Suite de ce très beau texte, dans lequel Henri Guillemin pose un regard aussi lucide qu'iconoclaste sur les événements révolutionnaires.
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Des armes entre les mains des
pauvres, rien de plus contre-indiqué. Pas plus tard que le 15 juillet, la
municipalité progressiste fait savoir qu'elle remettra quarante sols (soit
l'équivalent de deux journées de travail) à quiconque aura l'obligeance, et le
bon esprit, de lui remettre ce fusil dont on l'a aidé à se munir pour donner
l'assaut à la Bastille. Et les fusils rentrent en foule. On respire. Mais les
avisés savent ce qu'ils ont à faire, et quelles précautions doivent être
prises, pour que l'ordre social demeure intact et immuable. Et les alarmes
discrètes deviennent quelque chose comme une grande peur, dans la haute classe,
lorsqu'en divers points du territoire, après la prise de la Bastille, la plèbe
rurale entreprend d'imiter la plèbe urbaine en se jetant sur les Bastilles
locales. Ce n'est point que l'on veuille cambrioler le châtelain ; on souhaite
surtout faire disparaître, anéantir, brûler, les vieux parchemins garants des
droits féodaux ; mais l'incinération, parfois, va jusqu'à l'incendie du
château. D'où cette nuit du 4 août qui inspire à Michelet un délire : mille ans
d'oppression effacés en quelques minutes ; « plus de classes ; rien que des
Français. Vive la France ! » (sic). Alors qu'il s'agit, pour ces seigneurs pris
à la gorge, de désarmer les assaillants, de les apaiser, de leur donner les
gages d'une bonne volonté amicale, de leur faire croire qu'ils ont gagné, tout
de suite gagné, et totalement. On s'arrange pour que la paysannerie croie tout
de bon à l'annulation des droits féodaux, alors qu'il n'est question que de les
rendre rachetables; mais, l'heure franchie du plus grand péril, on expliquera
aux ruraux que, pour être quittes, à jamais, de ces versements, il leur faut
payer d'un coup trente annuités de ces redevances. Impraticable ! L'abolition
réelle et radicale des droits féodaux n'aura lieu que quatre ans plus tard, en
juillet 1793, grâce aux robespierristes du Comité de Salut public, Saint-Just
et Couthon avant tout.
l'inénarrable Jules Michelet |
Puis va venir l'opération
majeure, l'acte solennel, la Déclaration des droits de l'Homme, 26 août 1789.
C'est l'honneur de la Constituante, cette déclaration grandiose. Aujourd'hui
encore, l'histoire s'y réfère comme à la haute signification humaine de 1789 -
oubliant un peu ce que le document doit à la déclaration américaine qui le
précéda de treize ans. Demeure à tout jamais étincelant, rayonnant, l'article 1
de ce manifeste dans sa calme et pathétique formulation : « Tous les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Saluons. Mais l'histoire historique
ne saurait se taire sur l'étrange application immédiatement réservée à ce
principe, ou à ce dogme, par la Constituante elle-même. Je crains également que
l'on n'appelle guère l'attention sur un détail, qui a son prix, dans ces
nouvelles Tables de la loi. C'est à la fin, et cela concerne la Propriété.
Surgit là un adjectif inédit dans cette acception : la propriété, dit le texte,
est inviolable - mais oui, mais bien sûr, entendu ! - et sacrée. Une épithète
jusqu'alors réservée aux choses de la religion. Les constituants (nous y
reviendrons) sont, en grande majorité, des voltairiens ; autrement dit le
contraire de ces niais qui ne savent pas distinguer le concret de l'abstrait.
Et quoi de plus concret que l'argent ? C'est donc à l'argent, à la fortune
acquise, à la Propriété qu'il convient d'attribuer une qualification suprême
bien plutôt qu'aux rêveries et sottises de la superstition.
Mais voici les trois manquements,
les trois transgressions, les trois trahisons commises - et tout de suite - par
les auteurs mêmes de la Déclaration des droits de l'Homme. Libres, tous les
hommes ? Rectification : les hommes à la peau blanche. Car les Noirs des
Antilles françaises demeureront dans la servitude. Le lobby colonial est
puissant à l'Assemblée (La Fayette en fait partie) ; il veille au maintien de
l'esclavage, si rentable. Il faudra attendre février 1794 et l'initiative de
Robespierre au Comité de Salut public pour que la Convention, depuis seize mois
pourtant, alors, au pouvoir, s'y résigne. Mais Bonaparte remettra vite en
ordre, sur ce point-là comme sur bien d'autres, les choses importantes. Les
deux autres violations du dogme - pour rire – énoncé le 26 août 1789 relèvent
de cette grande affaire dont on ne dira jamais assez la place capitale qui fut
la sienne dans l'aventure politique française, de 1789 à 1799 : la protection
des propriétaires, la crainte (et l'horreur) des démunis, des misérables. Un
prêtre défroqué, Sieyès, et un marquis éclairé, Condorcet, ont, dès juillet 89,
estimé à voix haute que si tous les Français devaient cesser d'être des sujets
pour devenir des citoyens, certains citoyens devaient être toutefois plus
citoyens que d'autres, lesquels, en fait, ne le seraient plus. (Des citoyens
non citoyens, dira très bien Michelet.) Selon ces augures, le droit de vote, la
participation aux affaires nationales ne peuvent être consentis à quiconque
n'est point, de par son état même, un actionnaire de la Maison France. La
possession de quelques biens est nécessaire pour être actif. Silence aux pauvres.
déclaration des droits de l'homme et du citoyen |
Cette ségrégation s'effectuera
selon un cens électoral, fixant les sommes nécessaires pour être électeur et
pour être éligible. N'est électeur que le citoyen inscrit aux rôles
d'imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail.
Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont
admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent
devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de simple prudence
pour la sauvegarde de la Propriété.
Au total, ainsi, sur quelque six
millions d'électeurs potentiels, deux millions (soit un tiers) sont proscrits.
Telle est l'égalité dans l'interprétation officielle qui lui est désormais
donnée. Et d'autre part, l'autorisation d'avoir entre ses mains des armes de
guerre civile ne peut aller - c'est l'évidence - qu'aux citoyens qui ont
personnellement de l'argent à défendre. Dans la milice bourgeoise (trop bien
nommée, mais maladroitement), dite maintenant garde nationale, sont entrés avec
élan, pour contraindre le roi à cesser son opposition, quantité de patriotes
(patriotes, à l'époque, sont les amis de la liberté) malheureusement
indésirables, c'est-à-dire citoyens passifs. Si le droit de vote leur est
interdit, ce n'est pas, on le pense bien, pour qu'ils aient, en compensation,
des fusils. Il s'agit donc de donner à la garde nationale, sans brusquerie mais
efficacement, son unité, sa cohésion, afin qu'elle puisse devenir ce qu'il faut
qu'elle soit : une authentique armée de l'ordre, exclusivement composée
d'actifs.
nom d'esclaves appartenant à la plantation de | La Fayette |
Une heureuse et première
épuration s'obtiendra au moyen du port obligatoire de l'uniforme, un très bel
uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts
livres. Dépense inconcevable pour l'artisan qui gagne (quand il peut
travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche
familiale. On s'oriente vers l'interdiction légale des passifs, qui n'a rien
d'urgent puisqu'elle s'est accomplie d'elle-même sans que les législateurs
interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c'était sa manie) une de
ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser
la nation en deux classes dont l'une ne sera armée que pour contenir l'autre. »
La Fayette paraît bien être l'inventeur d'un terme qui fera fortune dans le
vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle
suivant : les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien,
c'est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c'est Robespierre encore qui prétendra
lourdement : d'un côté, donc, les honnêtes gens, de l'autre côté la canaille,
la populace, les gens de rien.
La Fayette |
Mais la Fédération ? La première
commémoration de la prise de la Bastille, la grande fête du Champ-de-Mars, 14
juillet 1790? Les manuels scolaires rédigés par Lavisse (ou par tels de ses
obéissants disciples) ont enseigné à des générations de petits Français que la
Fédération aurait été, pour les participants de cette journée sublime, la
bouleversante et radieuse révélation de l'unité nationale. Et voici, de
nouveau, Michelet en transe : « Par-dessus les désordres, les craintes, les
périls, j'entends s'élever, peu à peu, le mot puissant, magnifique, doux à la
fois et formidable, qui contiendra tout et calmera tout : fraternité ! »
L'illusion de Michelet couvre l'imposture des opérateurs. Le cher Michelet,
comme s'il ajoutait là un détail pittoresque, signale que le plus beau moment
de la fête fut celui où « quarante mille hommes en armes évoluèrent » au
Champ-de-Mars. Sous la comédie fraternelle, qui donne assez bien le change, le
sens vrai de ladite fête est aujourd'hui dénudé. Ce jour-là ont été rassemblées
à Paris, arrivant de toutes les provinces, d'innombrables délégations de cette
garde nationale qui s'est organisée de toutes parts, dans le même souci qu'à
Paris. Ils sont là quarante mille en effet, avec leurs fusils et leurs canons,
qui donnent de manière tacite mais intelligible, un avertissement aux passifs,
lesquels chantent et dansent (sous la pluie, du reste) avec leur entrain de
bonnes dupes. Avis aux citoyens subalternes que repousse l'égalité et qui n'ont
d'autre liberté que de se soumettre, passifs, aux décisions des actifs : Voyez
les choses comme elles sont ; les fusils, c'est nous qui les possédons ; et
nous avons même des canons pour renforcer notre toute-puissance.
Et la démonstration foudroyante
sera faite, un an après, jour pour jour, ou presque, le 17 juillet 1791, au
même endroit, au même Champ-de-Mars. Les passifs se sont avisés de signer en
masse une pétition réclamant la déchéance du roi. Provocation de la part de ces
réprouvés ! Qu'ils la paient ! Sous le commandement de La Fayette, la garde
nationale ouvre le feu. Combien de morts ? Sans doute ne le saurons-nous
jamais. Vraisemblablement une centaine au moins. Que les passifs se le tiennent
pour dit, de façon bien claire et définitive : les affaires de l'État ne les
concernent pas.
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