Mis à part Rousseau dans son Contrat Social, aucun penseur des Lumières ne s'est interrogé sur la chose politique avec autant d'audace que Diderot. Dans cet article de l'Encyclopédie, le philosophe remet en question la légitimité de l'autorité politique...
Diderot |
Autorité politique.
Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont déféré l’autorité.Comme Hobbes et Rousseau avant lui, Diderot émet tout d'abord l'hypothèse d'un état de nature antérieur à toute société. L'état social étant ici sujet à caution, l'auteur ne saurait considérer ses institutions, notamment politiques, comme des absolus immuables.
Ce préalable étant posé, il envisage tour à tour les différentes formes d'autorité : l'autorité paternelle (limitée dans le temps), celle obtenue par la force et celle obtenue par le consentement des hommes. Celle-ci suppose l'établissement d'un contrat, nous explique Diderot. Les sujets acceptent de se démettre de leur autorité et la délèguent à l'un d'entre eux. Pourquoi le font-ils ? Parce qu'en échange, celui qu'on a mandaté s'engage à remplir sa part du contrat : il est contraint d'agir pour le bien public.
(...)
La puissance qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme ; parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du créateur.
Le renversement de perspective est quasi copernicien. Aucun roi ne détient naturellement l'autorité, il n'en est que le dépositaire. De fait, son autorité est donc soumise à des "conditions" et restreinte entre des "limites".
Ainsi, le bon plaisir (voir ci-dessus) ne saurait plus être une justification suffisante au moment de prendre telle ou telle décision.
Par ailleurs, aucun roi ne saurait plus se prévaloir de "la grâce de Dieu" (voir ci-dessous), puisque c'est l'homme et non Dieu qui lui a délégué l'autorité. Par la grâce de la nation serait sans doute une formule plus appropriée aux yeux du philosophe...
Même si personne ne conteste ses droits et pouvoirs, le roi est également soumis à des devoirs auxquels il ne saurait déroger. Il se doit avant tout d'être "avantageux à la république" et "utile à la société".
Un tel article ne pouvait passer inaperçu.
Les Jésuites furent les premiers à dénoncer l'insolence de Diderot. Dans le journal de Trévoux de mars 1752, le père Berthier écrit : "cet article a surpris bien des lecteurs : nous sommes de ce nombre"... Et de s'insurger :
"Tout bon Français doit penser autrement", rappelle le Jésuite à ses lecteurs. Encore parlait-il du côté du manche...
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