jeudi 13 décembre 2012

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (3)

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Suite de ce très beau texte, dans lequel Henri Guillemin pose un regard aussi lucide qu'iconoclaste sur les événements révolutionnaires.                                               
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Des armes entre les mains des pauvres, rien de plus contre-indiqué. Pas plus tard que le 15 juillet, la municipalité progressiste fait savoir qu'elle remettra quarante sols (soit l'équivalent de deux journées de travail) à quiconque aura l'obligeance, et le bon esprit, de lui remettre ce fusil dont on l'a aidé à se munir pour donner l'assaut à la Bastille. Et les fusils rentrent en foule. On respire. Mais les avisés savent ce qu'ils ont à faire, et quelles précautions doivent être prises, pour que l'ordre social demeure intact et immuable. Et les alarmes discrètes deviennent quelque chose comme une grande peur, dans la haute classe, lorsqu'en divers points du territoire, après la prise de la Bastille, la plèbe rurale entreprend d'imiter la plèbe urbaine en se jetant sur les Bastilles locales. Ce n'est point que l'on veuille cambrioler le châtelain ; on souhaite surtout faire disparaître, anéantir, brûler, les vieux parchemins garants des droits féodaux ; mais l'incinération, parfois, va jusqu'à l'incendie du château. D'où cette nuit du 4 août qui inspire à Michelet un délire : mille ans d'oppression effacés en quelques minutes ; « plus de classes ; rien que des Français. Vive la France ! » (sic). Alors qu'il s'agit, pour ces seigneurs pris à la gorge, de désarmer les assaillants, de les apaiser, de leur donner les gages d'une bonne volonté amicale, de leur faire croire qu'ils ont gagné, tout de suite gagné, et totalement. On s'arrange pour que la paysannerie croie tout de bon à l'annulation des droits féodaux, alors qu'il n'est question que de les rendre rachetables; mais, l'heure franchie du plus grand péril, on expliquera aux ruraux que, pour être quittes, à jamais, de ces versements, il leur faut payer d'un coup trente annuités de ces redevances. Impraticable ! L'abolition réelle et radicale des droits féodaux n'aura lieu que quatre ans plus tard, en juillet 1793, grâce aux robespierristes du Comité de Salut public, Saint-Just et Couthon avant tout.

l'inénarrable Jules Michelet
Puis va venir l'opération majeure, l'acte solennel, la Déclaration des droits de l'Homme, 26 août 1789. C'est l'honneur de la Constituante, cette déclaration grandiose. Aujourd'hui encore, l'histoire s'y réfère comme à la haute signification humaine de 1789 - oubliant un peu ce que le document doit à la déclaration américaine qui le précéda de treize ans. Demeure à tout jamais étincelant, rayonnant, l'article 1 de ce manifeste dans sa calme et pathétique formulation : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Saluons. Mais l'histoire historique ne saurait se taire sur l'étrange application immédiatement réservée à ce principe, ou à ce dogme, par la Constituante elle-même. Je crains également que l'on n'appelle guère l'attention sur un détail, qui a son prix, dans ces nouvelles Tables de la loi. C'est à la fin, et cela concerne la Propriété. Surgit là un adjectif inédit dans cette acception : la propriété, dit le texte, est inviolable - mais oui, mais bien sûr, entendu ! - et sacrée. Une épithète jusqu'alors réservée aux choses de la religion. Les constituants (nous y reviendrons) sont, en grande majorité, des voltairiens ; autrement dit le contraire de ces niais qui ne savent pas distinguer le concret de l'abstrait. Et quoi de plus concret que l'argent ? C'est donc à l'argent, à la fortune acquise, à la Propriété qu'il convient d'attribuer une qualification suprême bien plutôt qu'aux rêveries et sottises de la superstition.

Mais voici les trois manquements, les trois transgressions, les trois trahisons commises - et tout de suite - par les auteurs mêmes de la Déclaration des droits de l'Homme. Libres, tous les hommes ? Rectification : les hommes à la peau blanche. Car les Noirs des Antilles françaises demeureront dans la servitude. Le lobby colonial est puissant à l'Assemblée (La Fayette en fait partie) ; il veille au maintien de l'esclavage, si rentable. Il faudra attendre février 1794 et l'initiative de Robespierre au Comité de Salut public pour que la Convention, depuis seize mois pourtant, alors, au pouvoir, s'y résigne. Mais Bonaparte remettra vite en ordre, sur ce point-là comme sur bien d'autres, les choses importantes. Les deux autres violations du dogme - pour rire – énoncé le 26 août 1789 relèvent de cette grande affaire dont on ne dira jamais assez la place capitale qui fut la sienne dans l'aventure politique française, de 1789 à 1799 : la protection des propriétaires, la crainte (et l'horreur) des démunis, des misérables. Un prêtre défroqué, Sieyès, et un marquis éclairé, Condorcet, ont, dès juillet 89, estimé à voix haute que si tous les Français devaient cesser d'être des sujets pour devenir des citoyens, certains citoyens devaient être toutefois plus citoyens que d'autres, lesquels, en fait, ne le seraient plus. (Des citoyens non citoyens, dira très bien Michelet.) Selon ces augures, le droit de vote, la participation aux affaires nationales ne peuvent être consentis à quiconque n'est point, de par son état même, un actionnaire de la Maison France. La possession de quelques biens est nécessaire pour être actif. Silence aux pauvres.
déclaration des droits de l'homme et du citoyen


Cette ségrégation s'effectuera selon un cens électoral, fixant les sommes nécessaires pour être électeur et pour être éligible. N'est électeur que le citoyen inscrit aux rôles d'imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail. Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de simple prudence pour la sauvegarde de la Propriété.

Au total, ainsi, sur quelque six millions d'électeurs potentiels, deux millions (soit un tiers) sont proscrits. Telle est l'égalité dans l'interprétation officielle qui lui est désormais donnée. Et d'autre part, l'autorisation d'avoir entre ses mains des armes de guerre civile ne peut aller - c'est l'évidence - qu'aux citoyens qui ont personnellement de l'argent à défendre. Dans la milice bourgeoise (trop bien nommée, mais maladroitement), dite maintenant garde nationale, sont entrés avec élan, pour contraindre le roi à cesser son opposition, quantité de patriotes (patriotes, à l'époque, sont les amis de la liberté) malheureusement indésirables, c'est-à-dire citoyens passifs. Si le droit de vote leur est interdit, ce n'est pas, on le pense bien, pour qu'ils aient, en compensation, des fusils. Il s'agit donc de donner à la garde nationale, sans brusquerie mais efficacement, son unité, sa cohésion, afin qu'elle puisse devenir ce qu'il faut qu'elle soit : une authentique armée de l'ordre, exclusivement composée d'actifs.

nom d'esclaves appartenant à la plantation de La Fayette
Une heureuse et première épuration s'obtiendra au moyen du port obligatoire de l'uniforme, un très bel uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts livres. Dépense inconcevable pour l'artisan qui gagne (quand il peut travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche familiale. On s'oriente vers l'interdiction légale des passifs, qui n'a rien d'urgent puisqu'elle s'est accomplie d'elle-même sans que les législateurs interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c'était sa manie) une de ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser la nation en deux classes dont l'une ne sera armée que pour contenir l'autre. » La Fayette paraît bien être l'inventeur d'un terme qui fera fortune dans le vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle suivant : les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien, c'est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c'est Robespierre encore qui prétendra lourdement : d'un côté, donc, les honnêtes gens, de l'autre côté la canaille, la populace, les gens de rien.

La Fayette
Mais la Fédération ? La première commémoration de la prise de la Bastille, la grande fête du Champ-de-Mars, 14 juillet 1790? Les manuels scolaires rédigés par Lavisse (ou par tels de ses obéissants disciples) ont enseigné à des générations de petits Français que la Fédération aurait été, pour les participants de cette journée sublime, la bouleversante et radieuse révélation de l'unité nationale. Et voici, de nouveau, Michelet en transe : « Par-dessus les désordres, les craintes, les périls, j'entends s'élever, peu à peu, le mot puissant, magnifique, doux à la fois et formidable, qui contiendra tout et calmera tout : fraternité ! » L'illusion de Michelet couvre l'imposture des opérateurs. Le cher Michelet, comme s'il ajoutait là un détail pittoresque, signale que le plus beau moment de la fête fut celui où « quarante mille hommes en armes évoluèrent » au Champ-de-Mars. Sous la comédie fraternelle, qui donne assez bien le change, le sens vrai de ladite fête est aujourd'hui dénudé. Ce jour-là ont été rassemblées à Paris, arrivant de toutes les provinces, d'innombrables délégations de cette garde nationale qui s'est organisée de toutes parts, dans le même souci qu'à Paris. Ils sont là quarante mille en effet, avec leurs fusils et leurs canons, qui donnent de manière tacite mais intelligible, un avertissement aux passifs, lesquels chantent et dansent (sous la pluie, du reste) avec leur entrain de bonnes dupes. Avis aux citoyens subalternes que repousse l'égalité et qui n'ont d'autre liberté que de se soumettre, passifs, aux décisions des actifs : Voyez les choses comme elles sont ; les fusils, c'est nous qui les possédons ; et nous avons même des canons pour renforcer notre toute-puissance.

Et la démonstration foudroyante sera faite, un an après, jour pour jour, ou presque, le 17 juillet 1791, au même endroit, au même Champ-de-Mars. Les passifs se sont avisés de signer en masse une pétition réclamant la déchéance du roi. Provocation de la part de ces réprouvés ! Qu'ils la paient ! Sous le commandement de La Fayette, la garde nationale ouvre le feu. Combien de morts ? Sans doute ne le saurons-nous jamais. Vraisemblablement une centaine au moins. Que les passifs se le tiennent pour dit, de façon bien claire et définitive : les affaires de l'État ne les concernent pas.

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