jeudi 11 juillet 2024

L'homme du Royal Corse (9)

En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

(pour lire les chapitres qui précèdent  )

18

 

Brissart avait longuement examiné ses blessures avant de reprendre place derrière son bureau.

- Tu l’as échappé belle, dis-moi. Avec tous ces gredins qui courent les rues, tu comprends maintenant pourquoi je fais escorter mon épouse lorsqu’elle quitte ces murs. Mais pour être franc avec toi, je te dois cet aveu : Blayac te soupçonnait de nous avoir trahis et de t’être rendu chez le lieutenant de police pour nous dénoncer…

Arno pinça les lèvres et lança un crachat dans la cheminée toute proche.

- S’il avait participé comme nous à la campagne de Flandre, votre soudard saurait le sort que nous réservons aux traîtres qui agissent de la sorte.

Brissart s’était levé et il s’attarda durant quelques instants sur les rayonnages de sa bibliothèque pour replacer quelques ouvrages.

- Tu as raison, Samaritain, concéda-t-il après un temps. Ni Blayac ni personne ne peut rien comprendre de ce que nous avons vécu là-bas. Comment le pourraient-ils, d’ailleurs ? Ces filles de joie chez qui tu loges au Châtelet me semblent même plus fiables que tous les hommes dont je suis entouré ici.

Il balaya la pièce d’un geste de la main avant d’ajouter :

- C’est l’argent, sans doute… En fait, il n’y a que cela pour vous assurer de la fidélité des gens. Tout le reste…

Il avait baissé les yeux, perdu dans ses pensées, et il demeura un moment silencieux, marchant de long en large dans la pièce.

- Oublions cela, veux-tu ? J’ai besoin d’oublier cela. Si nous allions nous détendre, tous les deux ? Je crois que cela nous ferait le plus grand bien.

Arno lui emboîta le pas et ils descendirent jusqu’à l’entrée de l’hôtel, où Brissart donna à ses hommes l’ordre de préparer la voiture.

- On va se donner un peu de bon temps, dit-il lorsque l’attelage eut passé le portail pour prendre en direction de l’ouest.

Ils franchirent le boulevard et entrèrent bientôt dans le quartier des Porcherons, longeant un moment les vastes champs maraîchers avant d’arriver dans une étendue rase où se dressaient çà et là quelques habitations cossues.

- Viens partager cela avec moi, tu ne le regretteras pas, dit Brissart. Rares sont ceux qui ont accès à cet endroit. Plus tard, nous aurons tout loisir de bavarder.

vue des Porcherons

 

La voiture avait tourné dans une petite cour en retrait du chemin, où patientaient deux commis en uniforme. L’un d’eux referma la grille avant de les précéder dans un vaste vestibule richement orné. 

- Vous auriez dû nous prévenir, Monsieur, s’excusa-t-il. Rien n’est prêt pour vous recevoir.

- Laissons cela, commanda Brissart qui s’était avancé dans un couloir jusqu’à une porte matelassée qu’il ouvrit pour faire entrer Arno. Ils pénétrèrent dans une petite pièce rectangulaire où l’on avait disposé deux tables basses et des canapés dans chacun des recoins.

- Prends place, mon ami, on va nous servir, annonça Brissart pendant qu’il s’allongeait.

Arno avait remarqué la présence de judas dans les pans de murs, mais il s’exécuta sans poser de questions. Deux jeunes femmes apparurent bientôt, porteuses d’un bol fumant qu’elles déposèrent sur un coin de table.

- Bois-le à petites gorgées, conseilla Brissart. Tu es encore très faible. Ça fera disparaître toutes tes douleurs.

Avant de sortir, l’une des filles alluma une bougie qui répandit aussitôt une senteur capiteuse, mêlée de musc et d’un autre parfum qu’Arno ne sut reconnaître. Il considérait Brissart du coin de l’œil, attendant qu’il porte le bol à ses lèvres pour goûter à son tour au breuvage. La mixture avait un goût amer, vaguement douceâtre, qui lui souleva presque le cœur.

- C’est oriental, expliqua Brissart, préparé à base d’opium. Les Turcs en prennent tous les jours, m’a-t-on assuré. Cela leur permet sans doute d’oublier leurs propres malheurs. Allons bois, n’aie pas peur de le finir.

Ils demeurèrent un long moment sans parler, gagnés par une somnolence qui les força bientôt à s’allonger sur leur couche.

- Quel est cet endroit ? demanda Arno après avoir avalé une dernière lampée.

- Mon ermitage, je crois… J’y viens seul, en général, surtout lorsque la mélancolie s’invite à ma table et que j’ai besoin de songer au triste tour pris par notre existence.

Sentant qu’il était en veine de confidences, Arno fit mine de s’étonner :

Et qu’ont-elles de si déplaisant, ces existences ?

Le regard de Brissart s’était imperceptiblement voilé. Il dodelina quelques instants de la tête avant de confesser :

- Berg-op-Zoom…, c’est cette ville qui me hante depuis tout ce temps-là…

Arno cligna à son tour des yeux, luttant contre la myriade de petits points noirs qui commençaient d’avancer depuis le coin des paupières, l’empêchant de se concentrer sur son interlocuteur.

- Je n’en ai pas ce souvenir, parvint-il à articuler.

- Tu as de la chance, tu étais de réserve le matin de l’assaut. Moi, pour mon malheur, je suis entré parmi les premiers dans la brèche. Quelle heure était-il lorsque nous avons pris la demi-lune et le fortin qui protégeaient l’entrée de la ville ? Six heures peut-être. Le jour se levait à peine, mais les quartiers les plus proches étaient déjà en feu, ravagés par nos bombes incendiaires. Leur garnison s’était retirée en désordre dans les rues adjacentes, mais quelques soldats demeuraient embusqués dans les maisons pour faire feu sur nos troupes. Les malheureux … Ils ont aussitôt été submergés par le nombre puis passés un à un au fil de l’épée. Hélas, le goût de ce premier sang avait enivré nos troupes et c’est seulement ensuite qu’a débuté le carnage. Je n’ai jamais compris comment nos officiers ont pu laisser libre cours à une telle horreur. Ces misérables patientaient aux portes de la ville, une ville qui ne présentait d’ailleurs aucun intérêt stratégique, hormis les lauriers que Lowendal et Saxe[1] espéraient en retirer.

Berg-op-Zoom (1747)

 

Arno voulut dire quelque chose, mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Ses jambes et ses bras reposaient à plat sur la couche, presque inertes, et une chaleur bienfaisante remontait peu à peu dans sa poitrine. La voix de Brissart s’était faite lointaine et elle lui parvenait de plus en plus assourdie.

- Avec une dizaine de mes grenadiers, nous avons bifurqué en direction du port avant de gagner un quartier plus en hauteur, là où vivaient leurs magistrats. Nos espions nous avaient renseignés sur le butin amassé pour le salaire de la garnison, et après ces quelques mois passés à patauger dans l’humidité des marais, les soldats ne rêvaient plus que de ripailles, de femmes et surtout de ce pillage que nos chefs leur avaient fait miroiter. Sur les renseignements d’un vieillard, on atteignit bientôt une petite place dominée en son extrémité par une vaste bâtisse aux volets clos. Je donnai du heurtoir une première fois, puis une seconde, en vain. Mes hommes n’attendirent même pas mon ordre pour enfoncer la porte et se précipiter dans le vestibule, où ils tombèrent nez-à-nez avec l’échevin et sa famille. Le magistrat ne portait pas d’arme. Réfugiée derrière lui, sa femme tenait serrés contre elle deux bambins et une fille plus âgée. Pendant que je tentais de me faire comprendre, deux de mes grenadiers disparurent dans les étages en quête du butin. Les autres descendirent à la cave, pressés de mettre un tonneau en perce pour s’enivrer. Malgré mes efforts pour baragouiner quelques mots d’anglais, l’échevin ne cessait de hausser les épaules, sans comprendre ce que j’attendais de lui. J’eus beau l’admonester, puis le menacer de mon épée, il demeurait impassible, me répétant inlassablement la même phrase à laquelle je n’entendais rien. L’inquiétude commençait de me gagner, d’autant que mes hommes étaient revenus bredouilles, eux aussi, et que nous devions regagner l’Hôtel de ville avant la fin de la matinée. L’un d’eux, un des mercenaires que j’avais débauchés dans une taverne, m’interpella bruyamment :

- Vous nous aviez promis cet or, lieutenant ! N’est-ce pas, vous autres ?

Ses camarades acquiescèrent en me jetant un regard hostile.

- On est avec toi, Legall, maugréa l’un d’eux. Et si on doit sortir d’ici sans rien, qu’au moins on ait quelque compensation…

Les autres ricanèrent, portant leurs yeux sur la jeune fille et l’épouse du magistrat.

- Personne ne portera la main sur elles, ordonnai-je d’une voix tremblante.

Je n’eus pas le temps de saisir mon fusil que déjà deux de ces canailles s’emparaient de moi, me menaçant de leur baïonnette.

- Vous rebeller contre votre chef, êtes-vous tous devenus fous ? m’écriai-je.

Cette canaille de Legall cracha au sol d’un air de défi.

- Bah ! Tu ne seras bientôt plus là pour en parler à personne…

Puis, d’un signe de tête, il ordonna aux autres de se jeter sur les deux femmes. Il y eut des cris, une brève échauffourée, mais elles furent arrachées au magistrat et traînées jusque dans la pièce voisine ou quelques grenadiers s’enfermèrent avec elles. Au premier hurlement, celui de la jeune fille, Legall éclata de rire avant de repousser violemment son père qui tentait d’intervenir.

- À nous deux, maintenant ! Car, peu importe ton baragouin, je t’assure que tu vas nous débiter tout ce que tu sais sur cet or que nous cherchons ! …

 

Brissart s’était tu, agité par les terribles images qui se pressaient maintenant devant ses yeux embrumés. Il reprit une large rasade du breuvage posé sur la table basse et adressa un sourire triste à Arno. Le jeune homme le fixait d’un air absent, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Il tenta de relever la tête avant de la laisser mollement retomber sur la couche.

- Je t’envie, murmura Brissart en lui posant une main bienveillante sur l’épaule. Moi, l’opium ne me permet même plus d’oublier. C’est pour cela que je dois me confier à quelqu’un, pour me purger de l’horreur que j’éprouve à mon endroit… Et c’est toi que j’ai choisi car tu me comprendras. Allons, puisque tu m’entends, laisse-toi guider par mes mots et accompagne-moi jusqu’à la fin de ce cauchemar.

 

19

 

Le magistrat pleura, encore et encore, jusqu’à ce que les hurlements de son épouse et de sa fille s’éteignent enfin, laissant place à un silence de mort. Mes hommes s’étaient succédé dans la pièce, par groupes de deux ou trois, et lorsque les derniers en sortirent, ils firent signe à Legall que leurs victimes avaient fini par succomber.

- Fous que vous êtes ! protestai-je, toujours impuissant. Avez-vous donc oublié les lois de la guerre ? Vous serez tous passés par les armes lorsque cela s’apprendra.

- Sauf que personne n’en saura jamais rien ! aboya Legall en retour.

Il désigna les deux enfants qu’ils avaient séparés de leur père pour les asseoir le long d’un mur de dégagement, sous l’escalier. Chacun d’eux avait une corde passée autour du cou, tendue au-dessus de la tête sur les montants de la balustrade. En haut, sur le palier, un grenadier attendait l’ordre de son chef.

- Tu ne feras pas ça…, dis-je d’une voix implorante.

Legall eut un rictus qui déforma sa bouche, puis il nous montra du doigt, le magistrat et moi.

- C’est toi, et toi seul, qui vas y mettre fin ! trancha-t-il avant de jeter à mes pieds un fusil à baïonnette. À toi de choisir, Brissart, mais gare à tes réactions car les hommes te tiennent en joue et ils se feraient un plaisir de t’abattre !

À l’étage, son complice venait de tirer sur la corde, déployant brusquement le corps du petit garçon vers le haut. L’enfant battit des jambes, à la recherche du sol, sans parvenir à l’atteindre. À côté de moi, les mains toujours liées derrière le dos, son père poussa un long hurlement.

- Arrête ! criai-je à mon tour, horrifié par les gargouillis qui sortaient de la bouche du garçonnet.

- Patiente un peu. Encore une minute et ce sera fini ! gueula Legall. À moins que tu interviennes, bien sûr…

Je voyais les yeux de l’enfant se révulser, et lorsque son visage commença à bleuir, il ouvrit grand la bouche et tira la langue en quête d’air. N’y tenant plus, je ramassai le fusil et le braquai sur les hommes qui m’entouraient.

- Pas de poudre ! brailla l’un d’eux en me repoussant avec le canon de son arme.

J’aurais évidemment dû me jeter sur eux, en blesser l’un ou l’autre peut-être, et mettre ainsi un terme à l’horreur qu’on m’obligeait à affronter. Il n’en fut rien, hélas. Car dans ces instants cruels, c’est le visage de Marie qui s’imposa soudain à moi, présent comme jamais, et qui me suppliait de ne pas l’abandonner. Alors, pour faire taire le râle de l’enfant, je fis brusquement volte-face et lui plongeai la lame de la baïonnette dans le bas-ventre. Son corps s’arc-bouta et comme je demeurais immobile, appuyé de tout mon poids sur la crosse de mon arme, je sentis bientôt son sang couler sur mon avant-bras, puis dans mon cou.

Quelques pas derrière moi, l’échevin était tombé à genoux, le visage contre le sol, hoquetant des mots inaudibles. C’est à ce moment, j’imagine, que Legall prit conscience qu’il n’obtiendrait rien de lui. Il beugla un nouvel ordre que je ne compris pas, prostré que j’étais dans la mare de sang qui s’élargissait sous mes pieds. J’entendis frapper contre la paroi à plusieurs reprises mais je refusais obstinément de relever la tête, incapable d’assister à la curée qui se déroulait autour de moi. Enfin, le silence retomba et je sentis une main se poser sur mon épaule.

- Lieutenant, on nous attend à l’Hôtel de ville, déclara une voix lointaine, sans doute celle de Legall.

Je me souviens mal des quelques minutes qui ont suivi. Mes cheveux et mes yeux étaient poisseux de sang, et lorsque je pus enfin me redresser, personne n’osa parler ni s’approcher de moi. Je titubai un temps dans la pièce en direction de la sortie et les autres m’emboîtèrent le pas sans rien dire. Au moment de quitter la maison, j’eus pourtant la force d’y lancer un dernier regard : les corps des deux enfants étaient pendus sans vie sous la rampe, parfaitement alignés et immobiles le long de la paroi. Leur père reposait à leurs pieds, les bras en croix et la gorge tranchée. Je me pris le visage à deux mains et pris deux ou trois bouffées d’air avant de refermer la porte derrière moi. Dehors, les combats avaient cessé. Des cadavres gisaient un peu partout, recouverts d’une nuée de cendres encore ardentes. La fumée envahissait maintenant les rues du quartier, nous obligeant à nouer nos mouchoirs autour du visage pour éviter de suffoquer. Nous marchâmes un temps au hasard, horrifiés par ce spectacle de désolation, avant d’atteindre les quartiers est de la ville, en partie épargnés par les incendies. Les troupes étaient déjà réunies sur la place de l’Hôtel de ville, dans l’attente du général Lowendal, le grand vainqueur de Berg-op-Zoom. En nous voyant débouler, les soldats reculèrent sur notre passage, sans doute impressionnés par mon uniforme ensanglanté. Pour la première fois depuis que nous avions quitté la maison, Legall s’adressa à moi et m’avertit à mi-voix :

- N’oubliez pas, lieutenant… Si vous nous dénoncez, les hommes témoigneront tous contre vous. Et à voir votre dégaine, m’étonnerait que quiconque prête foi à vos accusations.

Malgré mon état, je compris que ce monstre avait raison. En regagnant le rang, au côté des autres officiers, je sentais les larmes se mêler au sang qui séchait sur mes joues. J’entendis vaguement l’un d’eux parler de vampire, provoquant un murmure dans la troupe. Pour échapper à cette horreur, je tentai de convoquer le visage de mon épouse, puis celui de notre garçon qui m’attendait à Paris. Comme j’aurais aimé être avec eux ! Mais ce fut peine perdue. Égaré là, à près de cent lieues de mes amours, j’avais commis l’irréparable, et les traits de cet enfant qui se vidait de ses entrailles, la bouche béante, s’imposèrent à moi pour me punir de mon crime. 


 

Cette image ne m’a plus jamais quitté, et depuis lors, elle continue de me hanter presque chaque nuit, lorsque le sommeil se refuse à moi. Après mon retour de campagne, malgré les retrouvailles avec ma famille, rien n’a plus jamais été comme avant. J’avais pourtant repris la charge de mon père, et ma tâche s’avéra bientôt si prenante qu’elle aurait dû m’aider à oublier. Mais cette ombre planait sur moi, implacable, et elle m’empêchait de reprendre goût à mon existence passée. D’autant qu’il m’arrivait de temps à autre de croiser la route d’anciens soldats du régiment, que je les voyais paradant au bras d’une fille ou un verre à la main, à se vanter de leurs exploits passés. Comment aurais-je pu supporter une telle infamie ? Leur vue me devint très vite odieuse. Il fallait les punir, leur faire payer ces crimes affreux, mais aussi celui qu’ils m’avaient fait commettre. Ma charge m’autorisait à voyager, elle me permettait surtout d’accéder aux renseignements qui m’étaient nécessaires pour accomplir ma vengeance. Alors, avec Blayac, j’ai commencé à les traquer, les uns après les autres, ici ou dans nos provinces, et nous les avons châtiés pour leur vilenie. Certains nous ont suppliés, d’autres ont même eu le temps de tirer leur arme contre nous, mais à la fin, j’ai toujours su rendre ma justice. Il ne m’en reste qu’un désormais, et lorsque je l’aurai trouvé, tout sera rentré dans l’ordre…

Son monologue achevé, Brissart se rallongea sur sa couche, les yeux dans le vague, mais toujours tournés vers Arno, qui n’avait pas bougé. Le jeune homme hocha imperceptiblement la tête avant de soupirer avec effort :

- C’est ce Legall, n’est-ce pas…

Brissart acquiesça mollement :

- C’est Legall, oui. Les registres de l’armée prétendent qu’il est revenu à Paris. Après lui, j’en aurai fini, et nous pourrons tout oublier de nos malheurs.

 

Arno émergea de son demi-sommeil un peu plus tard en sentant des mains se poser sur le bas de son dos et remonter jusqu’à ses épaules. Il reposait toujours sur la banquette, mais quelqu’un lui avait retiré sa chemise, et il devina la présence d’une jeune femme penchée sur lui. Elle lui massait doucement ses muscles endoloris, s’attardant sur la base du cou et évitant soigneusement les côtes qu’il gardait bandées.

- C’est une de mes louves, expliqua Brissart, qui se tenait debout, l’œil posé contre l’un des judas, à épier ce qui se passait dans la pièce voisine. Elles savent attirer ici nos proies pour leur offrir quelques instants de plaisir. Des filles dévouées, vraiment, et qui ont l’art consommé de faire bavarder leurs victimes. Si tu savais tout ce que j’ai pu apprendre depuis cette place ! Des marchands, des clercs, des magistrats, même des ministres, ils se jettent tous dans mes griffes, et de leur plein gré qui plus est… Certains, les plus imprudents, me rendent ensuite des services inestimables. De temps à autre, je fournis à la police quelques noms de jansénistes[2] qui fréquentent la maison, et ils font remonter leurs informations à l’archevêque qui trouve là le moyen de mettre ces malheureux au pas. Tu vois, tout le monde se retrouve gagnant ! Et moi, on me laisse agir à ma guise…

La fille s’était relevée, laissant Arno allongé sur le ventre, et après avoir glissé un mot à l’oreille du maître de maison, elle s’effaça vers la sortie.

- Une demoiselle délicieuse, elle aussi, commenta Brissart. Je l’ai dénichée sur le Port au blé, où elle se vendait pour quelques sous à des rats puants. Elle est bien mieux ici, en compagnie de ses amies.

- Qu’y a-t-il de vrai dans tout ce que vous m’avez raconté ? l’interrompit Arno.

L’autre parut surpris.

- Oh, je ne sais trop… Avec la dose d’opium que j’ai ingurgitée, je n’en ai plus vraiment souvenir, pour être franc avec toi.

Arno le considéra un long moment, ne sachant que penser. Il se sentait apaisé, presque indolent, et tentait en vain de se remémorer chaque détail du récit qui venait de s’achever. Brissart s’était-il moqué de lui ? Ou voulait-il le mettre à l’épreuve ? Non, ses confidences avaient l’accent de la sincérité, il fallait bien l’admettre, car personne n’aurait pu feindre la souffrance qu’il avait perçue dans sa voix.

Reprends-toi, Lavasina ! lui ordonna sa conscience. N’oublie pas pourquoi tu es là !

Il serra les poings avec force. Maintenant qu’il approchait du but, il n’était pas question de tergiverser, et encore moins de s’attendrir sur la mauvaise fortune de ce criminel. Seule comptait désormais sa vengeance, et malgré ses interrogations, il venait de trouver le moyen de l’assouvir.

 

(à suivre ici)

 



[1] Lowendal fut nommé Maréchal de France peu après la chute de Berg-op-Zoom.

[2] L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, menait alors une politique de répression à l’égard des catholiques jansénistes.

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