qui avait un habit d’ordonnance singulier, que je sais avoir été saigné pour
la onzième fois ; mais je ne sais pas ce qui en est arrivé ; c’est dans la
première émeute de la rue Saint-Antoine ou dans celle de la porte Saint-Denis.
Dans les autres rues de Paris, on
était par pelotons aux portes et à chaque coin de rue, à ne parler que de ces
malheurs.
Samedi 23, la sédition a été plus
forte ; l’affaire a commencé à la butte Saint-Roch, où l’on dit qu’on a voulu
prendre un enfant ; la populace y est accourue et s’est assemblée en très grand
nombre. Un espion de la police et la mouche d’un exempt, que l’on a reconnu,
s’est sauvé chez le commissaire de La Vergée, vis-à-vis Saint-Roch, rue
Saint-Honoré, laquelle a été bientôt inondée de peuple. Les boutiques et les maisons
ont été fermées jusqu’à la rue de la Ferronnerie ; ce peuple a trouvé des
bâtiments et des moellons qu’il a cassés pour avoir des pierres; il a demandé
qu’on lui livrât cet espion, qui se nomme Parisien, et qui était un très grand
coquin de l’aveu de tout le monde. Le commissaire a dit qu’il ne l’avait pas ;
un archer du guet, qui était à la porte, soit de lui-même, soit de l’ordre du
commissaire, a tiré un coup de fusil dans le ventre d’un homme; cela a mis le
peuple en fureur ; à coups de pierre, ils ont brisé et enfoncé une grande et
forte porte cochère du commissaire ; ils ont cassé toutes les vitres de la
maison ; ils ont menacé de mettre le feu à la maison ; ils ont même, dit-on,
été chercher des armes. La fureur du peuple était si grande, que le commissaire
et les alguazils du guet à pied ont été obligés de leur promettre cette mouche
pour les apaiser, et, en effet, on a livré le pauvre Parisien au peuple, qui en
une minute l’a assommé, et ils l’ont traîné par les pieds, la tête dans le
ruisseau, à la maison de M. Berrier, lieutenant général de police, qui demeure
un peu plus haut que Saint-Roch, après les Jacobins. Ils ont voulu l’attacher à
sa porte. On a cassé toutes les vitres du devant de la maison de M. Berrier,
avec des imprécations épouvantables contre lui menaçant de lui en faire autant
si on pouvait le trouver; la porte de M. Berrier était fermée, et on a été
obligé d’y envoyer plusieurs brigades de guet à cheval et à pied pour seulement
garder la maison de M. Berrier, qui, dès le commencement de ce tapage,était
sorti de sa maison par une porte qui donne dans les Jacobins.
Bien des gens ont trouvé le parti
du commissaire bien dur d’avoir ainsi sacrifié un homme, quoiqu’il y eût
crainte du feu et d’être saccagé lui-même, d’autant plus que l’on dit qu’il
avait une douzaine archers du guet dans sa cour qui pouvaient le sauver; mais
d’autres disent qu’il a livré Parisien au guet pour le faire sortir dans la
rue, et que le guet, ne se trouvant pas en force, l’a livré au peuple.
On dit que Parisien a demandé à
se confesser, et que le peuple n’a pas voulu l’entendre.
Le peuple est entré dans la cour
de M. Berrier ; son suisse a ouvert la porte et a parlé au peuple fort
éloquemment.
Cette sédition a duré jusqu’au
soir, et comme, indépendamment de la maison du lieutenant général de police, il
demeure vis-à-vis M. de La Vallette, garde du trésor royal, en exercice, et qu’on
a appréhendé quelque pillage, on a commandé, le soir, des détachements des
soldats aux gardes-françaises et suisses, qui sont, à tout événement, dans la
place de Vendôme.
Quand les soldats aux gardes ont
été arrivés, le commandant du guet est venu par le bas avec son monde, quatre à
quatre ; quand il a été près de Saint-Roch, ils se sont rangés huit de front,
ce qui tenait la rue, et alors ils ont pris le grand galop, l’épée à la main, jusqu’à
la maison de M. Berrier. Cela a fait un écart, pour éviter d’être écrasé, qui a
dissipé tout le peuple.
Sur les neuf heures du soir, le
commandant du guet à cheval est venu à la porte de M. Berrier avec des
détachements ; il a, dit-on parlé très prudemment au peuple, le rassurant sur
ses craintes et lui promettant justice. Il était pâle comme un noyé ; cependant
il les a un peu apaisés, et l’on paraît fort content de sa conduite. ll a
marché avec sa brigade, sans violence ; mais le seul mouvement des chevaux a
fait reculer et retirer peu à peu tout le monde, en sorte qu’il n’y avait plus
personne à dix heures du soir.
On dit que,
dans l’après-midi, M. le premier président du Parlement, qui était un peu
incommodé, et M. le procureur général ont envoyé chercher M. le lieutenant
général de police , et que celui-ci a été de suite à Versailles ; et l’on dit
aussi que, sur cette nouvelle, il s’était détaché plus de deux mille personnes sur
le grand chemin, le long du cours, pour attendre M. Berrier à son retour.
Apparemment qu’il a été informé de cette marche.
(à suivre ici)
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