dimanche 16 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (3)





Nous avons donc précédemment vu qu'à la toute fin du règne de Louis XIV, Salomon Lévi "eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en Italie". Aussi, une vingtaine d'années plus tard, quand s'annoncent de nouvelles manoeuvres sur ce même terrain, Voltaire, à son tour, se prend à trépigner (lettre au marquis de Caumont du 25 octobre 1733):

« Apparemment qu’on veut avoir pris l’Italie avant de régler nos affaires. Voilà toute l’Europe en armes. »

Or, bien mieux organisé qu'il ne l'était au temps de sa lettre au cardinal Dubois en 1722, Voltaire sait qu'il n'aura pas à faire lui-même le voyage d'Italie. Il se placera sous la protection des frères Pâris, les plus gros financiers du royaume, qui sont alors de retour de l'exil que leur ont valu certaines de leurs malversations monumentales. Lui-même est désormais un homme très riche : outre les 30 000 à 150 000 livres récupérées en Angleterre à l'occasion de son bref passage dans le camp de la Réforme (l'équivalent de 150 à 750 années de travail !...), il s'était livré à des spéculations sur les dettes publiques du royaume de France (à coup d'usage de documents truqués) et du duché de Lorraine (en utilisant frauduleusement son nom d'origine, Arouet, en lieu et place de celui de la famille des Haroué).
Antoine Parîs (1668-1733)

Pour cette dernière affaire, nous pouvons d'ailleurs nous en tenir ici au coeur du récit que Voltaire lui-même en a fait dans une lettre adressée à Charles-Jean-François Hénault, vers le mois de septembre 1729 (selon les éditeurs de la Correspondance) :

« Nous trouvâmes à l’hôtel de la compagnie du commerce plusieurs bourgeois et quelques docteurs qui nous dirent que Son Altesse Royale avait défendu très expressément de donner des actions à tous les étrangers […] après de pressantes sollicitations, ils me laissèrent souscrire pour cinquante actions, qui me furent délivrées huit jours après, à cause de l’heureuse conformité de mon nom avec celui d’un gentilhomme de Son Altesse Royale, car aucun étranger n’en a pu avoir. J’ai profité de la demande de ce papier assez promptement; j’ai triplé mon or, et dans peu j’espère jouir de mes doublons avec des gens comme vous. »

René Pomeau, l'un des biographes du patriarche de Ferney, avoue ne disposer d'aucun élément permettant de mesurer les sommes en jeu dans cette dernière entreprise, quant à la première, il s'en tient à avancer une évaluation tournant autour de 1 million de livres (ce qui équivaudrait à un travail de 5000 années pour un manouvrier...)

C'est donc dans la masse de cette incroyable fortune que Voltaire ira puiser de quoi investir dans le sang qui ne tardera pas à couler en Italie... Mais va-t-il réellement couler?

Avec lui, nous retenons notre souffle... En attendant de voir si les Voltairomenteurs vont encore pouvoir taire longtemps la dimension de leur ignominie... ou de leur ignorance : nous leur laissons le choix de nous aider à les définir devant l'histoire humaine.

En compagnie de Voltaire, nous voici donc devant la console de commande des guerres telles qu'elles sont vécues et orchestrées par la grande bourgeoisie internationale. Notre tableau de bord nous permet de mesurer les enjeux qui vont être débattus à travers le sang, les blessures et la mort, mais aussi le courage, le dévouement, l'exaltation, et puis le crime, et puis le malheur, et puis la tragédie.

Mais, d'abord, il y a les intérêts matériels du commerce, des rois, des princes, etc., ainsi que Voltaire les énumère dans cette petite lettre - qui bruisse de son extrême satisfaction - qu'il adresse le 3 novembre 1733 à l'abbé Jacques-François-Paul Aldonce de Sade :

« Voulez-vous des nouvelles ? Le fort de Kehl vient d’être pris, la flotte d’Alicante est en Sicile, et tandis qu’on coupe les deux ailes de l’aigle impérial en Italie et en Allemagne, le roi Stanislas est plus empêché que jamais. Une grande moitié de sa petite armée l’a abandonné pour aller recevoir une paye plus forte de l’électeur roi. Cependant le roi de Prusse se fait faire la cour par tout le monde, et ne se déclare encore pour personne. Les Hollandais veulent être neutres et vendre librement leur poivre et leur cannelle. Les Anglais voudraient secourir l’empereur et ils le feront trop tard. Voilà la situation présente de l’Europe. »  

Or voici qu'enfin la zone d'investissement qui concerne plus particulièrement la fortune de notre guide s'apprête enfin à délivrer ses propres crimes. À Claude Brossette, le 20 novembre 1733 :

 « On a pris le fort de Kehl, on se bat en Pologne, on va se battre en Italie. »

Qui y approvisionnera les troupes? C'est décidé depuis quelques temps : les frères Pâris, ceux-là même qui ont Voltaire dans leur manche... Enfin, et c'est une première pour notre grand homme (au Panthéon dès 1791) : son argent (gagné après quelques milliers d'années de travail qui n'ont strictement aucun rapport avec les 39 années qui quantifient à ce moment-là sa propre existence...) va produire l'agitation (à cinq sous par jour, comme nous le savons selon l'un de ses précédents courriers) de plusieurs milliers de pauvres malheureux... Oui, et alors, qui s'en plaindra?... Soyons durs : préparons-nous à jouir!...


Ah, y aurait-il un contre-temps? Y aurait-il pire qu'un contretemps, une suspension - momentanée? définitive? - de cette belle manifestation très sportive? Voltaire s'inquiète auprès d'un correspondant dont les spécialistes ne sont pas certains qu'il soit effectivement le sieur Berger. Sa lettre paraît être du mois d'octobre 1734 :

« On parle beaucoup d’une affaire en Italie. Je vous prie de me mander ce qui en est. »

Ici, nous nous trouvons au maximum de la souffrance qu'il peut arriver à la grande bourgeoisie d'endurer. C'est terrible! Proprement insupportable... la révocation encore possible de l'extrême jouissance tant attendue...

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