Dans le passage qui suit, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.
MAI 1750 :
Depuis huit jours, on dit
que, dans Paris, des exempts de la police, déguisés, rôdent dans différents
quartiers et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis cinq ou six ans
jusqu’à dix ans et plus, les mettent dans des carrosses de fiacre qu’ils ont
tout prêts ; ce sont des petits enfants d’artisans et autres qu’on laisse aller
dans le voisinage, qu’on envoie à l’église ou chercher quelque chose. Comme
ces exempts sont en habits bourgeois et qu’ils tournent dans différents
quartiers, cela n’a pas fait d’abord grand bruit.
Mais aujourd’hui, samedi matin 16
de ce mois, on a pris et voulu prendre, dans le quartier de la rue de Fourcy et
du port aux Veaux, un enfant ; c’est dans la rue des Nonaindières et la rue
Tiron ; l’enfant, qu’on jetait dans le fiacre, a crié, quelque commère est
survenue, a crié aussi, le peuple est sorti des boutiques, et dans Paris en
plein jour, sur les dix ou onze heures du matin, l’assemblée devient bientôt
considérable. Cette sorte d’enlèvement, qui blesse la nature et le droit des
gens, a révolté le peuple avec raison ; comme on ne sait jamais au juste les
choses qui se passent, les uns disent qu’on voulait enlever l’enfant d’un
artisan des bras de la mère qui le conduisait, d’autres qu’on en avait déjà mis
plusieurs dans le fiacre et que le peuple voulant les tirer avec violence, il y
en avait deux d’étouffés. Quoi qu’il en soit, le peuple, les gens du port, les
laquais se sont assemblés en fureur, les exempts et archers ont voulu fuir ;
quelques-uns sont entrés dans des maisons, on les a poursuivis, on les a
maltraités et estropiés ; cette émeute populaire est devenue plus générale pour
la poursuite des archers et elle s’est répandue dans tout le quartier
Saint-Antoine jusqu’à la porte, et cela s’est ensuite dissipé. Cette nouvelle
s’est bientôt répandue dans toute la ville, ce qui a occasionné les discours du
peuple, et il s’est débité que l’objet de ces enlèvements d’enfants était qu’il
y avait un prince ladre (ndlr : lépreux) pour la guérison duquel il fallait
un bain ou des bains de sang humain, et, que n’en n’ayant point de plus pur que
celui des enfants, on en prenait pour les saigner des quatre membres et pour
les sacrifier, ce qui révolte encore plus le peuple.
On ne sait sur quoi sont fondés de
pareils contes ; on a proposé ce remède-là du temps de Constantin, empereur, qui
ne voulut pas s’en servir. Mais ici nous n’avons aucun prince ladre, et, quand
il y en aurait, on n’emploierait jamais une pareille cruauté pour remède. Le
plus vraisemblable est qu’on peut avoir besoin de petits enfants pour envoyer à
Mississipi, dans l’Amérique, pour travailler aux établissements de vers à soie
qu‘on veut y faire ; mais, malgré cela il n’est pas à présumer qu’il y ait aucun
ordre du ministère pour enlever ici des enfants à leurs pères et mères; on peut
avoir dit à quelques exempts que s’ils trouvaient des enfants sans père ni mère
ou abandonnés, ils pouvaient s’en saisir; il se peut qu‘on leur ait promis une
récompense, et qu’ils aient abusé de cet ordre, comme ils ont déjà fait quand
il a été question de prendre tous les vagabonds et gens sans aveu, dont il était
avantageux de purger Paris.
***
(
A la même date, dans son journal, d'Argenson écrit : Révoltes dans Paris pour des enfants enlevés par la
maréchaussée sous le prétexte d’extirper la mendicité. On a enfermé des pauvres
à Orléans, à l’hôpital Saint-Louis, mais il a fallu les faire sortir, les
mesures étant mal prises pour leur subsistance; ils crevaient de faim. Les
archers de Paris, dits archers de
l’écuelle, ont arrêté de petits gueux, et quelquefois, se méprenant, ils
ont arrêté des enfants de bourgeois. Grands attroupements de peuple le 17 et le
20; enfin le 23 mai, il y a eu sept à huit archers tués dans l’émeute.
-->
Le commissaire a paru et a pensé être déchiré. On a
pillé quelques maisons, cassé les vitres de M. Duval, chef du guet. M. Berryer,
lieutenant de police, a pris le parti de se cacher chez lui en bon
capitaine. Rien de si imprudent que ces contraintes. Une mère à qui on enlève
ses enfants devient d’abord bête furieuse et carnassière. On répand que le roi
est ladre, et prend des bains de sang d’enfants comme un nouvel Hérode.
Les archers font exprès de telles méprises pour extorquer
quelques pistoles aux bourgeois. )
![]() |
le lieutenant Berryer |
***
Si la police agissait prudemment,
ce serait de faire mettre du moins quelques-uns de ces exempts, pendant
plusieurs jours de marché, au carcan, pour apaiser et donner satisfaction au
peuple.
D’ailleurs, on ne conçoit rien
dans ce projet. S’il est vrai qu’on ait besoin de jeunes enfants des deux sexes
pour ces établissements dans l’Amérique , il y en a une assez grande quantité,
tant dans les enfants trouvés du faubourg Saint-Antoine que dans tous les
autres hôpitaux, pour remplir cette idée. Ces enfants appartiennent au Roi et à
l’État; on peut en disposer sans blesser personne.
Mais il y a
grande imprudence au lieutenant général de police d’avoir occasionné ou de
n’avoir pas prévenu ou empêché une pareille vexation, qui serait capable de
donner lieu à une émotion de trois ou quatre cent mille âmes, qui pourrait être
suivie de feu et de pillage dans la ville. Heureusement cela n’est point
arrivé, et il y a apparence que d’autres exempts et archers ne s’y joueront
plus.
(à suivre ici)
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