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A MORT LES LUMIERES !
A MORT LES LUMIERES !
La philosophie des Lumières est aujourd’hui violemment prise à
partie. Ennemie de toujours pour le courant réactionnaire ou
l’extrême-droite, elle est désormais également dénoncée par une partie
de la Gauche. Certes, le fait, historiquement, n’est pas tout à fait
nouveau mais il prend de l’ampleur. En effet, c’est maintenant sans
aucune pudeur ni scrupule que l’idéal du Progrès, le règne de la Raison
et l’Universalisme sont dénoncés. Les Lumières, dès lors, apparaissent
comme étant, au mieux, obsolètes, au pire, néfastes. Le discours
anti-Lumières, circonscrit à des sphères politiques connues et
identifiées, n’est pas une nouveauté mais il se trouve qu’aujourd’hui il
déborde largement de ces champs et se diffuse également au sein de la
population où il se révèle être un dissolvant de la démocratie. Il y a
donc danger. Philippe Val, qui fut rédacteur en chef de Charlie-Hebdo, avait en son temps tiré le signal d’alarme (Reviens, Voltaire, ils sont devenus fous, Grasset, 2008). Mais Val n’est pas, n’est plus, une référence en ces temps de Zemmour et consorts.
Kant et Voltaire ? Diderot et Montesquieu ? Aux orties ! La
philosophie des Lumières et son corollaire, les droits de l’homme,
seraient devenus une sorte d’intégrisme, la face cachée d’une dictature
morale (la bien-pensance), contre lesquels il est de bon ton de lutter
au nom de… la liberté d’expression ! Voilà exactement ce que promeut
Marion Maréchal-Le Pen dans sa nouvelle école (ISSEP, Lyon). Là, il
convient de réactiver les penseurs contre-révolutionnaires du XIXe
siècle (de Bonald, de Maistre) ou, plus proches de nous, les
« identitaires », les « décadentistes » ou autres « déclinistes ».
Voilà qui ne pourra que satisfaire Patrick Buisson, ancien conseiller de
Nicolas Sarkozy et ex patron de la chaîne Histoire (sic) qui a clairement condamné les mythes du progrès et de l’égalité dans son ouvrage La Cause du peuple
(Perrin, 2016). On pourrait s’étonner que M. Buisson défende la cause
du peuple mais il n’en est rien, c’est une longue tradition à
l’extrême-droite aujourd’hui largement réactivée et qui s’étend. De
plus, dans certaines circonstances historiques le peuple peut être
contre la démocratie (on pourra lire Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Editions de l’Observatoire, 2018).
Un numéro de Charlie-Hebdo (janvier 2019), qu’il convient de
souligner puisque depuis 2015 « On est tous Charlie » ( !), se demandait
qui voulait éteindre les Lumières. Et le danger est bien plus grand que
celui représenté par les seuls frères Karachouaki… Ainsi, pour les
contempteurs, nous serions tous aveuglés par les Lumières. Ce qui, en un
sens, semble logique et souhaitable… La critique des Lumières,
longtemps cantonnée à des cercles politiques précis ou à des positions
littéraires et esthétiques somme toute marginales, devient aujourd’hui
monnaie courante et semble même constituer, par une inversion sémantique
originale, un espoir d’émancipation. Ces pauvres philosophes du XVIIIe
siècle, qui ne demandaient qu’émancipation des tutelles morales,
religieuses et politiques de leur temps, les voilà pourvoyeurs d’un
conservatisme obsolète, voire, et plutôt, d’une forme de tyrannie
intellectuelle et morale. C’est le comble ! Si l’on s’intéresse à la
situation actuelle, Voltaire, Diderot, pour ne citer qu’eux, promoteurs
d’une Europe des Lettres, se voient aujourd’hui dénoncés par une Europe
des populismes, et non pas, comme l’adjectif pourrait le laisser croire,
par une Europe des Peuples.
Face au retour du religieux, aux philosophies antirationalistes, aux
replis nationaux ou communautaires et au règne du complotisme, des
fake-news et de la post-vérité, la philosophie des Lumières semble bien
démunie. Ainsi, les démocraties libérales, filles des Lumières et
modèles qui semblaient indépassables durant des décennies dans le monde
occidental, paraissent aujourd’hui, sinon proches de l’agonie, à tout le
moins très souffrantes. L’Europe démocratique est actuellement bien
malmenée et voit éclore en son sein des courants autoritaires et
« illibéraux », donc, par définition, anti-Lumières. Sous couvert
d’anti-élitisme une vague nauséabonde déferle sur l’Europe. De l’Italie à
la Scandinavie, en passant par la Hongrie, l’Espagne et la Pologne, et
peut-être bientôt la France, voilà un flux clairement ennemi de la
philosophie des Lumières. Si le Président Macron s’est, dès le soir de
son élection, érigé en défenseur des Lumières, qu’il associe au projet
européen, sa politique sociale désastreuse n’est pas faite pour servir
ce combat. Elle créé, dans l’opinion générale, une association
douloureuse entre Lumières et « gagnants de la mondialisation ». Ainsi,
ceux « qui sont tout » seraient aussi les garants de l’esprit des
Lumières. Il est alors aisé de comprendre que celui-ci soit ouvertement
critiqué. A ce jeu l’esprit des Lumières ne sera pas gagnant et un grand
tort lui est fait. Emmanuel Macron a eu certes le mérite de replacer
les Lumières dans le discours politique mais cela reste un discours…
Attaquer les Lumières c’est s’en prendre à l’idée de Progrès ou
plutôt aujourd’hui, sous la menace écologique, à ce qui est perçu comme
l’illusion du Progrès. Il est par conséquent de plus en plus délicat de
se définir comme « progressiste » quand le progrès ne peut être assimilé
qu’à des risques majeurs ou, socialement, à la réussite des plus
nantis. Ainsi, la philosophie des Lumières est identifiée et dénoncée
comme la matrice d’un libéralisme dévastateur et donc condamnée à ce
titre. Ainsi fait, entre autres, le philosophe Jean-Claude Michéa. La
philosophie des Lumières serait mère de l’ultra-libéralisme et se
cacherait derrière le paravent bien commode des Droits de l’Homme pour
faire accepter toute sa nocivité. Dès lors que les tenants de la
nouvelle modernité sont également des libéraux, partisans de réformes
d’importance et socialement douloureuses, et, pour certains, se
réclamant des Lumières, ils entraînent celles-ci dans un opprobre
général. Déjà, en 2006, Régis Debray avait dénoncé les « Aveuglantes
Lumières ».
Les coups pleuvent donc sur les Lumières et ils viennent désormais de
droite comme de gauche. Quant aux catholiques ultraconservateurs ils
voient là comme l’occasion d’une revanche inespérée. L’universalisme des
Lumières se retrouve, une nouvelle fois, accusé d’avoir crée une
société d’individus atomisés, coupés des racines essentielles (le
territoire, la famille et, pour certains, l’Eglise). Ainsi reviennent en
force les auteurs contre-révolutionnaires (de Bonald, de Maistre,
Burke…) dont on retrouve les livres sur la table de chevet des
néo-maurrassiens et qui alimentent la nouvelle pensée réactionnaire dont
Zemmour est le parfait exemple. De même assiste-t-on à une convergence
entre les nouveaux réactionnaires, les « identitaires » et les
défenseurs des racines chrétiennes de la France. Convergence qui
s’exprime et se matérialise dans les débats sociétaux : mariage
homosexuel, PMA, GPA, remise en cause de la loi de 1905… Pour ne rien
dire de l’immigration…
Virginie Vota, une nouvelle venue chez les Anti-Lumières |
Or, on l’a dit, une partie de la Gauche est elle aussi touchée par ce
mouvement. Si une partie des intellectuels de gauche se replie sur les
Lumières au travers d’un néo-républicanisme érigé sur les ruines du
marxisme, qui ne rend pas toujours service à la cause, et fait de la
philosophie du XVIIIe siècle l’un des fondements de l’identité
française, une autre partie, investie notamment dans les études
post-coloniales, dénonce les principes abstraits et le rationalisme
hérités des Lumières et de la Révolution qui conduiraient, selon eux, à
un universalisme républicain ethnocentriste. Cette pensée, d’origine
universitaire, est aujourd‘hui récupérée, instrumentalisée et
« racisée » par des mouvements communautaristes, ce qui, de toute
évidence, est difficilement compatible avec l’universalisme des
Lumières. Au cœur de cette sensibilité l’universalisme est réduit à une
« affaire de Blancs », ce qui serait, si tel était le cas, pour le moins
dangereux. Ainsi, pour les « décoloniaux », par exemple, le pays des
Lumières aurait passé par profits et pertes une partie de l’humanité
(non « blanche ») dans sa définition de l’universalisme. Ce que peut,
hélas, confirmer sans peine le colonialisme. Enfin, du côté des
féministes, la philosophie des Lumières est également la cible de
critiques car celle-ci aurait fait peu de cas de la condition féminine.
Pour être globalement vrai ce reproche oublie le combat d’un Condorcet,
certes, à ce sujet, très isolé. Mais, devant tant d’attaques, on reste
pensif car au nom de quoi parler du droit des femmes ou des minorités,
si ce n’est, in fine, au nom de l’universalisme ? L’impératif moral kantien peut apporter une réponse.
Joseph de Maistre, l'un des maîtres à penser des Anti-Lumières |
Dès lors peut-on s’interroger : la post-modernité sera-t-elle
destructrice des Lumières ou celles-ci sont-elles solubles dans
celle-là ? En ces temps de crispation sociale intense ne serait-il pas
opportun, face à la déliquescence des élites et aux exagérations et
simplifications excessives populaires de réaffirmer le pouvoir de la
Raison ? Pour demeurer dans un cadre strictement hexagonal, le pacte
républicain français, historiquement, repose sur la Raison. Certes, en
son temps, la philosophie du XVIIIe siècle n’a pas tout mis en lumière
(la question sociale par exemple) et la Révolution a, par la suite, fait
de la Raison, au nom de la Vertu, un instrument particulièrement
redoutable. Ne convient-il pas aujourd’hui de réaffirmer le pacte
républicain, fondé sur la Raison, et de faire place également à une
nouvelle raison démocratique ?
Une des grandes difficultés actuelles est que le savoir, et sa
reconnaissance, sont en crise. Or la Raison s’appuie sur le savoir et
sur la reconnaissance de celui-ci. Ainsi, le droit des élites à diriger
s’est longtemps adossé au savoir qu’on leur attribuait et à leur
capacité à agir en fonction de la Raison. Tout cela semble bien loin.
Mais, si le fondement du savoir est sapé, l’édifice est ébranlé et les
émotions se substituent à la Raison. Les élites, cachées derrière le
paravent du savoir (on dit aujourd’hui le plus souvent « expertise ») et
de la Raison, à laquelle elles ne rendent pas service, sont, en grande
partie, responsables d’avoir dénaturé ces fondements de l’intelligence,
de l’universalisme et, disons le, d’un certain humanisme. Ainsi, leur
discours ne passe plus car il masque le plus souvent la justification
des inégalités et un mépris de classe, auxquels il faut ajouter une
profonde fracture culturelle.
Savoir et Raison sont désormais l’objet de procès. Ce qui, chacun en
conviendra, est fort regrettable. La Raison, émancipatrice par nature,
est aujourd‘hui bien souvent dénoncée, et ce fort paradoxalement, comme
un frein à l’émancipation (est-ce à dire la libération des instincts ?).
Pire, elle serait devenue, sous ses oripeaux universalistes et
libéraux, quasiment totalitaire. Alors, faut-il, avec Jean M. Goulemot,
se résigner à dire Adieu les philosophes (Seuil, 2001) ? Ou
redonner sa place pleine et entière à la Raison afin d’éviter que les
passions ne soient par trop dévastatrices ?... De quoi devenir comme
Jacques, fataliste…
Yanis Laric
(avril 2020, blog Mediapart)
(avril 2020, blog Mediapart)
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