vendredi 3 décembre 2010

La Nouvelle Héloïse (1)

"Le roman de Jean-Jacques ! A mon gré, il est sot, bourgeois, impudent, ennuyeux" (Voltaire) ; "prolixe, emphatique, énigmatique, précieux, ignoble, suivant les passages" (Fréron) ; "Tout le monde peut s'apercevoir de l'absurdité de la fable, du défaut du plan et de la pauvreté de l'exécution" (Grimm).


Voici l'accueil que reçoit la Nouvelle Héloïse au moment de sa sortie en 1761. Rousseau y travaille depuis 1756, date où il s'installe à Montmorency, dans l'ermitage de la Chevrette. Cette histoire d'amour impossible entre Saint-Preux et Julie, Rousseau l'imagine au cours de ses longues promenades dans les bois, à une période où, quoi qu'il en dise, l'éloignement de Paris et la solitude commencent certainement à lui peser. Voici comment il parle de la genèse du roman dans les Confessions : "L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon coeur."
Aucune oeuvre du Genevois n'est aussi personnelle, en ce sens qu'elle transcrit ce que son auteur a vécu durant ces quelques mois en compagnie de Sophie d'Houdetot. Comme Sophie, Julie est mariée ; comme Saint-Preux, Rousseau refuse de la corrompre. Comme M. de Wolmar, Saint-Lambert (l'amant de Sophie) encourage sa maîtresse à rencontrer Rousseau pendant son absence. 
Jamais Rousseau n'a été aussi authentique que dans la Nouvelle Héloïse. Certaines des lettres de Saint-Preux à Julie trouvent sans nul doute leur origine dans la correspondance enflammée qu'il eut alors avec Sophie d'Houdetot. Plus encore que dans les Confessions, au caractère éminemment apologétique, Jean-Jacques se livre à coeur ouvert dans ce roman fleuve (six volumes de trois cents pages, au moment de sa sortie).

Et le succès public est immédiat. Certaines lectrices louent même le livre à l'heure pour le dévorer en quelques jours. Rousseau a gardé trace de ces innombrables lettres d'inconnus qui lui parviennent dans les mois qui suivent : "J'ai lu et relu, Monsieur, votre sublime roman ; je l'ai savouré et digéré, pour me servir de vos termes les plus expressifs ; j'en ai senti jusqu'à l'enthousiasme, l'harmonie... Que la vertu vous aura d'obligation !" (lettre d'un fermier général qui garde l'anonymat) ; "Malheur à celui qui lira cet ouvrage sans en avoir une forte envie de devenir meilleur, cet homme-là ne vaut rien du tout." (lettre du lieutenant de chasse Le Roy).

Ces dizaines de courriers expriment tous le même enthousiasme, la même reconnaissance, la même émotion : celle de lecteurs qui rencontrent dans ce roman une sensibilité nouvelle qu'ils attendaient depuis trop longtemps, parfois même sans en avoir conscience. Best-seller du XVIIIème siècle, la Nouvelle Héloïse annonce par bien des aspects le roman sentimental des romantiques, cinquante ans plus tard.

A une époque où les Encyclopédistes asséchaient (reproche formulé par de nombreux hommes de lettres) la littérature par leurs traités, leurs opuscules et leurs discours, Rousseau prenait une nouvelle fois son monde à revers, en livrant cette oeuvre à l'origine de sa reconnaissance auprès du grand public.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi Voltaire s'est acharné à longueur de correspondance sur cet ouvrage que pour sa part il n'aurait pu écrire...

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