vendredi 14 janvier 2011

D'Alembert (2)

Si mon jugement sur d'Alembert s'est nuancé, c'est avant tout parce que durant ces derniers mois, j'ai eu l'occasion, à travers sa correspondance, de me pencher sur sa relation avec Julie de Lespinasse (voir articles de décembre). Cette Julie qu'il aime au-delà des mots, et qui donne son amour à un autre, il lui écrit ces quelques lignes alors qu'elle vient de mourir : "O vous qui ne pouvez plus m'entendre, vous que j'ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j'ai cru être aimé quelques moments, vous que j'ai préférée à tout, vous qui m'auriez tenu lieu de tout si vous l'aviez voulu... voyez mon malheur et mes larmes, la solitude de mon âme, le vide affreux que vous y avez fait et l'abandon cruel où vous me laissez !..."
Je n'ai pas le coeur à retranscrire la longue plainte qu'il adresse aux mânes de sa Julie (en juillet 1776), celle d'un homme abandonné par la femme qu'il aimait et dont il espérait qu'elle lui donnât l'amour qu'il n'avait jamais connu auparavant.
Et pourtant, rien de ce que j'avais jusque-là découvert de l'homme ne méritait une telle mansuétude...
Ainsi, lors de la querelle entre Rousseau et Hume (voir articles d'octobre 2010), le géomètre s'est montré particulièrement ignoble, d'autant que s'il tirait secrètement les ficelles du complot, en public, il s'est toujours montré magnanime à l'égard du Genevois. Ce même Genevois qu'en privé, il traite  d'"ordure" (lettre à Hume) ou de "bête féroce" (lettre à Voltaire). Et lorsque Rousseau tombe enfin (fin 1766), d'Alembert se réjouit en écrivant : "C'est un homme noyé" (lettre à Voltaire). Lors du conseil de guerre réuni durant l'été 1766 chez Julie de Lespinasse, c'est de toute évidence lui qui tire les ficelles, lui qui décide de la stratégie à adopter pour discréditer son ancien ami, lui qui ordonne à Hume de publier le récit de sa querelle avec Rousseau : "Vous ne devez point perdre de temps pour imprimer, et le plus tôt sera le mieux."
Comportement abject, mais soigneusement dissimulé. 
Car d'Alembert demeure soucieux de sa réputation. Et quand, un mois plus tard, Rousseau révèle publiquement ses soupçons à l'égard du géomètre, ce dernier, affolé, demande aussitôt à Hume de renoncer à son pamphlet ! Maintenant qu'il est nommément impliqué, d'Alembert veut brouiller les pistes, empêcher quiconque de remonter jusqu'à lui. En cela, on peut préférer la franchise de Diderot, voire celle de d'Holbach, qui clamaient ouvertement leur mépris pour le Genevois. Mais d'Alembert, dans ce domaine, ressemble davantage à Voltaire...
Et que dire de son exigence d'"indépendance" à l'égard des grands, érigée en idéal dans son Essai sur les gens de lettres
Ce qu'on ignore souvent, c'est que d'Alembert oeuvrait en toute discrétion pour obtenir une pension royale en France, mais également pour remplacer (en tant que pensionnaire) Clairaut à l'Académie des Sciences, afin de revendiquer une pension annuelle de 10 000 livres ! D'ailleurs, le grand philosophe savait à l'occasion ménager les susceptibilités des puissants. Ainsi, malgré ses nombreux crimes, Catherine de Russie gardait toute son estime : "Il faut aimer ses amis avec leurs défauts", écrit le géomètre en 1764.
Voilà les paradoxes de cet homme, capable des pires ignominies, mais également d'élans amoureux qui ne laisseraient personne insensible. Du reste, j'ai lu tant de fois sa dernière lettre à Julie que je dois la connaître par coeur...

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