dimanche 10 novembre 2024

L'homme du Royal Corse (12)

 

En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis 

(pour lire les chapitres qui précèdent ) 

24

 

Soucieux de ne pas attirer l’attention, Arno s’était placé à l’écart des lanternes qui éclairaient l’entrée du pont tout proche. Les hommes de Spada demeuraient quant à eux dissimulés sous une porte cochère, en contrebas de la placette. Hormis la patrouille du guet et quelques noctambules à la démarche mal assurée, personne ne s’aventurait jamais dans le quartier à une heure aussi avancée. Attentif au moindre mouvement, Arno vérifia pour la énième fois que sa ceinture était bien sanglée et que l’étui où logeait son poignard était correctement disposé. Il se plaqua soudain dans le renfoncement de la façade. Sur sa gauche, deux silhouettes venaient d’émerger de l’ombre et avançaient à pas furtifs dans sa direction. Arno reconnut Blayac, suivi de près par Brissart.

- Alors ? demanda ce dernier lorsqu’il arriva à sa hauteur.

- L’agneau a quitté sa bergerie, confirma le jeune homme. Il est là-haut, seul avec une bergère, et ne se méfie pas du loup. Venez, la porte est restée entrebâillée.

Ils longèrent le mur, contournèrent l’angle de la bâtisse et pénétrèrent sans bruit dans le couloir. La Vaudry et les filles avaient laissé la salle de compagnie en désordre, comme si une réception venait de prendre fin.

En avisant les bouteilles de Champagne et les verres qui jonchaient les tables basses, Blayac étouffa un rire.

- Diable, c’est qu’on sait s’amuser par ici ! Nous aurions dû y venir plus tôt !

- Laissons cela, ordonna Brissart en interrogeant Arno du regard.

- Sur le palier, la première chambre sur la gauche, expliqua ce dernier, le doigt pointé vers le sommet de l’escalier.

Brissart déboutonna sa veste et tira très lentement sa dague de son fourreau.

- Tout ce temps passé à attendre…, murmura-t-il pour lui-même, avant de s’engager prudemment dans les marches qui menaient à l’étage. Il les gravit une à une, sans faire de bruit, et disparut dans la pénombre.

Arno s’était déplacé dans le dos de Blayac, la main posée sur le manche de son poignard. Tendu vers ce qui se passait en haut, l’autre ne se doutait de rien. Il y eut soudain un craquement de porte, suivi d’un cri rauque qui se perdit dans un brouhaha de jurons et de bruits de bottes.

- Mais c’est qu’il y a du monde par là ! s’inquiéta Blayac en lançant un regard par-dessus son épaule.

Arno s’avançait déjà, le bras tendu, prêt à abattre sa lame dans le dos de son ennemi. Mais Blayac fut le plus prompt et, d’un bond, il se jeta sur le côté, se relevant aussitôt pour faire face à son assaillant.

- Traître ! rugit-il tout en tirant sa dague du fourreau. J’ai toujours su que tu n’étais qu’un judas !

Il poussa un nouveau cri, évitant de peu le poignard qu’Arno venait de lancer dans sa direction.

- Une embuscade ! gueula Blayac en se rétablissant sur ses jambes. Ce misérable nous a tendu une embuscade !

- C’est vous, les misérables ! aboya Arno, la rapière pointée devant lui. Je suis là pour venger ma femme, lâche que tu es !

Les deux armes s’entrechoquèrent et Arno asséna un coup d’estoc, puis plusieurs autres, que son adversaire para du tranchant de sa lame. Ils se jaugèrent un instant, hors d’haleine après ce premier assaut. Les yeux exorbités, Blayac affichait un sourire féroce.

- Ta femme ? répéta-t-il d’un ton interrogateur. Tu parles sans doute de cette petite catin qui tenait l’auberge à Bourges ? Ah ça, la garce nous aura donné du plaisir, à moi et mes hommes ! Mais tu fais erreur, le Corse… Ni Brissart, ni moi ne sommes pour rien dans sa mort.

- Tu mens ! s’écria Arno en se ruant une nouvelle fois à l’attaque. Le soudard esquiva le coup et, se jetant à son tour en avant, parvint à saisir son agresseur à bras-le-corps pour le déséquilibrer. Dans leur chute, les deux hommes lâchèrent leurs armes avant de rouler sur le plancher. Plus massif, Blayac s’était redressé sur les genoux pour empoigner Arno par le cou.

- C’est fini ! mugit-il en serrant de toutes ses forces.

Arno larda ses flancs de coups de poing, encore et encore, mais l’autre ne bronchait pas, resserrant un peu plus son étreinte autour de sa gorge. Alors, il se pencha sur sa victime, un filet de bave au coin des lèvres, et lui intima :

- Meurs donc ! Meurs, je…

Ses mots s’achevèrent dans un gargouillis étranglé. Il se redressa brutalement, la bouche grand ouverte, et s’arc-bouta, comme pris d’une violente convulsion. Ses mains balayèrent le vide au-dessus de ses épaules, puis derrière sa nuque, à la recherche de quelque chose qu’elles ne parvenaient pas à atteindre.

- Qu’est-ce qui…, commença-t-il, avant de ressentir une nouvelle secousse, plus brutale celle-là, qui le déchira du bas du dos jusqu’à l’estomac. Baissant les yeux, il aperçut sans comprendre une pointe ensanglantée qui saillait de son ventre et qui se mit soudain à tourner sur elle-même, lui déchirant les entrailles. Blayac écarquilla une dernière fois les yeux avant de sentir son corps s’affaisser et de retomber sur le flanc.

Arno, qui reprenait progressivement ses esprits, finit par reconnaître la silhouette penchée au-dessus de la dépouille de son ennemi.

- Scevola ! dit-il avec effort, tout en essayant de se dégager du poids qui pesait sur lui.

- Laisse-moi t’aider, camarade ! fit son ami, qui venait de retirer sa dague du corps de Blayac.

Un peu en arrière, au bas des marches, Spada se tenait contre la rampe d’escalier, encore hors d’haleine. Comme Arno l’interrogeait du regard, Scevola secoua la tête en signe de dénégation.

- Ton Brissart est un véritable démon ! Le blondin y est resté, hélas. Et malgré ses blessures, l’autre a sauté par la fenêtre sans nous laisser la possibilité de réagir. Sa voiture stationnait au bas de la ruelle, on a entendu le bruit des sabots sur le pavé, mais il était déjà trop tard.

- Je ne peux pas renoncer, réagit Arno après s’être relevé. Nous trouverons le moyen de…

- Il n’y a plus de nous qui tienne, bastardu ! s’écria une voix pleine de fureur.

Arno eut à peine le temps de se retourner que Scevola s’était déjà interposé devant Spada, détournant la dague qui allait s’abattre sur son compagnon.

Repoussé en arrière, Roccu recula de quelques pas en direction de l’office, l’air stupéfait.

- Que fais-tu, amicu ? Nous étions pourtant d’accord !

- Peut-être, mais j’ai changé d’avis ! répondit Scevola, qui venait de tirer son arme pour lui faire face.

Déjà, Arno avait ramassé son poignard et sa rapière avant de se porter au côté de son camarade. Spada les dévisagea à tour de rôle, cherchant le moyen de s’échapper de ce couloir où ses adversaires l’avaient acculé. Alors qu’il atteignait l’entrée de l’office, il en poussa soudain la porte et se jeta dans la pièce avant de refermer derrière lui. Scevola fut le plus prompt à réagir mais il arriva trop tard.

- Il a tiré le loquet ! gueula-t-il en direction d’Arno.

Ils se ruèrent comme des forcenés sur le panneau de bois, jusqu’à ce qu’un coup d’épaule bien asséné parvienne à le fendre en deux.

- Le misérable a pris par l’arrière ! s’écria Arno en se précipitant à la poursuite du fuyard. Il s’engagea sans réfléchir dans la venelle, suivi de près par Scevola, et parcourut à grandes enjambées l’étroite allée qui débouchait au loin sur la place du Châtelet. Là, les deux hommes ralentirent le pas et scrutèrent les environs de la forteresse, depuis l’entrée du Pont au Change jusqu’à la Grande Boucherie. Rien ! Le scélérat avait tout bonnement disparu.

- Ne restons pas à découvert, conseilla Scevola, sans quoi nous risquons d’attirer l’attention du corps de garde.

- Cette canaille me le paiera, fulmina Arno pendant qu’ils rebroussaient chemin.

- Bien sûr, bien sûr… Mais pour l’heure, il faut se débarrasser des corps au plus vite. Les deux soudards qu’on a laissés en faction sauront s’en charger. Je leur dirai que Spada nous a trahis, qu’il nous a vendus à la police en échange de sa grâce. Demain, je te l’assure, sa tête sera mise à prix par tous les vauriens de la Cour des Miracles.

Arno secoua la tête avec véhémence.

- Peu m’importe ce dément ! C’est Brissart que je dois retrouver, et je dois le retrouver ce soir, avant qu’il ait eu le temps de réunir ses hommes. Il faut que je l’entende avouer son crime, comprends-tu ? Oui, avant d’en finir avec lui, je le forcerai à avouer son crime !

Et avant que Scevola ait eu le temps de réagir, Arno tourna les talons et s’élança en direction du Châtelet. 

 

Ni Brissart, ni moi ne sommes pour rien dans sa mort !

Les paroles prononcées par Blayac avaient tout d’abord décuplé sa rage, mais maintenant que la tension était retombée, Arno sentait ses certitudes vaciller et s’écrouler les unes après les autres. Non, c’était impensable, il ne pouvait s’être trompé sur le compte de Brissart ! Pour s’en convaincre, il suffisait de s’imaginer le traumatisme qu’il avait vécu en Flandre : après cette tragédie, le malheureux avait peu à peu perdu pied, miné par son désir de vengeance, jusqu’à sombrer dans ce délire meurtrier qui le tourmentait aujourd’hui. Se souvenait-il seulement des morts qu’il laissait derrière lui ? Était-il encore capable de distinguer les innocents des coupables ? Non, bien sûr que non ! Stella s’était par malheur trouvée sur ce chemin sanglant, elle l’avait payé de sa vie, et sa mémoire réclamait maintenant qu’on châtie son assassin !

Alors qu’il arrivait en vue de l’hôtel des Brissart, Arno prit une profonde inspiration avant de s’avancer d’un pas assuré jusqu’à la porte cochère. Le portier, qui veillait dans la guérite, s’empressa de venir à sa rencontre.


 

- Enfin, on n’espérait plus vous revoir ! Monsieur est au plus mal. Ce gredin lui a perforé le poumon et peut-être le foie. On est allé mander le chirurgien, sauf que le drille soupait en ville, il ne se présentera pas avant demain.

Arno eut bien du mal à dissimuler son soulagement. C’était presque inespéré, mais personne ne semblait se douter de sa responsabilité dans ce traquenard ! Il relâcha le manche du poignard qu’il tenait serré sous sa veste et prit la direction que lui indiquait le commis. L’entrée était déserte. Traversant le couloir, il gravit les marches deux par deux et arriva sur le palier qui desservait les chambres. Devant l’une d’elles, au fond du corridor, quelqu’un avait déposé une cuvette d’eau et plusieurs linges ensanglantés. Une domestique poussa soudain les deux battants de la porte, s’effaçant pour le laisser pénétrer dans une chambre faiblement éclairée. À l’autre extrémité, assise sur une chaise dans l’alcôve, Marie pleurait sans bruit en regardant le corps étendu sur le lit devant elle. En entendant craquer le plancher, elle releva lentement la tête et une lueur de soulagement traversa son regard.

- Il vous a demandé, dit-elle tout bas avant d’ouvrir en grand le rideau du baldaquin.

Brissart reposait sur le dos, les yeux mi-clos, et le visage crispé par la douleur. À chaque expiration, sa gorge produisait un sifflement entrecoupé de hoquets qui soulevaient sa poitrine par à-coups. Lorsque le visage d’Arno apparut à la lumière, son visage esquissa pourtant un semblant de sourire et il murmura avec effort :

- Mon Samaritain s’en est sorti, lui…

- Mais Blayac est mort, dit posément Arno. Quant à vous…

Brissart avait levé la main pour l’empêcher de poursuivre.

- Ma mie, pourrais-tu nous laisser seuls durant quelques minutes ?

Marie ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisant, elle hocha la tête avant de se relever et de quitter la pièce.

- C’est mieux ainsi, commenta Brissart. Qu’elle, au moins, garde ses illusions sur toi…

- Vous savez donc pourquoi je suis ici ?

Le financier émit un petit rire qui s’acheva en râle.

- Depuis le premier jour, oui… Tu en doutais encore ? Il y avait tant de haine dans tes yeux, tant de colère retenue dans tes attitudes… Comment aurais-je pu me méprendre sur ce qui te conduisait jusqu’à moi ?

Au ton de sa voix, Arno comprit qu’il lui disait la vérité.

- Dans ce cas, pourquoi ne pas m’avoir arrêté plus tôt ? Et pourquoi vous être jeté dans ce traquenard, ce soir ?

Brissart détourna les yeux en direction de la croisée, hésitant un long moment avant de répondre.

- Je crois que j’ai eu foi en toi, Samaritain. Foi de soldat, je le crains… Après ces quelques semaines, j’ai cru que tu avais changé d’avis sur mon compte. J’ai même imaginé que tu pourrais devenir un ami… Tu n’as pas à t’en faire. Ce soir, c’est ma confiance qui m’a trahi, pas toi.

- Un ami ? articula Arno, les poings serrés. L’ami d’un scélérat qui a assassiné ma femme à Bourges ?

Comme Brissart tentait de reprendre sa respiration, une nouvelle contraction déforma ses joues hâves. Il fut pris d’une longue quinte de toux et ne reprit la parole qu’après avoir craché un filet de sang dans la cuvette au bas du lit.

- Dans ce cas, réjouis-toi, Samaritain. Comme tu le vois, ta vengeance sera bientôt accomplie. Mais avant, je voudrais tout de même que tu saches… Non, attends, laisse-moi te raconter ce qui s’est vraiment passé…

Il déglutit avec une grimace de douleur et prit une nouvelle inspiration.

- Ce jour-là, j’étais venu à Bourges afin d’y débusquer les faux-sauniers qui vendaient du sel de contrebande dans la région. Depuis quelque temps, Marie me suivait dans toutes mes tournées d’inspection, surtout pour réfréner certains de mes emportements, je dois bien l’admettre. Nous avions fait la route en trois jours, et à peine arrivés, nous pensions déjà à repartir. En fin de matinée, pendant que j’achevais de contrôler le grenier à sel, elle a accompagné Blayac et les autres pour chercher des provisions en vue du retour. Je savais bien que ces ivrognes avaient bu plus que de raison, mais je ne me doutais pas qu’ils entreraient dans cette auberge, là où tout a dégénéré. Et Marie s’y est trompée, elle aussi. Pendant qu’ils s’imposaient autour du comptoir, elle a commis l’erreur de s’éloigner de la maison pour flâner un temps au bord de la rivière. C’est seulement à son retour qu’elle a entendu les cris et qu’elle est intervenue. Hélas, deux de ces pourceaux avaient déjà abusé de ta femme. Et les autres, ces misérables, attendaient leur tour en riant. Marie leur a hurlé d’arrêter, elle a même tenté de s’interposer, mais ils l’ont repoussée sans ménagement jusque dans la cour. Blayac, qui cuvait son vin dans un coin, les regardait faire en riant. Sans doute aurait-elle dû enfourcher son cheval et galoper en direction de la ville pour y chercher de l’aide… Au lieu de quoi… C’est la colère qui l’a submergée… Elle a saisi le pistolet qu’elle gardait dans ses fontes, elle est retournée dans l’auberge et les a menacés de son arme. Celui qui venait de renverser ton épouse sur une table l’a défiée du regard avant de cracher par terre pour marquer son refus. Alors, Marie a tiré…

Comme Arno tendait la main pour le faire taire, Brissart prit le temps de déglutir avant de conclure :

- Tu l’as compris, mon ami, c’est bien Marie qui a tué ta femme. Elle, et personne d’autre... Un malheureux accident, voilà comment il faut l’appeler. Mais aujourd’hui, il est juste que ce soit moi qui paie pour ce crime puisque je l’ai couvert, d’autant que c’est sur ma décision que nous avons repris la route sans même avertir les autorités de ce qui s’était passé. D’ailleurs…

- Taisez-vous, ça suffit ! s’écria Arno tout en s’effondrant sur le siège tout proche, où il se tassa sur lui-même, la tête prise entre ses mains.

Pendant quelques instants, on n’entendit plus que les sifflements qui s’échappaient à intervalles réguliers de la gorge du blessé, comme si les deux hommes avaient craint de rompre le silence en premier.

Alors, du bout des doigts, Brissart effleura l’épaule d’Arno et lui dit tout bas :

- Je ne m’en tirerai pas, mon ami. Tu peux partir d’ici l’âme en paix… Ou bien en finir immédiatement… Quelle que soit ta décision, sache que je l’accepterai comme une délivrance.

En entendant ces mots, l’autre releva lentement la tête, lui renvoyant un regard éperdu de douleur. Il demeura un moment incertain, la lèvre tremblante, puis sa main se dirigea insensiblement jusqu’à l’étui où se trouvait son poignard, avant de retomber lentement vers le sol.

- Qui ne se venge pas est méprisé, articula-t-il alors, comme pour lui-même. Mais se mépriser soi-même serait…

Il n’acheva pas sa phrase. Le silence s’étira à nouveau, sans qu’aucun des deux hommes n’osât le rompre. Ils demeurèrent ainsi, l’un près de l’autre, pendant un temps interminable, jusqu’à ce que l’aube vînt bleuir les carreaux de la croisée. Alors, comme s’il sortait d’un songe, Arno se redressa de son siège, et constatant que Brissart gardait les yeux fermés, il quitta la pièce sans bruit.

 

(à suivre)

 

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