Le drame de Julie, c'est qu'elle a pris goût à cet amour physique que lui offre Guibert, et que dans le même temps, elle se sent coupable de cette attirance qui la détourne insensiblement de Mora. Ce sont ses amis philosophes qui, les premiers, paient la note de ce conflit intérieur : " Mon Dieu que je les hais et que je les méprise et qu'il serait affreux de recommencer à vivre comme j'ai fait pendant dix ans ! J'ai vu de si près le vice en action... qu'il m'en est resté un dégoût invincible et un effroi qui me ferait préférer une solitude entière à leur horrible société ", écrit-elle en 1774.
Mais Julie devra boire le calice jusqu'à la lie, en dépit des remords qu'elle exprime alors auprès de son amant : "Comment ai-je été égarée, trompée à un tel excès ? Comment mon esprit n'a-t-il pas arrêté mon âme ?" Julie sait que Guibert n'est pas homme à aimer, que jamais il n'éprouvera pour elle cette passion qui la consume malgré elle.
En Espagne, alerté par la tiédeur de cette femme qu'il adore, Mora décide d'interrompre sa cure. Malgré son état de santé déplorable, il saute dans la première voiture en partance pour la France, et le 23 mai 1774, il envoie ce billet à Julie : "De Bordeaux, en arrivant et presque mort...". La scène des retrouvailles n'aura pourtant jamais lieu. Le 27 mai, Mora se relève une dernière fois pour écrire ces quelques lignes : "J'allais vous revoir ; il faut mourir. Quelle affreuse destinée ! Mais vous m'avez aimé et vous me faites éprouver un sentiment doux. Je meurs pour vous." Sur son corps, ses serviteurs trouvent deux bagues : sur l'une d'elles se trouve une tresse de cheveux mêlée de fils d'or ; l'autre comporte cette simple inscription : "Tout passe, hormis l'amour."
Julie ne se pardonnera jamais ce qu'elle considère comme sa faute. Le choc causé par cette disparition aggravera son propre état de santé, puisqu'elle est atteinte de tuberculose. La fidélité qu'elle n'a su manifester à l'absent, elle l'accordera au disparu. Elle écrit encore à Guibert, mais dans ces lettres, elle s'adresse maintenant au disparu : " Je le ranime, je le rappelle à la vie, mon coeur se pose sur le sien, mon âme se verse dans la sienne...Oh, mon ami, si dans le séjour de la mort vous pouvez m'entendre, soyez sensible à ma douleur, à mon repentir. J'ai été coupable, je vous ai offensé, mais mon désespoir n'a-t-il pas expié mon crime ? Je vous ai perdu et je vis ; oui, je vis, n'est-ce donc pas être assez punie ?" (septembre 1774)
Le mariage de Guibert avec une jeune fille de 17 ans, confortablement dotée, apportera la dernière blessure à Julie (mai 1775). Tous deux continueront à correspondre, et même à se voir. C'est dans ces derniers moments que Guibert se montrera le plus attentionné, le plus passionné. De son côté, Julie succombe à cette culpabilité qui achève de la miner : "Quand je vous vois je n'entends, je ne sens que vous. Mais livrée à moi, je ne connais plus que le sentiment de la douleur, des remords, des regrets..."
Dans sa dernière lettre à Guibert, en mai 76, elle écrit :
" Aujourd'hui, je ne veux plus que mourir. Il n'y a point de dédommagement, point d'adoucissement à la perte que j'ai faite..." Son dernier courrier sera pour d'Alembert, fidèle et aveugle jusque dans les dernières minutes.
Elle meurt le 22 mai 1776, âgée de près de quarante-quatre ans.
Morte d'avoir trop aimé. Morte, peut-être, de s'en sentir coupable...
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