mardi 3 septembre 2024

L'homme du Royal Corse (10)

En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis 

(pour lire les chapitres qui précèdent  ) 

20

 

Quoique léger en raison des fortes chaleurs, le souper fut arrosé d’un délicieux vin clairet puis d’un vin de Champagne qui acheva de tourner la tête de Brissart. Depuis le début du repas, le fermier général avalait les verres sans retenue, au gré des récits que débitait Arno sur son enfance en Corse. Ce dernier raconta dans le détail le mouvement de révolte contre les Génois, puis l’avènement du roi Théodore qui avait su rallier les différents clans avant de les abandonner après quelques mois de combat.

- Il en va toujours ainsi, Samaritain ! s’exclama Brissart. Les soldats sont trahis par ceux qui les dirigent, c’est dans l’ordre des choses ! Encore une raison de ne plus croire en rien, surtout pas à ces fadaises !

À côté de lui, son épouse eut une moue désappointée. Elle rajusta le fichu de mousseline qui couvrait sa poitrine et desserra les dents pour objecter :

- Un triste constat que je ne partage pas… Pourquoi s’acharner à vivre si on ne croit plus en rien ni en personne ?

Brissart la considéra un instant, l’air incrédule.

- Ah ! Et voilà donc une bonne raison de se faire bigot, de devenir moine ou même d’aller s’enterrer dans un cloître ! Pour croire en quelque chose, enfin, et…

- Mais enfin, tu as ton fils… Et ta femme ! s’emporta Marie sans le laisser finir.

Il y eut un long silence durant lequel ils s’affrontèrent du regard, puis Brissart repoussa sa chaise avant de se redresser.

- J’ai la tête qui tourne… La nuit est paisible, si nous allions marcher un peu dans le jardin ?

Il tendit la main à son épouse qui détourna les yeux avant de se lever à son tour. Ne sachant que dire, Arno leur emboîta le pas, restant d’abord à distance pour ne pas troubler leur tête-à-tête. Dehors, à l’abri des murs, l’air s’était chargé de moiteur, et ils s’engagèrent sous les tilleuls en quête d’un peu de fraîcheur. Parti en avant, Brissart titubait dans l’allée, et il fallut qu’Arno le soutienne et l’aide ensuite à prendre place sur la margelle du puits. Marie était demeurée à l’écart, sur la pelouse centrale, faisant mine de contempler les étoiles.

- Je ne la mérite pas, murmura Brissart qui la regardait évoluer autour d’eux. Il faut que cela s’achève, m’entends-tu ? À force de me décomposer, je finirai un jour par lui faire horreur… Ou pire, à l’entraîner avec moi vers mon précipice.

Il ramassa un peu de gravier qu’il fit rouler dans ses doigts avant de le jeter au sol.

- Ce Legall, tu es vraiment certain d’avoir croisé son chemin ?

- Je crois avoir entendu son nom chez la maquerelle qui me loge, mentit Arno. Je ne sais trop. Il doit peut-être y fréquenter une fille…

- Bien, bien…, reprit Brissart en opinant de la tête. Mes indicateurs l’ont effectivement aperçu dans le faubourg ces dernières semaines, du moins est-ce ce qu’ils prétendent. Tu vas donc te renseigner sur son compte et découvrir ses habitudes, nous agirons dès que possible.

Il considéra un temps son épouse qui se dirigeait vers l’office et finit par conclure :

- Après, je crois que tout rentrera dans l’ordre…

 

Arno prit congé fort tard, non sans avoir promis de revenir le lendemain pour accompagner Marie à la promenade. Il traversa la place, contourna les Tuileries, et s’engagea sur les quais de Seine, presque déserts à cette heure-là. Puis il ralentit le pas pour reprendre ses esprits et réfléchir à son aise. De manière inespérée, Brissart venait de donner dans son piège. Arno tenait désormais les cartes en main, il ne lui restait qu’à abattre ses atouts. Mais lesquels choisir ? Et sur qui pouvait-il compter ? Comme il ne se méfiait pas, Brissart se présenterait au rendez-vous accompagné du seul Blayac, un redoutable bretteur celui-là. En plus d’Arno, il faudrait au moins trois hommes pour en venir à bout. Spada, assurément, serait de la partie, car il ne pouvait le laisser sans surveillance. Et pour une telle échauffourée, il s’entourerait peut-être du blondin et surtout de Scevola, le plus habile à l’épée. Scevola… C’était la seule chance pour Arno de s’en sortir une fois l’affaire accomplie. Leur relation était si ancienne, elle était émaillée de tant d’aventures, que jamais son ami ne pourrait croiser le fer avec lui. Et encore moins lui faire du mal. Ils se devaient tant, depuis la campagne de Flandre où ils avaient combattu côte à côte, jusqu’à leur retour en Corse lorsqu’Arno s’était retrouvé sans argent ni ressources.

Il restera fidèle à nos souvenirs, trancha le jeune homme au moment de remonter vers chez la Vaudry, par l’arrière de la patte d’oie. Il s’engouffra bientôt dans l’obscurité de la venelle, tira de sa poche la clé qu’on lui avait confiée et s’en servit pour ouvrir la porte qui donnait sur l’office. Malgré l’heure avancée, le sérail était encore éclairé, et alors qu’il s’engageait dans l’escalier, Arno entendit la voix de la maquerelle rompre le silence :

- C’est toi, mon bon apôtre ? Viens donc me voir, qu’on cause un peu !

Comme il passait la tête par l’entrebâillement de la porte, elle lui fit signe de la main, l’invitant à entrer pour prendre place à côté d’elle dans l’ottomane.

- Voilà qui est mieux, dit-elle quand il fut assis. Alors, comment notre affaire avance-t-elle ?

Arno commença par raconter ce qu’il avait vu aux Porcherons, sans omettre la présence des filles croisées sur place.

- Voilà qui m’étonne, commenta la matrone en fronçant les sourcils. Notre gaillard tiendrait donc un bordeau[1] ? Et ces filles travailleraient là de leur plein gré ? Ce n’est pas ce que rapporte la rumeur… Mais continue, mon garçon.

Elle écouta attentivement la suite de son récit, sans l’interrompre cette fois, et attendit qu’il eût achevé pour se servir un nouveau verre de liqueur et le porter à ses lèvres, l’air songeur. Comme elle demeurait silencieuse, Arno conclut :

- Si nous nous décidons, le piège se refermera sur lui avant la fin de la semaine.

La Vaudry acquiesça d’un hochement de tête, mais sans apporter d’autre commentaire. Pendant quelques instants, son regard se fixa sur un point invisible, puis ses bajoues tressaillirent et elle demanda :

- Ce Spada, tu le connaissais donc avant d’arriver à Paris ?

Décontenancé par sa question, Arno évita de s’avancer :

- La Corse est une petite île, tout le monde se connaît…

- Et on peut vraiment lui faire confiance ?

- Étant donné la somme qui lui est promise, je suis certain qu’il tiendra son engagement.

La Vaudry lui lança un regard indéchiffrable, hésitant un temps avant de trancher :

- Dans ce cas, nous le ferons, ce coup ! Même si ce que j’entends sur ce Brissart ne me plaît guère. Et je préfère croire qu’il t’a conté des sornettes, sans quoi je verserais presque une larme sur l’histoire de ton coquin.

Elle vida son verre d’un trait et se redressa pour signifier à son hôte que l’entretien s’achevait là.

- Maintenant, allons nous coucher, mon gaillard, et oublions ces atermoiements. Car le moment venu, il ne s’agira pas d’hésiter. Demain, avec cette canaille de Spada, on s’occupera de tresser la nasse. Ensuite, tu te débrouilleras pour y attirer notre poisson…

Arno, qui s’était levé, se contenta d’acquiescer avant de quitter la pièce et de gravir l’escalier pour regagner sa chambre. Cet échange avec la Vaudry l’avait incommodé, sans qu’il comprît encore pourquoi. Il avait surpris dans sa voix cette inflexion étrange, comme une hésitation qu’il ne lui connaissait pas. Plutôt que de s’allonger sur le lit, le jeune homme alla s’asseoir au coin de la fenêtre pour y réfléchir à son aise.

Dehors, le ciel scintillait d’étoiles, tellement limpide maintenant que la fraîcheur nocturne avait dissipé la brume de chaleur. Pendant quelques minutes, Arno s’oublia dans le spectacle de cette immensité.

- Ah, Stella ! murmura-t-il pour lui-même, si seulement tu m’aidais à y voir plus clair !

En s’entendant prononcer ces mots, il s’écarta de la croisée et vint s’allonger sur son lit, agacé de ce vague à l’âme qu’il sentait monter en lui. Que lui arrivait-il donc ?  Et pourquoi ces hésitations alors qu’il touchait enfin au but ? Il repensait à Brissart maintenant, à cette horreur que l’ancien soldat avait vécue en Flandre et qui l’empêchait de retrouver la paix. On le lui avait décrit comme un monstre pourtant, autant Scevola que la Vaudry, et Arno aurait voulu reconnaître dans ce portrait les traits de l’homme qu’il venait de quitter. Mais rien n’y faisait. Ce que la matrone qualifiait d’atermoiements se transformait chez lui en crainte, celle de s’être trompé depuis le début. « Qui ne se venge pas est méprisé » se répéta-t-il une nouvelle fois, conscient des sentiments troubles qu’il éprouvait pour le fermier général. Mais en dépit de ses efforts, Arno ne parvenait toujours pas à le haïr comme il l’aurait souhaité.

Samperu t’attend ! insista-t-il. Et Stella réclame vengeance !

Les mâchoires serrées, il se redressa pour ôter ses bottes et s’enroula tout habillé dans le drap. Seul le sommeil pouvait l’aider à effacer ces terribles pensées. Après une bonne nuit, avec un peu de chance, tous ses doutes seraient levés.

 

21

 

Il dormit peu, par à-coups fiévreux, et se leva au petit jour, harassé de fatigue.

- Jésus ! Comme vous êtes pâle ! s’inquiéta Victoire en le voyant surgir dans l’office.

- Ce n’est rien, petite, la rassura Arno. Un peu de surmenage, sans doute…

Il prit place à table et la regarda s’affairer autour du garde-manger, où le mitron avait déposé des pains mollets et des oublies.

- C’est du café qui vient de Marseille, expliqua la jeune femme en lui apportant sa tasse. Maman prétend qu’il est moins délicat mais il vous remettra sur pieds en un rien de temps.

Arno grimaça un semblant de sourire en guise de remerciement et croqua dans une pâtisserie avant de la reposer sur la table.

- Je n’ai guère faim, en vérité. Je crois que je vais me contenter de ton remontant.

Ne sachant que faire, Victoire demeura un moment silencieuse, adossée contre le garde-manger, à se triturer le bout des doigts.

- Ce sont vos affaires qui vous soucient à ce point ? hasarda-t-elle à mi-voix.

Arno leva les yeux sur elle et lui adressa un nouveau sourire, plus franc cette fois.

- Elles sont compliquées, ces affaires, tu as raison. Mais n’aie crainte, je n’oublie pas ce que je t’ai promis : toutes tes dettes auprès de la Vaudry seront payées, tu seras bientôt libre de quitter cette maison.

La jeune femme dut se retenir au meuble pour ne pas défaillir. Elle remua les lèvres mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Au même moment, un bruit de voix résonna au loin, en provenance de l’étage.

- C’est ta maîtresse qui réveille les filles, réagit Arno en se levant de table. Allons ! Tends-moi le porte-épée et mon bicorne, je passerai par l’arrière pour ne pas me retarder.

Quelques instants plus tard, il débouchait sur la place du Châtelet avant de descendre vers le fleuve, se frayant un passage parmi les conducteurs de bœufs qui menaient leurs bêtes aux abreuvoirs. Quelques-uns le toisèrent avec méfiance, mais en découvrant sa mine sombre, ils s’écartèrent sans lui chercher querelle. Arno ne leur prêta pas attention. L’esprit déjà tourné vers les heures qui allaient suivre, il s’efforçait de contenir les questions qui se bousculaient en lui. Parvenu à la hauteur du Pont-Neuf, il bifurqua vers le Louvre et allongea le pas, pressé d’arriver à destination.

 

le Grand Châtelet

 

Il trouva le portail de l’hôtel ouvert, et trois chevaux sellés devant l’entrée.

- Madame et Monsieur seront bientôt prêts, marmonna le portier depuis sa guérite.

- C’est que Monsieur nous accompagne ? s’étonna Arno.

L’autre haussa les épaules sans répondre, lui signifiant d’un mouvement de tête qu’il devait patienter dans la rue. 

Après tout, cela me facilitera la tâche, se dit le jeune homme après avoir dégagé le passage. Je trouverai bien un moment pour lui parler seul à seul.

Marie fut la première à sortir. Elle portait une jupe et un gilet d’un bleu d’autant plus soutenu qu’il contrastait avec la pâleur de son visage. Sous son chapeau de paille, on devinait des traits tirés et une bouche pincée qui esquissa un semblant de sourire lorsqu’il la salua. Derrière elle venait Brissart, en tenue légère lui aussi. Avisant la présence d’Arno, il s’avança jusqu’à lui, et le prenant à part sous le porche :

- Une sale soirée, vraiment… Je crois qu’un peu de bonne compagnie me fera du bien, aujourd’hui.

- J’aurai peut-être des nouvelles plus favorables à vous annoncer, répondit Arno.

Le claquement de sabots sur le pavé, suivi d’un hennissement joyeux, les contraignit à ajourner leur conversation. Prenant son compagnon par le bras, Brissart s’exclama :

- Allons ! Enfourchons nos chevaux, sans quoi elle pourrait bien nous fausser compagnie !

 

le village de Passy

Marie demeura à l’écart tout au long du chemin qui les menait du Cours-la-Reine jusqu’au village de Passy. Arno profita de l’occasion pour réciter son boniment. Ce Legall était effectivement un client de la Vaudry, mais on ne savait rien de lui, sinon qu’il fréquentait à l’occasion les bouges du Palais-Royal. Aussi avait-on dépêché un garçon du quartier afin d’y porter un message : pour fêter l’arrivage de nouvelles filles, la Vaudry organisait une partie fine qu’elle souhaitait réserver à ses habitués.

- Avec un peu de chance, la nouvelle lui viendra aux oreilles et il se jettera de lui-même dans notre piège, conclut Arno.

- Dans ce cas, nous serons là pour l’accueillir comme il se doit, approuva Brissart avec un hochement de tête. Dès demain s’il le faut…

- La maquerelle exige la discrétion. Il nous faudra donc éviter tout esclandre, l’attirer dans une chambre et en finir rapidement. Pour cela, deux ou trois hommes devraient suffire.

- C’est moi qui m’en chargerai. Avec Blayac, vous resterez en retrait pour assurer mes arrières…

Brissart chevaucha un long moment sans parler, suivant du regard son épouse partie en avant. Puis, reprenant le fil de ses pensées, il ajouta :

- Quand tout cela sera achevé, j’aimerais vraiment que tu conserves ta place auprès de moi. Aussi longtemps qu’il te plaira, en fait…

Pris de court, Arno sentit ses mains se crisper sur les rênes.

- Vous… Vous me faites honneur, Monsieur…, articula-t-il, mais mes affaires…

- Non, pas maintenant, l’arrêta Brissart. Prends le temps de réfléchir, demande-toi surtout ce qui compte le plus à tes yeux. Aux tiens comme aux nôtres, en réalité…

Comme ils arrivaient en vue du carrefour de Chaillot, il tourna la bride de son cheval et demanda :

- Après avoir raccompagné ma femme, si tu me retrouvais aux Porcherons ? Car qui sait ce que la journée de demain nous réserve ? Si ce devait être la dernière, autant passer un peu de bon temps ensemble avant de l’affronter…

Ne sachant que répondre, Arno se contenta d’opiner d’un air détaché, et lorsque son compagnon se fut éloigné, il mit son cheval au trot et rejoignit Marie à l’avant.

- Une bien belle journée, n’est-ce pas ? dit-il dans l’espoir de rompre la glace.

La jeune femme se contenta de lui adresser un regard en coin avant de répliquer :

- Ne prenez pas tant de peine. Je n’éprouve ni l’envie ni le besoin d’une quelconque conversation.

Pourtant, après un nouveau temps de silence, ce fut elle qui reprit :

- Je vous avais mis en garde, vous deviez rester à l’écart de mon mari et de ses affaires.

- Il m’emploie, Madame, protesta Arno, et je ne comprends pas…

- Dans ce cas, contentez-vous de m’écouter. Vous le voyez comme moi, Victor est en train de se consumer de l’intérieur. J’ignore tout des causes de son mal, mais je n’en connais que trop les effets, et ils sont malheureusement effroyables. Blayac et ces crapules qui l’entourent n’en sont que les symptômes les plus visibles, comme des stigmates défigurant le corps d’un lépreux. Mais Victor est malade, n’en doutez pas : il ne croit plus en rien, il n’aime plus personne, ni ses proches, ni sa famille et encore moins lui-même.

Elle fit halte et s’abîma un long moment dans ses pensées, le regard tourné vers le paysage qui s’étendait au loin jusqu’aux Tuileries. À côté d’elle, Arno ne disait rien, la tête baissée pour dissimuler son trouble. Il aurait voulu la réconforter, mais comment ? En lui exposant les tourments de son mari ? En lui révélant ce qu’il avait fait à Stella ? En lui annonçant qu’il allait payer pour ce crime ?

- Je ne savais rien de tout cela, mentit-il. Il m’a simplement proposé de devenir son homme de confiance…

- Vraiment ? tressaillit Marie. Dans ce cas, partez loin d’ici, je vous en conjure. Fuyez au plus vite, sans quoi il vous entraînera dans sa chute, et vous ne vous en relèverez jamais.

La jeune femme déglutit, puis elle leva les yeux au ciel et ajouta d’une voix tremblante :

- J’ai bien tenté de l’aider, de le guérir de ce mal qui le ronge... Pour nous, pour notre garçon surtout… Un temps, je l’ai même accompagné dans ses tournées en province, car c’est là qu’avec ses archers, il s’autorise tous les excès. Je l’ai vu perquisitionner chez de pauvres gens, brutaliser de malheureux pères de famille au motif qu’ils cachaient dans leur grange un minot de sel acheté en contrebande. Je l’ai vu traquer des bandes de faux-sauniers, de jour comme de nuit, prenant des risques insensés à les combattre au côté de ses hommes. Rien ne le contraint à cela, rien, sinon le besoin de provoquer le destin et de hâter sa perte. Quant à Blayac, à tous ces malandrins qu’il emploie, ils profitent de lui pour se livrer aux pires horreurs… À la fin, il m’a fallu admettre mon impuissance, que tôt ou tard ils allaient payer pour ces méfaits, et qu’au risque de me perdre à mon tour, il valait mieux les abandonner à leur sort…

Il s’ensuivit un long silence, à peine troublé par les sanglots qui se pressaient dans sa gorge. Puis, n’y tenant plus, elle tira brusquement sur ses rênes et engagea sa monture dans la pente qui descendait vers le Cours-la-Reine. Arno, lui, n’avait pas bougé, encore ébranlé par ce qu’il venait d’entendre. Il aurait sans doute pu la détromper, lui révéler ce qu’avait vécu son mari, lui parler de ce mal qui le minait depuis toutes ces années. Il aurait même pu la rassurer, lui dire que Victor l’aimait plus que tout au monde et qu’il lui reviendrait bientôt, dès que sa vengeance serait assouvie.

Au lieu de cela, il avait serré les dents et s’était tu.

Non, ce n’était pas le moment de défaillir, pas maintenant. Et il n’était pas question de mentir à cette femme. Encore un jour ou deux et il pourrait quitter cette ville, retrouver son petit Samperu et lui annoncer que tous les méchants étaient punis.

Dans son dos, du côté du village, une cloche se mit à tinter, égrenant lentement les coups comme pour saluer sa résolution. Arno prit une profonde inspiration et donna des talons pour mettre son cheval au pas. Il avait faim, il avait chaud surtout, et sous son pansement, sa blessure recommençait à l’incommoder. En pénétrant sous les frondaisons du Cours-la-Reine, il ralentit l’allure de sa monture. Où irait-il à cette heure ? La Vaudry devait s’impatienter, assurément. Et avec elle Spada, pour mettre au point les détails de l’embuscade. Non, il ne se sentait pas d’humeur à répondre à leurs questions, ni même à supporter leur présence.

Pas tout de suite, pas maintenant en tout cas.

D’autant que Brissart devait l’attendre à dîner aux Porcherons. Si près du dénouement, Arno ne pouvait se permettre d’éveiller ses soupçons. Ils parleraient de tout et de rien, de leurs années de régiment, du temps où ils étaient insouciants, et l’opium les entraînerait insensiblement dans une nouvelle rêverie, pour la dernière fois sans doute.

 



[1] Variante de bordel.