samedi 29 décembre 2012

Panthéoniser Diderot ? (3)

L'emprisonnement de Diderot porte évidemment un rude coup au projet encyclopédique, ce qui explique l'empressement des Libraires associés à demander son élargissement.
La 1ère lettre, datée du 24 juillet 1749 (le jour même de l'arrestation), est adressée au Comte d'Argenson, alors en charge du département de Paris.

le Comte d'Argenson
 Monseigneur,
Nous prenons la liberté de nous mettre sous la protection de Votre Grandeur et de lui représenter les malheurs auxquels nous expose la détention de M. Diderot, conduit ce matin à Vincennes par ordre du Roi. C'est un homme de lettres d'un mérite et d'une probité reconnus; nous l'avons chargé depuis près de cinq ans de l'édition d'un dictionnaire universel des sciences, des arts et métiers. Cet ouvrage qui nous coûtera au moins deux cent cinquante mille livres et pour lequel nous avons déjà avancé près de quatre-vingt mille livres était sur le point d'être annoncé au public. La détention de M. Diderot, le seul homme de lettres que nous connaissions capable d'une aussi vaste entreprise et qui possède seul la clef de toute cette opération peut entraîner notre ruine.

Les Libraires (Le Breton, David, Durand, Briasson) adressent dans le même temps une demande similaire au Lieutenant de Police Berryer.
 
Nicolas-René Berryer
 Monsieur,
Nous vous supplions de nouveau au nom et par l'amour que vous avez pour les lettres de favoriser les démarches que nous avons faites auprès de Mgr. le Chancelier. Nous lui avons représenté avec vérité que notre fortune est attachée à l'élargissement de M. Diderot. Nous lui en avons détaillé les raisons et nous avons lieu de croire qu'il est touché de notre état; mais nous ne sentirons pas à temps l'effet des bontés de Mgr. le Chancelier si M. Diderot est encore longtemps éloigné de nous. Il est le centre où doivent aboutir toutes les parties de l'Encyclopédie. Sa détention en suspend toutes les opérations et entraînera nécessairement notre ruine pour peu qu'elle soit longue. Mgr. le Chancelier ne se déterminera vraisemblablement à nous rendre M. Diderot qu'après qu'il aura été interrogé et que vous aurez eu la bonté de lui en faire le rapport. Notre sort dépend actuellement de vous, Monsieur; nous mettons sous votre protection et nos fortunes et une entreprise qui doit honorer la nation, mais qui nous ruinera si l'on ne nous met pas incessamment en état d'imprimer.

Ces premiers courriers n'infléchiront pas la détermination de Berryer à obtenir les aveux de Diderot, et surtout sa promesse de ne plus se montrer irrévérencieux (dans sa Lettre sur les aveugles, il avait notamment fait dire à son personnage : si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher ! ...) Soumis à plusieurs interrogatoires, Diderot nie tout d'abord avoir écrit cet ouvrage. Il refuse également la paternité des précédents livres, attribuant même l'un d'eux à sa maîtresse, Mme de Puisieux. Mais il faut croire que le régime carcéral a pour vertu de délier les langues les plus rétives puisque le 13 août (soit 15 jours après son emprisonnement), Diderot passe finalement aux aveux :


« Monsieur, mes peines sont poussées aussi loin qu’elles peuvent l’être. Le corps est épuisé, l’esprit abattu et l’âme pénétrée de douleur… les Pensées, les Bijoux et la Lettre sur les Aveugles sont des intempérances d’esprit qui me sont échappées ; mais je puis à mon tour engager mon honneur que ce seront les dernières et que ce seront les seules… » (lettre à Berryer)
Voltaire à la Bastille

Quand d'autres avant lui ont refusé de courber l'échine, Diderot accepte pour sa part de poser un genou à terre et de faire amende honorable... Mais alors, me direz-vous : la Religieuse, le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste, le Rêve de d'Alembert..., tous ces ouvrages souvent qualifiés de subversifs et qui ont fait la gloire littéraire de Diderot ? Eh bien, s'ils ont tous été écrits entre 1749 (le philosophe est libéré en novembre) et 1770, aucun d'eux ne paraîtra durant ces vingt années... 
A l'épreuve du feu, l'encyclopédiste a préféré battre en retraite.
Et ce renoncement ne sera pas le dernier... (à suivre)

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