le comte d'Argenson secrétaire d'état à la guerre en 1743 |
« Je
me flatte, monseigneur, que je partirai vendredi pour les affaires que vous
savez. C’est le secret du sanctuaire, ainsi n’en sachez rien. Mais si vous avez
quelques ordres à me donner, et que vous vouliez que je vienne à Versailles, j’aurai
l’honneur de me rendre secrètement chez vous à l’heure que vous me prescrirez.
Nous perdons sans doute considérablement à nourrir vos chevaux. Voyez si vous
voulez avoir la bonté de nous indemniser en nous faisant vêtir vos hommes. Je
vous demande en grâce de surseoir l’adjudication jusqu’à la fin de la semaine
prochaine. Mon cousin Marchand [fournisseur aux armées, cousin de Voltaire]
attend deux gros négociants qui doivent
arriver incessamment et qui nous serviront bien.»
Or, s'il est intéressé à titre personnel
aux fournitures pour la guerre, bien sûr Voltaire n'en est pas moins rémunéré
par le ministre des Finances pour l’influence qu’il a pu, et qu'il peut encore,
avoir sur le roi de Prusse. Ainsi reçoit-il le lendemain 9 juin 1743 une lettre
de M. Orry où l’on peut lire ceci :
« Le
roi, monsieur, s’est déterminé à vous envoyer où vous savez. Je donne l’ordre à
M. de Montmartel de vous payer huit mille francs [40 années de travail] et une année de pension, qui est ce que M.
Amelot m’a dit que vous demandiez. »
Ici, c'est donc Pâris de Montmartel qui
agit en qualité de banquier de la cour du roi. Mais il se trouve que ce
Parîs-là est également le banquier de l'ex-demoiselle Poisson et future
Pompadour, pour laquelle il agit ainsi que le rapporte Yves Durand : « Montmartel fournit l’argent au contrôleur
général pour acheter le marquisat de Pompadour, dont le revenu est évalué à 10
ou 12 000 livres de rente [50 à 60 années de travail]. »
Ainsi, après être devenue, par mariage le
4 mars 1741, Mme Le Normant d’Étiolles, Jeanne-Antoinette Poisson se trouvait
transformée en une marquise de Pompadour désormais tout à fait présentable à ce
bougre de Louis XV.
Mme de Pompadour |
Or, à travers elle et Voltaire (et sous le
contrôle étroit des frères Pâris), on peut dire que le royaume de France est
déjà en route pour l'une de ses pires catastrophes millitaires... à échéance
d'une vingtaine d'années tout de même, car, pour l'instant, on n'en est encore
qu'à des hors-d'oeuvre tout à fait ragaillardissants...
La diplomatie du royaume de France est
alors décidément en panne. Car, une fois saisie la Silésie au détriment de
Marie-Thérèse d'Autriche, Frédéric de Prusse ne songe plus à faire la guerre...
pour le compte de Louis XV. Certes, Voltaire s'active de toutes les façons
auprès de lui et de ses représentants, et croit même parfois que les combats
vont enfin reprendre, mais il ne cesse d'être démenti par le comportement réel
du roi de Prusse, qui prend, par ailleurs, un malin plaisir à se jouer de lui. Or,
en l'absence d'importants mouvements de troupes, les fournitures de vivres ne
s'insèrent pas dans le cadre des urgences qui leur sont très nécessaires pour
faire monter les prix... De plus, comme nous le savons maintenant, Voltaire est
l'homme des coups rapides et de forte dimension. Il sait que certaines
situations basculent parfois en quelques instants. Aussi reste-t-il sur ses
gardes, tout en rongeant son frein.
Il faut enfin souligner ce fait essentiel
qu'il est, cette fois-ci, l'un des promoteurs directs de cette guerre qui ne demande
que peu de choses pour produire tous ses effets. Il est lui-même dans l'action,
et peu à peu une jouissance nouvelle le saisit. Elle transparaît dans la lettre
qu'il adresse le 5 juillet 1743 à ses amis le comte et la comtesse d'Argental :
« Eh
bien, mes adorables anges, ce petit hémisphère est plus fou et plus malheureux
que jamais, et moi ne suis-je pas un des plus infortunés de la bande ? Les uns
vont mourir de faim ou par l’épée des ennemis vers le Danube, les autres sur le
Mein, et moi où vais-je, où suis-je ? J’ai bien peur de mourir de chagrin loin
de vous. »
De chagrin?... Non, évidemment. D'autant
que, comme l'indique la même lettre, une petite idée commence à faire son
chemin dans son esprit en ébullition :
« Le
roi de Prusse est réellement indigné des persécutions que j’essuie, il veut
absolument m’établir à Berlin… »
A quelle fin? Qu'y a-t-il là de
particulièrement stimulant pour Voltaire? C'est qu'après l'affaire de Silésie,
l'Europe entière a compris que Frédéric était capable de véritables exploits
guerriers. Voilà donc le chef idéal qui fait défaut aux armées du royaume de
France. C'est ce que le poète écrit le 13 juillet 1743 au roi de Prusse :
« Que
ne ferait point cette nation si elle était commandée par un prince tel que vous
! »
Il faut donc faire passer le roi de Prusse
dans la dimension qui est véritablement la sienne : celle d'un conquérant. La
guerre prendra alors une dimension européenne, le roi de Prusse devenant une
sorte de fer de lance pour le royaume de France.
Voici maintenant Voltaire embarqué dans
les grandes manoeuvres... Le 21 juillet 1743, il écrit au ministre des Affaires
étrangères Amelot de Chaillou, à propos de Frédéric de Prusse:
« [...] je vous demande, monseigneur, si vous ne jugez pas que ce prince
accepterait aisément des subsides en cas de besoin, et s’il ne pourrait pas
tenir lieu de ce qu’était autrefois la Suède à l’égard de la France. Je vois ce
prince craindre la Russie, et l’Autriche, et n’aimer ni les Anglais ni les
Hollandais. Je suppose qu’il s’unit étroitement avec Sa Majesté [Louis XV],
et vous savez sans doute que c’est le
comble des voeux de son ministre à la Haye qui peut tout sur le secrétaire
d’état son oncle, et qui est fort aimé de sa majesté prussienne ; ni l’un ni
l’autre ne le font agir, je le sais, mais l’un et l’autre peuvent assurément le
déterminer à ce que lui-même approuve et désire. Je suppose donc que cette
union pût se faire avec autant de secret que de bonne foi ; je prends alors la
liberté de vous demander si Sa Majesté [Louis XV] ferait difficulté de donner des subsides au roi de Prusse et s’il ne
serait pas très aisé d’ôter aux alliés une partie des subsistances de l’année
prochaine en les achetant vers le mois de janvier par avance pour le compte du
roi de Prusse, soit pour Vezel, soit pour Magdebourg, sous cent prétextes
plausibles. »
Or, en matière de subsistances,
l'entrepreneur Voltaire est toujours là, lui qui a bien redit six jours plus
tôt au comte d'Argenson ministre de la Guerre :
« Marchand, père et
fils, ne demandent qu’à vêtir et alimenter les défenseurs de la France. »
Coup double, au moins... Ce serait un bon
début! (à suivre)
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