Il est un erreur commune qui consiste à rechercher dans les textes autobiographiques de Rousseau la clé qui nous éclairera sur l'intimité du philosophe genevois. Il convient même de se méfier des correspondances, dont la diffusion semi-publique (dans les cercles parisiens) constituait une arme essentielle pour qui désirait se forger une réputation. Voltaire fait partie de ceux qui ont excellé dans l'art de s'adresser à un correspondant unique, tout en espérant toucher un auditoire élargi.
Il existe pourtant une lettre tardive (1767) et peu connue de Rousseau au marquis de Mirabeau qui mérite qu'on s'y attarde. Rappelons au préalable qu'en 1767, Rousseau sort à peine de l'affaire Hume (voir article d'octobre 2010), et que sa réputation d'homme de lettres est désormais largement ternie. Il sait donc qu'il n'a plus rien à attendre de ses contemporains, sinon qu'on le laisse tranquille...
Je retranscris ci-dessous un large extrait de ce courrier.
" Vous supposez que je fuis la société par aversion pour elle : vous vous trompez... Je ne la hais ni ne la fuis. J'en hais la gêne que j'y trouve, et je hais cette gêne mortellement. Sans elle la société me serait agréable ; mais la gêne l'empoisonne, et je renonce à un bien dont je peux me passer, pour éviter un mal qui m'est insupportable. Les autres me disent qu'ils n'y trouvent pas cette gêne ; tant mieux pour eux ; mais je l'y trouve, moi. Voulez-vous disputer sur un fait de sentiment ? Il faut que je parle, quand je n'ai rien à dire ; que je reste en place, quand je voudrais marcher ; assis, quand je voudrais être debout ; enfermé dans une chambre, quand je soupire après le grand air ... que je raisonne avec les raisonneurs ; que je suive le phébus des beaux esprits ; que je dise des fadeurs aux femmes ; enfin que je fasse toute la journée ce que je sais le moins et qui me déplaît le plus, et que je ne fasse rien, je ne dis pas seulement de ce que je voudrais faire, mais de ce que la nature et les plus pressants besoins me demandent, à commencer par celui de pisser, plus fréquent et plus tourmentant pour moi qu'aucun autre. Je frémis encore à m'imaginer dans un cercle de femmes, forcé d'attendre qu'un beau diseur ait fini sa phrase, n'osant sortir sans qu'on me demande si je m'en vais, trouvant dans un escalier bien éclairé d'autres belles dames qui me retardent, une cour pleine de carrosses toujours en mouvement, prêts à m'écraser, des femmes de chambre qui me regardent, MM les laquais qui bordent les murs et se moquent de moi ; ne trouvant pas une muraille, une voûte, un malheureux petit coin qui me convienne ; ne pouvant en un mot pisser qu'en grand spectacle et sur quelque noble jambe à bas blancs..."
Je crois que de tels propos pourraient à eux seuls expliquer la volonté du Genevois de renoncer à Paris et à ses cercles. Il le reconnaît lui-même, la société lui aurait été "agréable" s'il n'avait pas été soumis à ses contraintes et ses artifices, et surtout à cette gêne physique qui apparaît ici essentielle. Dans les Confessions, les justifications de Rousseau jettent évidemment un éclairage différent sur les raisons de son départ : "Je me sentais fait pour la retraite et la campagne ; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs..."
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