Où le lecteur découvrira avec stupeur que l'auteur de Candide, le pourfendeur de la guerre et de ses acteurs, fut également l'inventeur d'un char de guerre destiné à exterminer "force Prussiens"...
Voici ce qu'écrivait Voltaire au début de la guerre de 7 ans.
AU DUC DE
RICHELIEU, novembre 56
(NDLR : Pendant la guerre de 7 ans, le duc de Richelieu prit le commandement de l'armée du Hanovre)
Je ne suis pas du métier, mais je crois qu’il y a une arme,
une machine bien plus sûre, bien plus redoutable; elle faisait autrefois gagner
sûrement des batailles. J’ai dit mon secret à un officier (au marquis de Florian, voir ci-dessous), ne croyant pas lui dire
une chose importante, et n’imaginant pas qu’il pût sortir de ma tête un avis
dont on pût faire usage dans ce beau métier de détruire l’espèce humaine. Il a
pris la chose sérieusement. Il m’a demandé un modèle; il l’a porté à M.
d’Argenson (secrétaire d'état à la guerre). On l’exécute à présent en petit ; ce sera un fort joli engin. On le
montrera au roi. Si cela réussit, il y aura de quoi étouffer de rire que ce
soit moi qui sois l’auteur de cette machine destructive. Je voudrais que vous
commandassiez l’armée, et que vous tuassiez force Prussiens avec mon petit
secret.
pièce d'artillerie |
A M. LE
MARQUIS DE FLORIAN, mai 1756
(NDLR : Philippe-Antoine de Claris
de Florian naquit à Sauve, en Languedoc, le 8 novembre 1707. Il était retiré du
service depuis quelques années, lorsque, le 7 mai 1762, il épousa la nièce de
Voltaire, Marie-Élisabeth Mignot, veuve de Nicolas-Joseph de Dompierre de
Fontaine)
Mon cher surintendant des chars de Cyrus, j’ai oublié de vous
dire qu’un petit coffre sur le char, avec une demi-douzaine de doubles
grenades, ferait un ornement fort convenable. J’ai honte, moi barbouilleur
pacifique, de songer à des machines de destruction; mais c’est pour défendre
les honnêtes gens qui tirent mal, contre les méchants qui tirent trop bien. On
verra malheureusement, et trop tard, qu’il n’y a pas d’autre ressource.
A M. LE
MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU
Aux Délices, 18 juin 1757.
le duc de Richelieu, héros de Fontenoy |
Il est bien vrai que mon cher d’Argental, le grand amateur du
tripot, devait montrer à mon héros certain histrionage; mais vraiment, monseigneur, vous avez d’autres
troupes à gouverner que celle de Paris, et ce n’est pas le temps de vous parier
de niaiseries. (…)
Donnez-vous le
plaisir, je vous en prie, de vous faire rendre compte par Florian de la machine
dont je lui ai confié le dessin. Il l’a exécutée; il est convaincu qu’avec six
cents hommes et six cents chevaux on détruirait en plaine une armée de dix
mille hommes.
Je lui dis mon secret au voyage qu’il fit aux Délices l’année
passée. Il en parla à M. d’Argenson, qui fit sur-le-champ exécuter le modèle.
Si cette invention est utile, comme je le crois, à qui peut-on la confier qu’à
vous? Un homme à routine, un homme à vieux préjugés, accoutumé à la tiraillerie
et au train ordinaire, n’est pas notre fait. Il nous faut un homme
d’imagination et de génie, et le voilà tout trouvé. Je sais très bien que ce
n’est pas à moi de me mêler de la manière la plus commode de tuer des hommes.
Je me confesse ridicule; mais enfin (…) pourquoi un barbouilleur de papier
comme moi ne pourrait-il pas rendre quelque petit service incognito? Je m’imagine que Florian vous a déjà communiqué cette
nouvelle cuisine. J’en ai parlé à un excellent officier qui se meurt, et qui ne
sera pas par conséquent à portée d’en faire usage. Il ne doute pas du succès;
il dit qu’il n’y a que cinquante canons, tirés bien juste, qui puissent
empêcher l’effet de ma petite drôlerie, et qu’on n’a pas toujours cinquante
canons à la fois sous sa main dans une bataille.
Enfin j’ai dans la tête que cent mille Romains et cent mille
Prussiens ne résisteraient pas. Le malheur est que ma machine n’est bonne que
pour une campagne, et que le secret connu devient inutile; mais quel plaisir
de renverser à coup sûr ce qu’on rencontre dans une campagne! Sérieusement, je
crois que c’est la seule ressource contre les Vandales victorieux. Essayez,
pour voir, seulement deux de ces machines contre un bataillon ou un escadron.
J’engage ma vie qu’ils ne tiendront pas. Le papier me manque; ne vous moquez
point de moi; ne voyez que mon tendre respect et mon zèle pour votre gloire, et
non mon outrecuidance, et que mon héros pardonne
à ma folie.
A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU
Aux
Délices, 19 juillet 1757.
Mon héros, c’est à
vous à juger des engins meurtriers, et ce n’est pas à moi d’en parler. Je
n’avais proposé ma petite drôlerie que pour les endroits où la cavalerie peut
avoir ses coudées franches, et j’imaginais que partout où un escadron peut
aller de front, de petits chars peuvent aller aussi. Mais puisque le vainqueur
de Mahon renvoie ma machine aux anciens rois d’Assyrie, il n’y a qu’à la mettre
avec la colonne de Folard dans les archives de Babylone (…). Si vous passiez
par Francfort, Mme Denis vous supplierait très instamment d’avoir la bonté de
lui faire envoyer les quatre oreilles de deux coquins, l’un nommé Freytag,
résident sans gages du roi de Prusse à Francfort, et qui n’a jamais eu d’autres
gages que ce qu’il nous a volé; l’autre est un
fripon de marchand, conseiller du roi de Prusse. Tous deux eurent l’impudence
d’arrêter la veuve d’un officier du roi, voyageant avec un passe-port du roi.
Ces deux scélérats lui firent mettre des baïonnettes dans le ventre, et
fouillèrent dans ses poches. Quatre oreilles, en vérité, ne sont pas trop pour
leurs mérites.
A M. LE
COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 19 novembre 1757
Je serais bien fâché, mon divin ange, de donner des
spectacles nouveaux à votre bonne ville de Paris, dans un temps où vous ne
devez être occupé qu’à réparer vos malheurs et votre humiliation; il faut qu’on
ait fait ou d’étranges fautes, ou que les Français soient des lévriers qui se
soient battus contre des loups. Luc ( C'est ainsi que Voltaire surnomme Frédéric de Prusse) n’avait pas vingt-cinq mille hommes, encore
étaient-ils harassés de marches et de contre-marches. Il se croyait perdu sans
ressource, il y a un mois; et si bien, si complètement perdu qu’il me l’avait
écrit; et c’est dans ces circonstances qu’il détruit une armée de cinquante mille
hommes. Quelle honte pour notre nation! Elle n’osera plus se montrer dans les
pays étrangers. Ce serait là le temps de les quitter si malheureusement je
n’avais fait des établissements fort chers, que je ne peux plus abandonner.
(…)
le roi Frédéric II de Prusse |
Si Mme de Pompadour avait encore la lettre que je lui écrivis
quand le roi de Prusse m’enquinauda à Berlin,
elle y verrait que je lui disais qu’il viendrait un temps où l’on ne serait pas
fâché d’avoir des Français dans cette cour. On pourrait encore se souvenir que
j’y fus envoyé en 1743, et que je rendis un assez grand service; mais M.
Amelot, par qui l’affaire avait passé, ayant été renvoyé immédiatement après,
je n’eus aucune récompense. Enfin je vois beaucoup de raisons d’être bien
traité, et aucune d’être exilé de ma patrie: cela n’est fait que pour des
coupables, et je ne le suis en rien. (NDLR : en dépit de son exil qui dura 28 ans, Voltaire conserva toujours l'espoir de trouver grâce auprès du Roi de France. Il s'imagina même ambassadeur de la Cour auprès de Frédéric...)
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