samedi 11 janvier 2025

L'homme du Royal Corse (13)

 En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis 

(pour lire les chapitres qui précèdent) 

25

 

Autour du Châtelet et des boucheries, seuls les équarrisseurs et quelques mariniers avaient entamé leur journée de labeur. L’odeur du sang caillé, celle encore plus fétide des cadavres de bêtes qui pourrissaient dans les recoins de l’immense place, levèrent aussitôt le cœur d’Arno. Il hâta le pas jusqu’à la maison Vaudry, et après avoir vérifié que personne ne surveillait la ruelle, il se glissa dans l’office. Le mitron y avait déjà déposé du pain dont il avala plusieurs tranches sans même les mâcher. D’un coup d’œil vers la salle de compagnie, il constata qu’on y avait remis de l’ordre et effacé les traces du combat de la veille. Scevola, peut-être, ou encore la Vaudry si elle avait regagné le bercail au cours de la nuit. Arno vint se rasseoir, les mains posées à plat sur la table pour atténuer le tremblement qui les agitait. Il était sorti de chez Brissart sans se retourner, accélérant le pas de peur de croiser quelqu’un dans le corridor. Une voix avait retenti dans son dos, si lointaine et confuse qu’il n’y avait pas prêté attention. Affronter le regard de Marie aurait été au-dessus de ses forces. Que lui aurait-il dit ?   Qu’il s’était trompé depuis le début ? Que son aveuglement était la cause de toutes ces morts ? Lui aurait-il parlé de Stella, de cette scène affreuse vécue à l’auberge, de cette seconde fatale où elle avait pressé sur la détente ? Non, les mots n’auraient fait qu’aviver sa douleur. Cela devait s’achever ainsi, dans le silence, pour laisser à chacun le temps de soigner ses blessures.

- Tu es donc revenu, damoiseau ?

Arno sursauta, surpris de découvrir la Vaudry plantée dans l’embrasure de la porte. Il grimaça un semblant de sourire, lui demandant sans ambages :

- Et les corps ?

La matrone referma sa robe de chambre sur sa large poitrine avant de prendre place en face de lui.

- N’aie crainte, ton ami Scevola a nettoyé les lieux avec soin, il ne reste aucune trace du passage de ces coquins.

Elle saisit le pot de marmelade, y enfourna la cuillère et en avala une épaisse goulée.

- Et toi, mon jeune apôtre, tu as rempli ta part de contrat ?

- Brissart a payé pour ses fautes, confirma Arno sans sourciller. Même s’il n’était pas l’homme que je croyais, il a payé…

La Vaudry haussa les épaules d’un air indifférent.

- Bah ! Lorsque le chasseur s’en va débusquer le renard responsable du saccage de son poulailler, il arrive parfois qu’il rentre chez lui avec la dépouille d’un loup sur sa carriole. Qu’importe après tout, c’est la même engeance, et la terre se portera mieux sans elle…

- Sans doute…, confirma Arno avec un hochement de tête.

Voyant qu’il s’était levé et qu’il s’apprêtait à sortir, la Vaudry le retint au passage par le bras.

- Et où t’en vas-tu de ce pas ?

- Prendre quelques heures de sommeil, répliqua Arno. Je n’ai pas dormi de la nuit.

La maquerelle acquiesça du bout des lèvres.

- Soit… Mais j’entends que tu quittes la maison d’ici demain.

Au ton de sa voix, Arno comprit qu’elle lui tenait encore rigueur de leur conversation de la veille.

- Et Victoire ? demanda-t-il.

- Elle a disparu… On a lancé des mouches sur sa trace, mais la petite n’est plus reparue depuis hier midi. Sans doute a-t-elle du mal à se remettre de tes bons offices… 

Arno préféra ne pas relever le sarcasme.

- Spada, qu’est-il devenu ?

- Envolé, lui aussi, sans même réclamer l’argent que nous lui avions promis.

- Roccu n’est pas stupide, il préfère perdre sa récompense plutôt que sa liberté, assura Arno. Vous n’avez plus rien à craindre de lui, croyez-moi.

Il repensa à ces paroles tandis qu’il regagnait sa chambre et qu’il s’allongeait sur son lit. En vérité, nul ne connaissait Spada mieux que lui, et jamais encore il ne l’avait vu reculer face au danger. Du temps de leurs brigandages en Corse, Roccu s’avançait toujours en première ligne, prêt à en découdre avec n’importe quel adversaire, même quand il s’agissait de soldats aguerris au combat. Non, un tel homme ne renoncerait pas, d’autant que sa haine s’était nourrie de ces années d’attente, et qu’elle exigeait aujourd’hui d’être assouvie. S’il l’avait épargné, Arno en était convaincu, c’était pour qu’il lui révèle où était Samperu.

- Jusqu’à hier…, conclut-il à voix haute. Mais qu’est-ce qui t’est donc passé par la tête, Roccu ?

Ce revirement était décidément incompréhensible, surtout pour une brute comme Spada. Arno demeura étendu un long moment, imaginant toutes les hypothèses, toutes les explications, sans trouver de réponse satisfaisante à son questionnement. Il finit par fermer les yeux, terrassé par la fatigue, et se laissa sombrer dans un sommeil de plomb.

 

Il y eut d’abord quelques éclats de voix, suivis d’un bruit de pas dans l’escalier et d’un tambourinement contre la porte de sa chambre.

- Ouvre, c’est moi, Scevola !

Arno avait bondi hors de son lit, arrachant presque le loquet pour faire entrer son ami. L’ancien soldat ne perdit pas de temps à prendre de ses nouvelles.

- Enfile tes bottes et descends, nous avons du nouveau !

- Me diras-tu enfin ce qui se passe ? réclama Arno en finissant de rajuster sa chemise.

- C’est la petite Victoire, on l’a retrouvée traînant non loin de notre Cour… Mais tu dois entendre de tes oreilles ce qu’elle a à te dire.

Soudain alarmé, Arno dévala les marches à la suite de son compagnon. La Vaudry venait déjà à leur rencontre, les mains levées dans un geste d’apaisement. Derrière elle, affaissée dans l’ottomane, Victoire pleurait à chaudes larmes, le visage entre les mains.

- Tu dois promettre de rester calme et de ne pas lui faire de mal, demanda la matrone.

- Du mal ? répéta Arno sans comprendre.

À son tour, Scevola vint s’interposer.

- Elle a parlé à Spada, elle lui a révélé tout ce qu’elle savait sur toi et ton garçon.

- Sur… Samperu ? bredouilla Arno.

Il poussa un mugissement et voulut se précipiter en avant pour empoigner la jeune femme.

- Mais pourquoi ? Pourquoi ? cria-t-il pendant que Scevola tentait de le maîtriser.

- Vous m’aviez promis de m’emmener avec vous…, gémit la jeune femme en se tassant sur elle-même. Oh, pardon, Monsieur ! Pardon ! Je suis tellement désolée.

- Inutile de l’accabler, tempéra la Vaudry, ça ne changera rien à la situation. J’ignore pourquoi cette canaille t’en veut à ce point, mais il a su tirer les vers du nez à la petite. Et à l’heure qu’il est, il doit chevaucher en direction de Bourges avec je ne sais quelle idée en tête.

- Il ne fera pas de mal à l’enfant, assura Scevola pour calmer son camarade. Mais toi, tu dois m’écouter maintenant, car il n’y a plus de temps à perdre si tu tiens à le rattraper.

Même s’il gardait les yeux fixés sur Victoire, Arno cessa peu à peu de se débattre avant de reculer d’un pas et de lever les mains en signe de rémission.

- Bien, c’est mieux ainsi ! reprit Scevola en l’attirant jusqu’à la table basse où étaient déposés plusieurs feuillets ainsi qu’une carte grossièrement tracée. Voilà l’itinéraire que tu devras emprunter. Je me suis déjà chargé de faire seller ton cheval et de remplir tes sacoches de quelques rations de victuailles. Tu as une cinquantaine de lieues à parcourir jusqu’à Bourges. Comme tes papiers sont en règle, tu pourras emprunter les grands chemins sans crainte d’être arrêté. Spada ne dispose peut-être pas des mêmes autorisations, il prendra donc du retard en évitant les relais surveillés par les chasse-coquins…

Au moment de conclure, Scevola leva les yeux vers Arno.

- Il a moins d’une journée d’avance. Qu’attends-tu encore pour te lancer à sa poursuite ?

 

Arno avala les premières étapes à toute allure, alternant trot et galop sans ménager sa monture. Les routes étaient sèches, bien entretenues, et l’absence d’ornières rendait l’animal moins rétif à un effort aussi conséquent. Passé Fontainebleau, comme le soleil achevait de se coucher, il fit halte dans un relais aménagé en auberge et loua une chambre auprès de la maîtresse de poste.

- Je repartirai à l’aube, faites en sorte de me fournir un cheval en bonne santé et qu’il soit sellé à mon réveil.

La tenancière, une petite dame fluette, fronça les sourcils pour marquer son désaccord.

- Et où diable trouverai-je un palefrenier au point du jour ?

Arno tira sa bourse de sa poche et jeta une poignée de pièces sur le comptoir.

- Je paie d’avance, dit-il sans tenir compte de sa remarque. Servez mon repas en salle, je redescends dès que je me serai rafraîchi.

Sa chambre, petite pièce proprette mais pauvrement meublée, donnait sur les écuries à l’arrière de la maison. Il ouvrit la fenêtre en grand, retira sa chemise et se rinça le haut du corps à grande eau. Le fumet qui s’exhalait de la cuisine l’incita à hâter sa toilette et à regagner la salle de compagnie sans même avoir défait son bissac. Il prit place près du comptoir, à côté d’une tablée de gens descendus de la diligence. L’un d’eux, jeune homme bien mis et de bonne allure, entreprit de lui faire la conversation, mais comme Arno ne répondait pas, il regagna sa chaise en marmonnant une parole désagréable à son endroit. Arno fit mine de n’avoir rien entendu. Ses pensées étaient déjà tournées vers le trajet qu’il devait accomplir le lendemain. Et Spada, où pouvait-il être à cette heure ? Peut-être à Nemours ou même à Châtillon, si son trajet s’était déroulé sans encombre. Soit une vingtaine de lieues devant son poursuivant… Cette perspective noua l’estomac du jeune homme jusqu’à l’arrivée du ragoût que la tenancière servit accompagné de carottes. Il dévora sa ration avec avidité, sans prêter attention aux regards en coin de ses voisins, et remonta aussitôt dans sa chambre. Comme l’air s’était un peu rafraîchi, il se glissa sous les draps et se concentra un temps sur le hululement d’une chouette au loin. Son épuisement était tel qu’il ferma les yeux sans même en avoir conscience.

 

Il faisait encore nuit lorsque le palefrenier vint le réveiller. Arno récompensa largement le garçon et l’accompagna ensuite jusqu’à l’écurie.

- Un Limousin, Monsieur, dit-il en tirant un petit cheval hors d’une stalle. Avec lui, vous passerez deux relais sans faire de halte.

Arno vérifia son harnachement avant d’enfourcher la monture et de l’engager sur le chemin. La bête semblait robuste, mais surtout nerveuse d’être poussée au trot alors que le jour n’était pas encore levé. Alors qu’il entrait dans les sous-bois proches de Nemours, les fondrières et les innombrables nids-de-poule le contraignirent bientôt à ralentir son allure. Il alla ainsi pendant près d’une heure, jusqu’à retrouver un terrain moins heurté où le cheval accepta enfin de se mettre au galop. Bien qu’il éprouvât des difficultés à se maintenir en selle, Arno continuait d’exciter la bête de la voix, agrippé à son échine et faisant presque corps avec elle. Il ne vit rien des paysages qu’il traversait, ni des laboureurs qui marchaient sur les bas-côtés et qui le saluaient au passage. Il changea de monture à Montargis, puis une nouvelle fois à Briare, ne s’accordant qu’une courte pause pour avaler un peu de pain noir trempé dans du bouillon. En attendant le bac à la Charité-sur-Loire, le jeune homme en profita pour étirer ses membres vermoulus par les efforts. Le soleil commençait à décliner au loin, teintant la campagne berrichonne de ses tons orangés. Arno consulta la montre que lui avait donnée Scevola. Si la chance continuait de lui sourire, il pourrait bientôt serrer Samperu dans ses bras et lui annoncer que le cauchemar était fini.

 

26

 


- Encore un effort ! suppliait-il tout en claquant la croupe poisseuse de transpiration. Le cheval était à bout, sa respiration devenait sifflante et il renâclait de plus en plus aux ordres donnés par son cavalier.

En entrant dans Bourges, Arno avait senti sa gorge se nouer. Il avançait maintenant au pas, le col relevé, soucieux de ne pas attirer l’attention des passants sur sa personne. On le contrôla au passage de la porte d’Auron, puis il coupa par un terrain marécageux pour atteindre les berges de la rivière. Les contours du moulin Bâtard apparurent bientôt dans la lueur du crépuscule. Arno attacha la bride de son cheval à une branche et remonta le raidillon en direction de l’auberge. D’un coup d’œil, il vérifia qu’aucune voiture ne stationnait devant l’entrée ni à l’arrière. Rassuré, il rangea son poignard dans son étui et poussa un soupir de soulagement.

- Me voilà, Samperu, murmura-t-il en se dirigeant vers la porte pour l’ouvrir.

Comme l’éclairage se limitait à un unique bougeoir disposé sur la console de la cheminée, il crut tout d’abord que la salle était vide. Toutes les tables étaient là, disposées comme s’il était parti la veille, et lorsqu’il balaya la pièce du regard, il s’aperçut que quelqu’un était assis derrière l’une d’elles, la tête entre les mains.

- Ange ! C’est bien toi ?

Lorsque le vieil homme leva les yeux et qu’Arno croisa son regard, il comprit en une fraction de seconde qu’un malheur était arrivé. Déjà, il se précipitait vers son ami en s’écriant :

- Et Samperu ? Où est mon garçon ?

Le visage du Corse brillait encore des larmes qu’il venait d’essuyer du revers de sa manche. Il ouvrit la bouche pour parler, mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge et il baissa à nouveau les yeux. Arno l’avait empoigné par les revers de sa veste.

- Parle ! Mais parle donc ! Dis-moi ce qu’il s’est passé !

Ange fit un nouvel effort pour articuler :

- Le petit… Ils l’ont emmené avec eux…

- Avec eux…, répéta Arno d’une voix étouffée par l’émotion. Mais qui… ?

- C’était un Corse… Un dénommé Spada. Il m’a assuré que tu le connaissais… Son homme de main, celui qui conduisait la berline, ne s’est pas présenté.

- Une berline…, murmura Arno avant de s’effondrer sur une chaise.

Son ami posa sa main sur son avant-bras.

 - Ils n’ont qu’une demi-journée d’avance. Le brigadier m’a assuré que la maréchaussée allait se lancer à leur poursuite.

Arno secoua la tête avec force, bégayant quelques mots inaudibles. Une berline ! Comment aurait-il pu prévoir que Spada disposait d’une voiture et d’un attelage ? Qu’il s’était procuré des papiers pour circuler sans être inquiété ?

Le voyant dans cet état, Ange s’était approché pour le prendre dans ses bras.

- Je n’ai vraiment rien pu faire, amicu… Mais ils n’ont pas touché à un cheveu du petit, ça je te l’assure. Ce diable lui a même offert une friandise en lui promettant qu’ils allaient faire un long voyage pour te retrouver. Le pauvre Samperu lui a sauté au cou pour le remercier. Moi, j’avais une arme pointée dans mon dos, et l’autre gredin qui m’intimait de ne pas intervenir. Le petit sautait de joie, il a réuni quelques affaires avant de prendre la main que lui tendait Spada et de grimper en voiture. Pendant ce temps, son complice dénichait une corde pour m’attacher, les bras tendus à la traverse. Lorsque Spada est revenu, j’ai cru que c’était pour m’achever. Mais par chance, cette canaille avait besoin de moi. Il m’a regardé me débattre en riant, puis il s’est penché pour me dire quelques paroles à l’oreille… Elles te sont destinées, amicu.

Comme Ange s’était tu, Arno releva vers lui ses yeux embués pour l’inciter à achever.

- Il a dit qu’il t’attendrait… Que tu le retrouverais là où tout a commencé.

 

Le brigadier avait encore engraissé depuis leur dernière entrevue, et sous son justaucorps tendu à craquer, il respirait avec appréhension, un œil constamment rivé sur son énorme ventre.

- Nous avons lancé une dizaine d’archers sur les grands chemins, annonça-t-il fièrement.

Comme Arno le dévisageait sans rien dire, le gendarme se racla la gorge avant de tirer un mouchoir pour éponger la sueur qui perlait sur son front dégarni.

- Pour l’instant, évidemment, nous n’avons pas encore mis la main sur ce renégat, reconnut-il en baissant d’un ton.

- Ce renégat se nomme Roccu Spada, l’arrêta Arno. Il a pris la direction du sud. C’est là qu’il faut l’intercepter avant qu’il s’échappe vers le Bourbonnais.

Pris de court par cette information, le sous-officier se tortilla sur sa chaise en cherchant que répondre.

- Eh bien… Dans ce cas, je suppose que le mieux à faire serait d’envoyer un courrier aux brigades de la généralité voisine…

La mine sévère d’Arno l’incita à préciser :

- En surveillant les grandes voies, nous finirons par le capturer, d’autant qu’il sera retardé par l’enfant…

- Mais supposons qu’il emprunte les chemins de traverse ?

La remarque laissa le gendarme sans voix. Pour se donner une contenance, il ouvrit sa tabatière sur la table et en retira une pincée qu’il étala sur le dos de la main avant de l’inhaler. Trois éternuements plus tard, il se frotta le nez avec le revers de la manche et approuva d’un hochement de tête.

- C’est une éventualité qu’il faut prendre en compte. Nous enverrons quelques archers en renfort pour surveiller les ponts et les entrées de villages.

Déjà, il se levait, signifiant à son visiteur que l’audience prenait fin. En le raccompagnant jusqu’à la porte, le gros homme se tapa soudain le front avec le bout des doigts.

- Diable, j’allais oublier ! s’exclama-t-il avec une assurance retrouvée. Concernant votre plainte à l’encontre de ce financier, Paris a enfin répondu à notre requête.

Il glissa alors ses deux pouces dans son ceinturon et annonça hautement, les épaules tirées vers l’arrière :

- Ils vont diligenter une enquête sur le gaillard. Je devrais sans doute en recevoir les résultats sous quinzaine. N’ayez crainte mon bon Monsieur, avec nous, vos affaires sont entre de bonnes mains !

Tout à sa fanfaronnade, le gendarme ne s’aperçut même pas qu’Arno avait serré les mâchoires et qu’il le foudroyait du regard. Il se formalisa pourtant de le voir prendre la porte sans même un remerciement pour les services rendus.

- Encore un de ces va-nu-pieds sans éducation ! conclut-il après avoir détaché un cran de son ceinturon.

 

L’attente recommença, de plus en plus anxieuse au fil des jours qui s’étiraient sans nouvelles. Comme l’auberge avait rouvert ses portes, Arno voulut aider Ange en salle, mais la fréquentation des clients, leurs paroles de réconfort, lui devinrent très vite odieuses et il préféra se retrancher dans la cuisine.

Un soir qu’ils prenaient le frais, assis sur un banc devant la bâtisse, il dit à Ange :

- C’est inutile, la maréchaussée ne l’attrapera jamais. Spada est bien trop malin pour se laisser prendre par ces incapables.

Son ami poussa un soupir, laissant le silence se prolonger avant de répondre :

- J’ai peur de ce que tu vas m’annoncer, amicu.

- Je n’ai pas le choix, Ange. Si je ne le fais pas, jamais je ne reverrai mon garçon.

Le vieil homme pinça les lèvres, conscient que ses protestations seraient inutiles.

- Si j’en avais la force, je t’accompagnerais, tu le sais.

- Oui, je sais. Nous n’avons pas besoin de nous dire ces mots, Ange…

Ils se turent à nouveau, le regard tourné vers le couchant, goûtant l’un et l’autre ce moment de partage. Des corneilles passaient au loin, de retour des champs, pressées de regagner les cimes des immenses peupliers qui bordaient la rivière.

- C’est la faim qui les pousse à quitter leur nid chaque matin. Mais le soir venu, elles rentrent toujours chez elles, fit remarquer Arno. Tu n’as pas à t’inquiéter. Je serai de retour dans moins de trois semaines.

- J’ai reçu des lettres de Corse, dit Ange, elles me disent que ce Paoli vient d’être élu général de notre armée. Il est parvenu à rallier à sa cause les Gaffori, les Grimaldi, les Santucci, et plusieurs autres chefs de clans. On raconte aussi qu’il a servi dans l’armée napolitaine et qu’il est déterminé à lever des troupes contre les Génois.

- Un nuage qui se dissipera au premier coup de vent, réagit Arno. Tu as déjà suivi l’un de ces nuages, il y a vingt ans de cela. Et qu’en est-il résulté ?

Ange acquiesça d’un mouvement de tête presque imperceptible.

- Les hommes meurent, la patrie non… Paoli a parlé au cœur des Corses. Il ne se battra pas pour lui, mais pour leur pays.

- Mais sans moi, amicu, trancha Arno. Mon pays s’est trop souvent donné au plus offrant, il a trop souvent déçu mes espérances. Je te le répète donc, je serai de retour dans trois semaines, tu peux en être certain. 

 

(à suivre ici)