lundi 24 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (5)


Michel Cuny














Très significativement, Jean-Louis Wagnière sait comment il convient d'interpréter le comportement de Voltaire :
« J’avoue qu’il avait la faiblesse de craindre que s’il m’avait fait de son vivant une petite fortune, je ne l’eusse quitté, ainsi que ma femme qui lui a été aussi attachée pendant plus de vingt ans. »
Il est même plus que probable que le secrétaire avait eu l'occasion de lire l'endroit du "Dictionnaire portatif" où son maître avait développé une conception très significative de l'"Égalité" :
« Le genre humain tel qu’il est, ne peut subsister à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre, et si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître de requêtes qui vous la fera. »
Ainsi les belles promesses n'avaient-elles d'autre sens que d'acheter la fidélité de Jean-Louis Wagnière et de son épouse, et, au surplus, d'entretenir leur productivité... Car - même si nous sommes là dans ce que les Voltairomenteurs nous présentent comme le paradis de Ferney - cette productivité n'était rémunérée que d'une façon qui ne dérogeait pas, là non plus, à l'ordinaire de ce temps-là. Voici ce que notre témoin privilégié dit du sort qui leur était réservé, à sa femme et à lui :
« Elle n’avait que cent francs de gages, et moi deux cents. Il avait placé sur ma tête en 1766 une rente de 360 livres, mais je n’en jouissais pas. »
Ah que tout cela ressemble donc... au loto d'aujourd'hui!...

Eh, Candide !... Voudrais-tu, toi aussi, jouir ?... Sais-tu bien de quoi tu parles, mon pauvre ami ?...
N'empêche, 200 livres par an... pour un employé qui voyait passer sous ses yeux, de jour en jour, les lettres de change (2000 livres ici, 3000 livres là) issues de la traite des Noir(e)s, des spéculations sur la dette publique, et des guerres proches ou lointaines... il fallait bien avoir de quoi rêver, n'est-ce pas?

Voilà ce qui enchante les Voltairomenteurs... Ils trouvent cela tout à fait succulent... Car, aujourd'hui encore... C'est pourquoi "Candide", de page en page... Faire faire la génuflexion... Etc.

Et puis bientôt, l'affaire "Calas"!... Décidément, c'est à s'étrangler de colère... Mais, patience, nous y viendrons.... bien sûr. Dix-huit ans après la lettre d’un petit poète désargenté au cardinal Dubois, premier ministre du Régent, voici que s’ouvre la correspondance du richissime Voltaire avec le cardinal de Fleury, premier ministre de Louis XV : en octobre 1740, le décès de l’empereur Charles VI vient d’ouvrir la crise de la succession d’Autriche.


le cardinal de Fleury (1653-1743)
Pour dépecer les territoires que la pragmatique sanction attribue à Marie-Thérèse, la France a besoin de complices : le roi de Prusse a retenu son attention ; et Voltaire, qui entretient avec Frédéric une correspondance remontant à l’époque où le futur roi n’était encore que prince royal, paraît très bien placé pour pousser à la guerre l'homme apparemment le mieux à même de savoir faire couler le sang dans le sens des intérêts du royaume de France. C'est ce que le cardinal de Fleury a fait savoir à Voltaire qui lui répond le 2 novembre 1740 :
« J’apprends avec la plus vive reconnaissance le retour de vos bontés pour moi ; mon remerciement sera de tâcher de les mériter toute ma vie. »

Ce qu'il confirme deux jours plus tard : «
Je ne peux résister aux ordres réitérés de sa majesté le roi de Prusse. Je vais, pour quelques jours, faire ma cour à un monarque qui prend votre manière de penser pour son modèle. » 
Faire sa cour? Eh bien, voilà ce que cela donne, par exemple, car nous ne retenons là que de petits échantillons.

À Frédéric II, roi de Prusse, le 28 novembre 1740 :

"
Ce superbe arsenal où la main de la guerre
Tient la destruction des plus fermes remparts,
Me paraît à la fois le monument des arts,
Le séjour de la mort, de Mars et du tonnerre.
Mais d’où partent ces doux concerts ?
C’est Achille qui chante, Apollon qui l’inspire ;
Il porte entre ses mains et l’épée et la lyre ;
Il fait le destin de l’empire,
Il fait plus, il fait de beaux vers."

«
Lisez, sire, cette lettre que je reçois de M. le cardinal de Fleury. Trente particuliers m’en écrivent de pareilles ; l’Europe retentit de vos louanges

Au même, le 1er décembre 1740 :

«
Adieu grand homme, adieu Coquette,
Esprit sublime, et séducteur,
Fait pour l’éclat, pour la grandeur,
Pour les muses, pour la retraite. »

« Adieu, vous dont l’auguste main,
Toujours au travail occupée,
Tient pour l’honneur du genre humain
La plume et la lire, et l’Épée […]. »

Encore, le 15 décembre 1740 :
« Vous ouvrez d’une main hardie
Le temple horrible de Janus ;
Je m’en retourne tout confus 
Vers la chapelle d’Émilie. »
« Sire, je prie le dieu de la paix et de la guerre qu’il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d’un double laurier, etc. »
Et puis, le 31 décembre 1740 : 
« Prêt à le raffermir vous ébranlez l’empire : 
C’est à vous seul ou d’être, ou de faire un César ; 
La gloire et la prudence attellent votre char. 
On murmure ; on vous craint, mais chacun vous admire

Voltaire n'est pourtant plus un enfant, ni un adolescent : c'est un flagorneur de quarante-six ans...
...tout occupé à préparer des flots de sang, et à ramasser sa part... Mais quelle part? (à suivre)

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