Le hasard veut que ce soit chez Claude-Henri Watelet (lointain ancêtre du fondateur des éditions Télémaque) qu'au mois de juin 1772, Julie fait la connaissance du colonel Guibert. Ce dernier vient de publier son Essai général de tactique, futur bréviaire de Napoléon, dans lequel il expose ses thèses sur la stratégie militaire. Beau parleur, séducteur, il est alors l'un des hommes les plus recherchés de Paris. Voltaire dira même de lui : " Des âmes comme celles de Guibert ne sont pas de leur siècle et trouvent à peine chez leurs contemporains quelques âmes de leurs trempes qui les comprennent."
Cette rencontre fait forte impression sur Julie, qui écrit aussitôt à son ami Condorcet : "Il me plaît beaucoup ; son âme se peint dans tout ce qu'il dit ; il a de la force et de l'élévation. Il ne ressemble à personne."
En dépit de ses sentiments pour Mora, et presque malgré elle, Julie entre en correspondance avec Guibert, qui voyage alors en Europe. Ses premiers courriers laissent déjà entrevoir cette jalousie funeste qui grandit en elle, puisque Guibert connait alors une liaison finissante avec Mme de Montsauge : "Vous m'aviez assuré que vous n'étiez plus amoureux de cette femme et que vous aviez l'âme si libre, si dégagée de tout sentiment que votre plus vif désir était de vous marier." Une autre lettre, datée de l'été 1773, montre combien Julie pressent le malheur qui ne va pas tarder à la frapper : " Je me suis trompée, ou vous êtes créé pour faire le bonheur d'une âme vaine et le désespoir d'une âme sensible. Je plaindrais une femme sensible dont vous seriez le premier objet ; sa vie se consumerait en craintes et en regrets." Insensiblement, et comme en réponse à l'indifférence de Guibert, les propos de Julie se font plus intimes : "A peine trouvez-vous dans votre mémoire la trace des affections qui vous animaient les derniers jours que vous avez passés à Paris... Plût au ciel que vous fussiez mon ami ou ne vous avoir jamais connu !" (juillet 73). Ou encore : " Je pense que c'est un malheur dans ma vie que cette journée que j'ai passée il y a un an à Moulin-Joli (chez Watelet). Je déteste, j'abhorre la fatalité qui m'a poussée à vous écrire ce premier billet."
Julie sent naître en elle ce sentiment qui la perdra bientôt. Comment pourrait-elle aimer deux hommes à la fois, elle qui n'a jamais connu l'amour de sa vie ?
A la fin de l'été 73, Guibert annonce son retour à Paris. Julie le revoit aussitôt, elle ne peut s'en empêcher. Et le militaire va bientôt céder à l'empressement de la salonnière. Début 74, lors d'une soirée qu'ils passent ensemble dans la loge de Julie à l'opéra, Guibert et elle "burent la coupe du délicieux poison." Elle lui écrira peu de temps après ces autres mots magnifiques : " De tous les instants de ma vie, 1774 - Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends."
Triste coïncidence, car dans le même temps, à quelques centaines de kilomètres de là, Mora connaît une nouvelle attaque de son mal, presque fatale. Jamais Julie ne se pardonnera son comportement. En 1775, elle fera à son amant ce triste aveu : " Ah! Il y a un an qu'à pareille heure M. de Mora fut frappé du coup mortel ; et moi, dans le même instant, à deux centes lieues de lui, j'étais plus cruelle et plus coupable que les ignorants barbares qui l'ont tué. Je meurs de regrets ; mes yeux et mon coeur sont pleins de larmes. Adieu, mon ami, je n'aurais pas dû vous aimer."
Il lui reste alors un an à vivre. Un an à expier...
Nous y reviendrons une dernière fois.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...