C'est à l'occasion du tricentenaire de la naissance de d'Alembert qu'Elisabeth Badinter a brossé le portrait du géomètre.
L'occasion pour moi de revenir sur ce célèbre mot d'ordre "liberté, vérité et pauvreté" (17è min) lancé par le philosophe dans son Essai sur la société des gens de Lettres en 1753.
Un pavé dans la mare, assurément, et qui lui valut une volée de bois vert de la part d'une intelligentsia littéraire soumise (par tradition) à la tutelle financière des aristocrates et autres traitants ! A quelques années de là, Rousseau dénoncera lui aussi ces auteurs "payés par le fort pour prêcher le faible" et qui "ne savent parler au dernier que de ses devoirs et à l'autre que de ses droits" (Lettre à Christophe de Beaumont). Cette pauvreté, le Genevois ne se contenta pas de la revendiquer, il l'afficha même comme la première de ses vertus !
Mais concernant d'Alembert, Mme Badinter concède dans le tome 2 des Passions intellectuelles que "faisant mine de ne rien demander, il ne refusera rien : Académie pension". Loin d'être aussi désintéressé qu'il le prétend, le mathématicien place même très souvent la question de l'argent au coeur de ses préoccupations.
Cette lettre, envoyée par Diderot à Sophie Volland (en octobre 1759), met en scène un philosophe déjà revenu de ses anciennes préventions...
"Je vous ai promis le détail de ce qui s’est dit entre d’Alembert et
moi ; le voici presque mot pour mot. Il débuta par un exorde assez
doux : c’était notre première entrevue depuis la mort de mon père et mon
voyage de province. Il me parla de mon frère, de ma sœur, de mes
arrangements domestiques, de ma petite fortune et de tout ce qui pouvait
m’intéresser et me disposer à l’entendre favorablement ; puis il ajouta
(car il en fallait bien venir à un objet auquel j’avais la malignité de
me refuser) :
« Cette absence a dû ralentir un peu votre travail. — Il est vrai ;
mais depuis deux mois j’ai bien compensé le temps perdu, si c’est perdre
le temps que d’assurer son sort à venir. — Vous êtes donc fort avancé ?
— Mes articles de philosophie sont tous faits ; ce ne sont ni les moins
difficiles ni les plus courts ; et la plupart des autres sont ébauchés.
— Je vois qu’il est temps que je m’y mette. — Quand vous voudrez. —
Quand les libraires voudront. Je les ai vus ; je leur ai fait des
propositions raisonnables ; s’ils les acceptent, je me livre à l’Encyclopédie
comme auparavant ; sinon, je m’acquitterai de mes engagements à la
rigueur. L’ouvrage n’en sera pas mieux, mais ils n’auront rien de plus à
me demander. — Quelque parti que vous preniez, j’en serai content. — Ma
situation commence à devenir désagréable : on ne paye point ici nos
pensions ; celles de Prusse sont arrêtées ; nous ne touchons plus de
jetons à l’Académie française. Je n’ai d’ailleurs, comme vous savez,
qu’un revenu fort modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine à
personne, et je ne suis plus d’humeur à en faire présent à ces gens-là. —
Je ne vous blâme pas ; il faut que chacun pense à soi. — Il reste
encore six à sept volumes à faire. Ils me donnaient, je crois, 500
francs par volume lorsqu’on imprimait, il faut qu’ils me les
continuent ; c’est un millier d’écus qu’il leur en coûtera ; les voilà
bien à plaindre ! mais aussi ils peuvent compter qu’avant Pâques
prochain le reste de ma besogne sera prêt. — Voilà ce que vous leur
demandez ? — Oui. Qu’en pensez-vous ? — Je pense qu’au lieu de vous
fâcher, comme vous fîtes, il y a six mois, lorsque nous nous assemblâmes
pour délibérer sur la continuation de l’ouvrage, si vous eussiez fait
aux libraires ces propositions, ils les auraient acceptées
sur-le-champ ; mais aujourd’hui qu’ils ont les plus fortes raisons
d’être dégoûtés de vous, c’est autre chose. — Et quelles sont ces
raisons ? — Vous me les demandez ? — Sans doute. — Je vais donc vous les
dire. Vous avez un traité avec les libraires ; vos honoraires y sont
stipulés, vous n’avez rien à exiger au delà. Si vous avez plus travaillé
que vous ne deviez, c’est par intérêt pour l’ouvrage, c’est par amitié
pour moi, c’est par égard pour vous-même : on ne paye point en argent
ces motifs-là. Cependant ils vous ont envoyé vingt louis à chaque
volume ; c’est cent quarante louis que vous avez reçus et qui ne vous
étaient pas dus. Vous projetez un voyage à Wesel,
dans un temps où vous leur étiez nécessaire ici ; ils ne vous
retiennent point ; au contraire, vous manquez d’argent, ils vous en
offrent. Vous acceptez deux cents louis ; vous oubliez cette dette
pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez à
vous acquitter. Que font-ils ? Ils vous remettent votre billet déchiré,
et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des
procédés que cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir
qu’eux pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle
ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est une
bagatelle qui ne mérite pas l’attention d’un philosophe comme vous. Vous
débauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un monde d’embarras
dont ils ne se tireront pas sitôt. Vous ne voyez que la petite
satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans la
nécessité de s’adresser au public ; il faut voir comment ils vous
ménagent et me sacrifient. — C’est une injustice. — Il est vrai, mais ce
n’est pas à vous à le leur reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient
en fantaisie de recueillir différents morceaux épars dans l’Encyclopédie ;
rien n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent,
vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous en
partagez le profit.
Il semblait qu’après avoir payé deux fois votre ouvrage ils étaient en
droit de le regarder comme le leur. Cependant vous allez chercher un
libraire au loin, et vous lui vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient
pas. — Ils m’ont donné mille sujets de mécontentement. — Quelle
défaite ! Il n’y a point de petites choses entre amis. Tout se pèse,
parce que l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais
les libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horrible.
S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez-vous,
d’Alembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous ? Au public.
S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour arbitre,
croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur ? non, mon ami ; il
laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte.
— Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti des libraires ! — Les
torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent point
de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette ostentation de
fierté, convenez que le rôle que vous faites à présent est bien
misérable. Quoi qu’il en soit, votre demande me paraît petite, mais
juste. S’il n’était pas si tard, j’irais leur parler. Demain je pars
pour la campagne ; je leur écrirai de là. À mon retour, vous saurez la
réponse ; en attendant, travaillez toujours. S’ils vous refusent les
mille écus dont il s’agit, moi je vous les offre. — Vous vous moquez.
Vous êtes-vous attendu que j’accepterais ? — Je ne sais, mais ils ne
vous aviliraient pas de ma main. — Dites que je ne m’engage que pour ma
partie. — Ils n’en veulent pas davantage, ni moi non plus."
En 1766, cette autre lettre du philosophe Hume à Walpole nous apprend que d'Alembert a quelque peu transigé avec ses anciens principes :
Sans entrer dans le détail, Hume estime le total de ces cinq pensions à environ 6000 livres l'an !
De toute évidence, d'Alembert avait alors rompu son voeu de pauvreté ...