Peu après la mort de Louise d'Epinay en 1783, la Correspondance Littéraire de Jakob Meister et Melchior Grimm rendit un vibrant hommage à l'égérie des Lumières...
Louise-Florence Pétronille Tardieu d’Esclavelles, veuve de M. Lalive d'Epinay,
était la fille d'un homme de condition tué au service du Roi. La fortune qu'il
lui avait laissée était fort médiocre. On crut devoir récompenser les services
rendus par le père en faisant épouser à sa fille un des plus riches partis
qu'il y eût alors dans la finance, et en lui donnant pour dot un bon de fermier
général. Elle passa donc les premières années qu'elle vécut dans le monde au
sein de la plus grande opulence, entourée de toutes les illusions dont la
richesse peut enivrer une jeune personne, et plus à Paris sans doute que
partout ailleurs. Ce beau songe ne tarda pas à s'évanouir; les folles dépenses,
l'extrême frivolité du caractère et de la conduite de M. d'Epinay eurent
bientôt dérangé cette superbe fortune. Son père, pour en sauver les débris, se
vit obligé de substituer la plus grande partie de ses biens, et, voulant
empêcher aussi que sa belle-fille ne devînt tôt ou tard la victime des
extravagances de son mari, ce fut lui-même qui, avant de mourir, exigea qu'elle
s'en fit séparer, en prenant toutes les mesures qu'il
crut les plus propres à lui assurer une existence convenable.
Ce fut
dans les jours brillants de sa jeunesse et de sa fortune que commencèrent ses
liaisons avec Jean-Jacques Rousseau. Il en fut très amoureux, comme il n'a
jamais manqué de l'être de toutes les femmes qui avaient bien voulu l'admettre
dans leur société. Elle le combla de bienfaits non seulement avec toute la
délicatesse de l'amitié la plus tendre, mais encore avec cette recherche
particulière de soins et d'attentions que semblait exiger la sauvagerie très originale
du philosophe. Il en parut d'abord profondément touché; mais peu de temps
après, se croyant en droit d'être jaloux de son ami M. de Grimm il paya sa
bienfaitrice de la plus noire ingratitude, et l'homme qu'il se crut préféré ne
fut plus à ses yeux que le plus injuste et le plus perfide des hommes. C'est
avec les traits d'une si odieuse calomnie que, osant les peindre l'un et l'autre
dans ses Confessions, il n'a pas craint de laisser sur sa tombe le
monument atroce d'une haine inconcevable, ou plutôt celui de la plus cruelle et
de la plus sombre de toutes les folies.
Jeune,
riche, jolie, intéressante, remplie de grâces et d'esprit, comment madame
d'Epinay aurait-elle manqué de la seule perfection qui pût la faire jouir de
tous ces avantages? De vains préjugés affecteraient peut-être d'en défendre sa
mémoire ; un sentiment plus juste ne désavouera point le souvenir de ce qui
honora également son cœur et sa raison. Le moyen peut-être de donner la plus
haute idée de son mérite, ce serait de supposer un moment la vérité de tout ce
que l'envie et la malignité osèrent reprocher à sa jeunesse. Il en faudrait
admirer davantage et la force d'âme avec laquelle ses propres efforts surent
réparer si complètement le tort d'une éducation trop frivole, et les rares
vertus qui purent l'élever ensuite au degré d'estime et de considération dont
elle jouit dans un âge plus avancé. Il est vrai qu'un des traits les plus
marqués de son caractère, c'était une constance, une énergie de résolution qui
l'emportait sur toutes les faiblesses de l'habitude, sur tous les emportements
de la plus vive sensibilité, et suppléait même pour ainsi dire aux forces et au
courage épuisés par une longue suite de chagrins et de souffrances.
On l'a
vue dix ans de suite accablée des maux les plus douloureux, ne supporter la vie
qu'à force d'opium, mourir et ressusciter vingt fois sans cesser de mettre à
profit les intervalles où ce cruel état la laissait respirer, pour remplir tous
les devoirs de la tendresse maternelle et tous ceux de l'amitié la plus
empressée et la plus active. Au milieu des tourments d'une existence aussi
frêle que pénible, on l'a vue conduire elle-même ses propres affaires et celles
de ses enfants, rendre service à tous ceux qui avaient le bonheur de
l'approcher, s'intéresser vivement à ce qui se passait autour d'elle dans le
monde, dans les arts et dans la littérature, élever sa
petite-fille comme si c'eût été l'unique soin de sa vie entière, écrire un des
meilleurs ouvrages qui aient encore paru à l'usage de l'enfance, faire de la
tapisserie, des nœuds, des chansons, recevoir ses amis, leur écrire, et ne pas
manquer encore un seul jour de faire une toilette aussi soignée que son âge et
l'état de sa santé pouvaient le permettre. On eût dit que, se sentant mourir
tous les jours, elle avait pris à tâche de dérober chaque jour à la mort une
partie de sa proie; c'était une étincelle de vie que l'occupation continuelle de
ses sentiments et de ses pensées ne cessait d'agiter et de nourrir. Ce qui
distinguait particulièrement l'esprit de madame d'Epinay, c'était une droiture
de sens fine et profonde. Elle avait peu d'imagination; moins sensible à
l'élégance qu'à l'originalité, son goût n'était pas toujours assez sûr, assez
difficile ; mais on ne pouvait guère avoir plus de pénétration, un tact plus
juste, de meilleures vues avec un esprit de conduite plus ferme et plus adroit.
Sa conversation se ressentait un peu de la lenteur et de la timidité naturelle
de ses idées; elle avait même une sorte de réserve et de sécheresse, mais qui
ne pouvait éloigner ni l'intérêt ni la confiance. Jamais on ne posséda si bien
peut-être l'art de faire dire aux autres, sans effort, sans indiscrétion, ce
qu'il importe ou ce qu'on désire de savoir. Rien de ce qui se disait en sa
présence n'était perdu, et souvent il lui suffisait d'un seul mot pour
donner à la conversation le tour qui pouvait l'intéresser davantage. Sa
sensibilité était extrême, mais intérieure et profonde; à force d'avoir été
réprimée, elle n'éclatait plus que faiblement. Dans les peines, dans les
chagrins dont sa santé était le plus sensiblement altérée, son humeur semblait
à peine l'être. Au-dessus de tous les préjugés, personne n'avait mieux appris
qu'elle ce qu'une femme doit d'égards à l'opinion publique même la plus vaine.
Elle avait pour nos vieux usages et pour nos modes nouvelles la complaisance et
la considération que leur empire aurait pu attendre d'une femme ordinaire. Quoique
toujours malade et toujours renfermée chez elle, on la voyait assez attentive à
mettre exactement la robe du jour. Sans croire à d'autres catéchismes qu'à
celui du bon sens, elle ne manqua jamais de recevoir ses sacrements de
la meilleure grâce du monde, quelque pénible que lui fût cette triste
cérémonie, toutes les fois que la décence ou les scrupules de sa famille
parurent l'exiger. On s'est permis de soupçonner qu'il pouvait y avoir autant
de force d'esprit à les recevoir ainsi qu'à les refuser, comme ont fait tant de
grands philosophes.
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Grimm et Diderot : l'amant et l'ami de Louise |
Madame d'Epinay n'avait aucune
espèce de fausse pruderie; mais, trop frappée du danger attaché quelquefois aux
plus légères impressions, elle pensait que les premières habitudes d'une jeune
personne ne pouvaient être d'une retenue trop austère, et
peut-être portait-elle ce principe jusqu'à l'exagération. Voici quelques traits
d'un portrait qu'elle fit d'elle-même en 1756; elle avait alors trente ans. «
Je ne suis point jolie, je ne suis cependant pas laide. (Elle avait de très beaux
yeux et des cheveux parfaitement bien plantés qui donnaient à son front une
physionomie fort piquante.) Je suis petite, maigre, très bien faite. J'ai l'air
jeune sans fraîcheur, noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon
imagination est tranquille, mon esprit est lent, juste, réfléchi, sans suite.
J'ai dans l'âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l'élévation et
une excessive timidité.... Je suis vraie sans être franche. J'ai de la finesse
pour arriver à mon but; mais je n'en ai aucune pour pénétrer les projets des
autres. (Elle en avait donc beaucoup acquis.) Je suis née tendre et sensible,
constante et point coquette. La facilité avec laquelle on m'a vue former des
liaisons et les rompre m'a fait passer pour inconstante et capricieuse. L'on a
attribué à la légèreté et à l'inconséquence une conduite souvent forcée, dictée
par une prudence tardive et quelquefois par l'honneur. Il n'y a qu'un an que je
commence à me bien connaître. Mon amour-propre, sans me faire concevoir la
folle espérance d'être parfaitement sage, me fait prétendre à devenir un jour
une femme d'un grand mérite. » Jamais espérance ne fut mieux remplie, jamais
prétention ne fut mieux justifiée. Elle n'a point laissé d'autre ouvrage
qu'une suite encore imparfaite des Conversations d'Emilie, beaucoup de
Lettres, et l'ébauche d'un long Roman. ...
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le traité pédagogique |
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