Nous
avons donc précédemment vu qu'à la toute fin du règne de Louis XIV, Salomon
Lévi "eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en
Italie". Aussi, une vingtaine d'années plus tard, quand s'annoncent de
nouvelles manoeuvres sur ce même terrain, Voltaire, à son tour, se prend à
trépigner (lettre au marquis de Caumont du 25 octobre 1733):
« Apparemment qu’on veut avoir pris l’Italie
avant de régler nos affaires. Voilà toute l’Europe en armes. »
Or,
bien mieux organisé qu'il ne l'était au temps de sa lettre au cardinal Dubois
en 1722, Voltaire sait qu'il n'aura pas à faire lui-même le voyage d'Italie. Il
se placera sous la protection des frères Pâris, les plus gros financiers du
royaume, qui sont alors de retour de l'exil que leur ont valu certaines de
leurs malversations monumentales. Lui-même est désormais un homme très riche :
outre les 30 000 à 150 000 livres récupérées en Angleterre à l'occasion de son
bref passage dans le camp de la Réforme (l'équivalent de 150 à 750 années de travail
!...), il s'était livré à des spéculations sur les dettes publiques du royaume
de France (à coup d'usage de documents truqués) et du duché de Lorraine (en
utilisant frauduleusement son nom d'origine, Arouet, en lieu et place de celui
de la famille des Haroué).
Antoine Parîs (1668-1733) |
Pour
cette dernière affaire, nous pouvons d'ailleurs nous en tenir ici au coeur du
récit que Voltaire lui-même en a fait dans une lettre adressée à
Charles-Jean-François Hénault, vers le mois de septembre 1729 (selon les
éditeurs de la Correspondance) :
« Nous trouvâmes à l’hôtel de la compagnie du
commerce plusieurs bourgeois et quelques docteurs qui nous dirent que Son
Altesse Royale avait défendu très expressément de donner des actions à tous les
étrangers […] après de pressantes sollicitations, ils me laissèrent souscrire
pour cinquante actions, qui me furent délivrées huit jours après, à cause de
l’heureuse conformité de mon nom avec celui d’un gentilhomme de Son Altesse
Royale, car aucun étranger n’en a pu avoir. J’ai profité de la demande de ce
papier assez promptement; j’ai triplé mon or, et dans peu j’espère jouir de mes
doublons avec des gens comme vous. »
René
Pomeau, l'un des biographes du patriarche de Ferney, avoue ne disposer d'aucun
élément permettant de mesurer les sommes en jeu dans cette dernière entreprise,
quant à la première, il s'en tient à avancer une évaluation tournant autour de
1 million de livres (ce qui équivaudrait à un travail de 5000 années pour un
manouvrier...)
C'est
donc dans la masse de cette incroyable fortune que Voltaire ira puiser de quoi
investir dans le sang qui ne tardera pas à couler en Italie... Mais va-t-il
réellement couler?
Avec
lui, nous retenons notre souffle... En attendant de voir si les
Voltairomenteurs vont encore pouvoir taire longtemps la dimension de leur
ignominie... ou de leur ignorance : nous leur laissons le choix de nous aider à
les définir devant l'histoire humaine.
En
compagnie de Voltaire, nous voici donc devant la console de commande des
guerres telles qu'elles sont vécues et orchestrées par la grande bourgeoisie
internationale. Notre tableau de bord nous permet de mesurer les enjeux qui
vont être débattus à travers le sang, les blessures et la mort, mais aussi le
courage, le dévouement, l'exaltation, et puis le crime, et puis le malheur, et
puis la tragédie.
Mais,
d'abord, il y a les intérêts matériels du commerce, des rois, des princes,
etc., ainsi que Voltaire les énumère dans cette petite lettre - qui bruisse de
son extrême satisfaction - qu'il adresse le 3 novembre 1733 à l'abbé Jacques-François-Paul
Aldonce de Sade :
« Voulez-vous des nouvelles ? Le fort de Kehl
vient d’être pris, la flotte d’Alicante est en Sicile, et tandis qu’on coupe
les deux ailes de l’aigle impérial en Italie et en Allemagne, le roi Stanislas
est plus empêché que jamais. Une grande moitié de sa petite armée l’a abandonné
pour aller recevoir une paye plus forte de l’électeur roi. Cependant le roi de
Prusse se fait faire la cour par tout le monde, et ne se déclare encore pour
personne. Les Hollandais veulent être neutres et vendre librement leur poivre
et leur cannelle. Les Anglais voudraient secourir l’empereur et ils le feront
trop tard. Voilà la situation présente de l’Europe. »
Or
voici qu'enfin la zone d'investissement qui concerne plus particulièrement la
fortune de notre guide s'apprête enfin à délivrer ses propres crimes. À Claude
Brossette, le 20 novembre 1733 :
« On
a pris le fort de Kehl, on se bat en Pologne, on va se battre en Italie. »
Qui y
approvisionnera les troupes? C'est décidé depuis quelques temps : les frères
Pâris, ceux-là même qui ont Voltaire dans leur manche... Enfin, et c'est une
première pour notre grand homme (au Panthéon dès 1791) : son argent (gagné
après quelques milliers d'années de travail qui n'ont strictement aucun rapport
avec les 39 années qui quantifient à ce moment-là sa propre existence...) va
produire l'agitation (à cinq sous par jour, comme nous le savons selon l'un de
ses précédents courriers) de plusieurs milliers de pauvres malheureux... Oui,
et alors, qui s'en plaindra?... Soyons durs : préparons-nous à jouir!...
Ah, y
aurait-il un contre-temps? Y aurait-il pire qu'un contretemps, une suspension
- momentanée? définitive? - de cette belle manifestation très sportive?
Voltaire s'inquiète auprès d'un correspondant dont les spécialistes ne sont pas
certains qu'il soit effectivement le sieur Berger. Sa lettre paraît être du
mois d'octobre 1734 :
« On parle beaucoup d’une affaire en Italie.
Je vous prie de me mander ce qui en est. »
Ici,
nous nous trouvons au maximum de la souffrance qu'il peut arriver à la grande
bourgeoisie d'endurer. C'est terrible! Proprement insupportable... la
révocation encore possible de l'extrême jouissance tant attendue...
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