samedi 29 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (6)

La part de Voltaire entrepreneur ne pourra lui venir que du moment où le royaume de France entrera lui-même dans la guerre. Ce qui nous conduit à l'année 1743, et à la lettre que le poète-guerrier-fournisseur adresse le 8 juin au comte d'Argenson, ministre de la Guerre :
le comte d'Argenson secrétaire d'état à la guerre en 1743


« Je me flatte, monseigneur, que je partirai vendredi pour les affaires que vous savez. C’est le secret du sanctuaire, ainsi n’en sachez rien. Mais si vous avez quelques ordres à me donner, et que vous vouliez que je vienne à Versailles, j’aurai l’honneur de me rendre secrètement chez vous à l’heure que vous me prescrirez. Nous perdons sans doute considérablement à nourrir vos chevaux. Voyez si vous voulez avoir la bonté de nous indemniser en nous faisant vêtir vos hommes. Je vous demande en grâce de surseoir l’adjudication jusqu’à la fin de la semaine prochaine. Mon cousin Marchand [fournisseur aux armées, cousin de Voltaire] attend deux gros négociants qui doivent arriver incessamment et qui nous serviront bien

Or, s'il est intéressé à titre personnel aux fournitures pour la guerre, bien sûr Voltaire n'en est pas moins rémunéré par le ministre des Finances pour l’influence qu’il a pu, et qu'il peut encore, avoir sur le roi de Prusse. Ainsi reçoit-il le lendemain 9 juin 1743 une lettre de M. Orry où l’on peut lire ceci :

« Le roi, monsieur, s’est déterminé à vous envoyer où vous savez. Je donne l’ordre à M. de Montmartel de vous payer huit mille francs [40 années de travail] et une année de pension, qui est ce que M. Amelot m’a dit que vous demandiez. »

Ici, c'est donc Pâris de Montmartel qui agit en qualité de banquier de la cour du roi. Mais il se trouve que ce Parîs-là est également le banquier de l'ex-demoiselle Poisson et future Pompadour, pour laquelle il agit ainsi que le rapporte Yves Durand : « Montmartel fournit l’argent au contrôleur général pour acheter le marquisat de Pompadour, dont le revenu est évalué à 10 ou 12 000 livres de rente [50 à 60 années de travail]. »

Ainsi, après être devenue, par mariage le 4 mars 1741, Mme Le Normant d’Étiolles, Jeanne-Antoinette Poisson se trouvait transformée en une marquise de Pompadour désormais tout à fait présentable à ce bougre de Louis XV.
Mme de Pompadour


Or, à travers elle et Voltaire (et sous le contrôle étroit des frères Pâris), on peut dire que le royaume de France est déjà en route pour l'une de ses pires catastrophes millitaires... à échéance d'une vingtaine d'années tout de même, car, pour l'instant, on n'en est encore qu'à des hors-d'oeuvre tout à fait ragaillardissants...

La diplomatie du royaume de France est alors décidément en panne. Car, une fois saisie la Silésie au détriment de Marie-Thérèse d'Autriche, Frédéric de Prusse ne songe plus à faire la guerre... pour le compte de Louis XV. Certes, Voltaire s'active de toutes les façons auprès de lui et de ses représentants, et croit même parfois que les combats vont enfin reprendre, mais il ne cesse d'être démenti par le comportement réel du roi de Prusse, qui prend, par ailleurs, un malin plaisir à se jouer de lui. Or, en l'absence d'importants mouvements de troupes, les fournitures de vivres ne s'insèrent pas dans le cadre des urgences qui leur sont très nécessaires pour faire monter les prix... De plus, comme nous le savons maintenant, Voltaire est l'homme des coups rapides et de forte dimension. Il sait que certaines situations basculent parfois en quelques instants. Aussi reste-t-il sur ses gardes, tout en rongeant son frein.

Il faut enfin souligner ce fait essentiel qu'il est, cette fois-ci, l'un des promoteurs directs de cette guerre qui ne demande que peu de choses pour produire tous ses effets. Il est lui-même dans l'action, et peu à peu une jouissance nouvelle le saisit. Elle transparaît dans la lettre qu'il adresse le 5 juillet 1743 à ses amis le comte et la comtesse d'Argental :

     « Eh bien, mes adorables anges, ce petit hémisphère est plus fou et plus malheureux que jamais, et moi ne suis-je pas un des plus infortunés de la bande ? Les uns vont mourir de faim ou par l’épée des ennemis vers le Danube, les autres sur le Mein, et moi où vais-je, où suis-je ? J’ai bien peur de mourir de chagrin loin de vous. »

De chagrin?... Non, évidemment. D'autant que, comme l'indique la même lettre, une petite idée commence à faire son chemin dans son esprit en ébullition :

« Le roi de Prusse est réellement indigné des persécutions que j’essuie, il veut absolument m’établir à Berlin… »

A quelle fin? Qu'y a-t-il là de particulièrement stimulant pour Voltaire? C'est qu'après l'affaire de Silésie, l'Europe entière a compris que Frédéric était capable de véritables exploits guerriers. Voilà donc le chef idéal qui fait défaut aux armées du royaume de France. C'est ce que le poète écrit le 13 juillet 1743 au roi de Prusse :

« Que ne ferait point cette nation si elle était commandée par un prince tel que vous ! »

Il faut donc faire passer le roi de Prusse dans la dimension qui est véritablement la sienne : celle d'un conquérant. La guerre prendra alors une dimension européenne, le roi de Prusse devenant une sorte de fer de lance pour le royaume de France.

Voici maintenant Voltaire embarqué dans les grandes manoeuvres... Le 21 juillet 1743, il écrit au ministre des Affaires étrangères Amelot de Chaillou, à propos de Frédéric de Prusse:

     « [...] je vous demande, monseigneur, si vous ne jugez pas que ce prince accepterait aisément des subsides en cas de besoin, et s’il ne pourrait pas tenir lieu de ce qu’était autrefois la Suède à l’égard de la France. Je vois ce prince craindre la Russie, et l’Autriche, et n’aimer ni les Anglais ni les Hollandais. Je suppose qu’il s’unit étroitement avec Sa Majesté [Louis XV], et vous savez sans doute que c’est le comble des voeux de son ministre à la Haye qui peut tout sur le secrétaire d’état son oncle, et qui est fort aimé de sa majesté prussienne ; ni l’un ni l’autre ne le font agir, je le sais, mais l’un et l’autre peuvent assurément le déterminer à ce que lui-même approuve et désire. Je suppose donc que cette union pût se faire avec autant de secret que de bonne foi ; je prends alors la liberté de vous demander si Sa Majesté [Louis XV] ferait difficulté de donner des subsides au roi de Prusse et s’il ne serait pas très aisé d’ôter aux alliés une partie des subsistances de l’année prochaine en les achetant vers le mois de janvier par avance pour le compte du roi de Prusse, soit pour Vezel, soit pour Magdebourg, sous cent prétextes plausibles. »

Or, en matière de subsistances, l'entrepreneur Voltaire est toujours là, lui qui a bien redit six jours plus tôt au comte d'Argenson ministre de la Guerre :

 « Marchand, père et fils, ne demandent qu’à vêtir et alimenter les défenseurs de la France. »

Coup double, au moins... Ce serait un bon début! (à suivre)






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