Dans le livre IV des Confessions, Rousseau raconte avec force détails cet épisode amoureux en compagnie des jeunes demoiselles Galley et Graffenried.
"Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en moi-même : "Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur."
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs."
Imaginaire ou réel, dans l'esprit de Rousseau, cet épisode mérite d'être raconté aux lecteurs de son temps. Et une nouvelle fois, le Genevois donne à ce récit une valeur démonstrative. Notons tout d'abord cette volonté des jeunes gens de ne pas satisfaire immédiatement leur appétit. Ils retardent le moment de prendre "le café" et "les gâteaux". Chez Rousseau, le plaisir se situe davantage dans l'attente que dans l'acte lui-même. Ce n'est pas l'assouvissement du désir qui compte véritablement, c'est davantage le moment qui précède. Quelle leçon il donne là à tous ces mondains parisiens adeptes des plaisirs raffinés de la table et des repas gargantuesques ! Ici, on se contente de "cerises", et pourtant, ce modeste goûter donne lieu à une scène d'une sensualité inégalée. Rousseau prend d'ailleurs soin de préciser : "Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas... pour la sensualité."
Visiblement, certains traumatismes restent profonds, et Rousseau conserve en lui le souvenir de ses mésaventures et de ses maladresses dans ces salons mondains qu'il a tant fréquentés par le passé. D'ailleurs, on peut noter que toute cette scène demeure silencieuse. Les trois jeunes gens n'ont pas besoin de parler, ils se comprennent immédiatement, ayant su spontanément s'ouvrir l'un à l'autre. Rousseau précise encore :
"nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs." Voilà, tout est dit. Dans ce cadre naturel, loin des artifices parisiens, on peut redevenir soi-même, ne plus mentir, ne plus avoir à paraître...
Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette conception du plaisir, très inspirée selon moi de la culture protestante. J'en suis d'ailleurs à chercher des textes qui pourraient me renseigner en cela.
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