mercredi 16 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (2)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur. 
 
Morellet

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Jusqu’à présent je n’ai parlé que du caractère moral de Jean-Jacques, de l’homme social ou plutôt insociable; je veux le considérer maintenant comme écrivain, et ensuite comme philosophe, deux côtés qu’il faut soigneusement distinguer en lui.
Ici je déclare que mon admiration pour J.-J. Rousseau, comme écrivain, est sans bornes; que je le crois l’homme le plus éloquent de son siècle; que je ne connais rien de plus entraînant que les beaux endroits de son Discours sur l’Inégalité, de son Émile, de sa Lettre à l’archevêque, et de son Héloïse. Son éloquence est abondante, et n’en est pas moins énergique. Les développements qu’il donne à une même idée, la fortifient loin de l’affaiblir. La dernière forme qu’elle prend est toujours plus frappante que celle qui précède; de sorte que le mouvement va sans cesse croissant, pour opérer enfin une persuasion intime et forte, même lorsqu’il établit une erreur, si une grande justesse et d’esprit et de raison ne nous en défend pas. Je pense que, de réflexion et après coup, il a dû rejeter lui-même plusieurs de ses paradoxes; mais il m’est impossible de croire qu’au moment où il les établit, il n’en ait été parfaitement convaincu: car on ne persuade pas comme il fait, sans être soi-même persuadé.  (...)

Rousseau romancier :
Je me rappelle encore les transports d’admiration et de plaisir que j’éprouvai à la lecture des premiers ouvrages de Rousseau, et le bonheur que me donna plus tard la lecture d’Héloïse et d’Émile. Par la vive impression que j’en recevais, j’aurais pu conjecturer moi-même que je n’étais pas absolument incapable de faire un jour quelque chose de bien, et me guérir ainsi d’une assez grande défiance que j’ai eue longtemps de mes forces telles quelles. Je prends cette occasion d’avertir les jeunes gens, que le caractère qui peut faire le plus espérer d’eux, est cette admiration pour les bons ouvrages portée à une sorte d’enthousiasme: celui à qui cet organe manque ne fera jamais rien.
J’ai parlé d’Héloïse: ce n’est pas qu’aujourd’hui je m’en dissimule les défauts que je ne faisais alors qu’entrevoir. Héloïse est souvent une faible copie de Clarisse; Claire est calquée sur Miss Howe. Le roman, comme composition dramatique, ne marche pas. Plus d’une moitié est occupée par des dissertations fort bien faites, mais déplacées, et qui arrêtent les progrès de l’action. Telles sont les lettres sur Paris, le duel, le suicide, les spectacles. A peine resterait-il deux volumes, si l’on retranchait tout ce qui n’est point du sujet. Quelle comparaison peut-on faire d’une composition pareille avec Clarisse, cette grande machine dans laquelle tant de ressorts sont employés à produire un seul et grand effet, où tant de caractères sont dessinés avec tant de force et de vérité, où tout est préparé avec tant d’art, où tout se lie et se tient? Quelle différence encore dans le but moral des deux ouvrages ? Quel intérêt inspire l’héroïne anglaise, et combien est froid celui que nous prenons à Julie ? Elle est séduite comme Clarisse, mais ne s’en relève pas comme elle; au contraire, elle s’abaisse davantage encore en épousant Wolmar sans l’aimer, tandis qu’elle en aime un autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant bien ses enfants, remplissant froidement ses devoirs d’épouse; mais le tableau de ces vertus domestiques serait bien mieux placé dans une femme qui eût toujours été chaste et pitre; et c’est blesser la morale que de les supposer à une fille corrompue avant son mariage, et qui n’aime pas son mari.
la Nouvelle Héloïse
Rousseau a voulu, quelque part, non seulement excuser cette immoralité, mais la tourner à son avantage: cette apologie n’est qu’un tissu de sophismes.
Quant à l’Émile, c’est, sans contredit, et le meilleur ouvrage de Rousseau, et un excellent ouvrage. La douce loi qu’il impose aux mères, l’éducation physique et morale de la première enfance, la marche et les progrès de l’instruction du jeune age, la naissance des passions, la nature de la femme et ses droits, ses devoirs, résultant de son organisation même, etc., tous ces sujets, et une infinité de vues saines et vraies, donnent à l’Émile un caractère d’utilité, qui le met dans la première classe des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à l’instruction des hommes. Au reste, même force et même éloquence dans le style, où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé et fondu avec les mouvements oratoires, à la manière de Pascal, et d’Arnaud, et de Malebranche; vrai modèle d’une discussion philosophique et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont restés bien loin.
Je sais que l’on a dit que le fond des idées de l’Émile est tout entier dans Plutarque, dans Montaigne et dans Locke,, trois auteurs qui étaient constamment dans les mains de Jean-Jacques, et dont il a suivi toujours les traces; mais je ne regarde pas cette observation comme suffisante pour diminuer la gloire d’avoir mis si habilement en oeuvre ces matériaux que fournissait la nature. Des idées si vraies, si justes, si près de nous, sont à tout le monde, comme l’arbre d’une forêt avant que la main de l’homme l’abatte et le façonne en canot, en charrue; mais, comme l’arbre aussi, elles deviennent la propriété de celui qui les a façonnées, qui les a revêtues de l’expression la plus pure, embellies de la plus vive couleur, et les a rendues capables de pénétrer et de convaincre nos esprits.
Emile

Rousseau philosophe

Si je veux donc maintenant examiner Rousseau comme philosophe, je dirai qu’il est vraiment philosophe dans son Émile; mais aussi je ne crains pas d’affirmer que, dans la plupart de ses autres ouvrages, non seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu’il n’a enseigné que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l’esprit humain.
On voit que c’est surtout contre ses livres de politique que je porte cet anathème, et je ne le prononce qu’après avoir consacré toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches où le philosophe de Genève me semble avoir adopté des principes faux, contraires à la nature même de l’homme qu’il a prétendu suivre, et subversifs de tout état social.
Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la part funeste qu’il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption et le malheur des hommes. Je ne combattrai pas cette doctrine, qu’il faut en effet regarder comme folle, si l’on ne veut pas, pour être conséquent, retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre de gland; mais je confirmerai de mon témoignage un fait déjà connu, qui doit nous suffire pour apprécier l’autorité du philosophe ennemi de la civilisation et des lettres.
Il conte, livre VIII des Confessions, et dans une lettre à M. de Malesherbes, qu’il allait voir souvent Diderot à Vincennes, où il avait été mis pour sa Lettre sur les Aveugles, dans laquelle il enseigne l’athéisme. « Je pris un jour, dit-il, le Mercure de France; et, tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’académie de Dijon, pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs? A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme….. Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable de ce moment d’égarement... »
l'illumination de Vincennes
Or, voici ce que j’ai appris de Diderot lui-même, et ce qui passait alors pour constant dans toute la société du baron d’Holbach, où Rousseau n’avait encore que des amis. Arrivé à Vincennes, il avait confié à Diderot son projet de concourir pour le prix, et avait commencé même à lui développer les avantages qu’avaient apportés à la société humaine les arts et les sciences. Je l’interrompis, ajoutait Diderot, et je lui dis sérieusement: « Ce n’est pas là ce qu’il faut faire; rien de nouveau, rien de piquant, c’est le pont aux ânes. Prenez la thèse contraire, et voyez quel vaste champ s’ouvre devant vous: tous les abus de la société à signaler; tous les maux qui la désolent, suite des erreurs de l’esprit; les sciences, les arts, employés au commerce, à la navigation, à la guerre, etc., autant de sources de destruction et de misère pour la plus grande partie des hommes. L’imprimerie, la boussole, la poudre à canon, l’exploitation des mines, autant de progrès des connaissances humaines, et autant de causes de calamités, etc. Ne voyez-vous pas tout l’avantage que vous aurez à prendre ainsi votre sujet? » Rousseau en convint, et travailla d’après ce plan. Ce récit, que je crois vrai, renverse et détruit toute la narration de Jean-Jacques. Je n’empêche pas, au reste, ceux qui aimeront mieux l’en croire que Diderot et toute la société du baron d’Holbach, de se contenter en cela; mais je rapporte ma conviction, qui a été de bonne foi.
Ce premier paradoxe une fois embrassé par Jean-Jacques, il fut assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours sur l’inégalité des conditions.
Mais c’est surtout dans le Contrat social qu’il a établi des doctrines funestes, qui ont si bien servi la révolution, et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social.
S’il était besoin d’appuyer de preuves cette opinion sur les ouvrages politiques de Rousseau, j’en apporterais une assez forte que me fournit le discours prononcé en 1794, au mois de vendémiaire, par le président de la Convention, lorsqu’on alla déposer au Panthéon les cendres du philosophe genevois. L’orateur de la Convention s’exprime ainsi :
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« Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire, qui a opéré de si heureux changements dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes. « Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté.
« Ces mots ont retenti dans tous les coeurs, et les peuples se sont levés.
« Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques, qui s’affaissent sous le poids des siècles. »
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Si l’on considère qu’à cette époque la révolution, à laquelle l’orateur félicite Rousseau d’avoir puissamment coopéré, avait déjà répandu sur la nation un déluge de maux et de crimes, on s’étonnera sans doute qu’il ait été loué des plus funestes effets de ses ouvrages; mais on reconnaîtra du moins, qu’en lui attribuant en partie les maux de la révolution, je ne fais que suivre la route que m’ont tracée ses panégyristes et ses admirateurs.
La seule restriction qu’on puisse apporter à ce reproche, et qu’il soit même juste de faire, c’est que, dans sa théorie des gouvernements, il paraît n’avoir pas écrit pour une grande nation; mais, outre qu’il n’a pas prononcé assez nettement cette modification à ses principes, il n’en est pas moins vrai que c’est en les appliquant, par ignorance ou par mauvaise foi, à ou grand pays comme la France, qu’on a préparé tous les malheurs dont nous avons été les témoins et les victimes.

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