En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis
(pour lire les chapitres qui précèdent )
27
Les
premières étapes du voyage s’avérèrent moins pénibles qu’il ne l’avait craint.
Pourvue de suspensions et de sièges moelleux, la diligence offrait un confort
d’autant plus appréciable qu’Arno en bénéficia seul jusqu’à Moulins. D’autres
clients montèrent alors, deux couples et un marchand, qui après quelques
tentatives pour engager la conversation, finirent par se lasser de son mutisme et
le laissèrent tranquille. La tête tournée vers le carreau, il regarda défiler
avec indifférence les bocages berrichons, puis les vallons encore verdoyants du
Bourbonnais. Il repensait aux événements des semaines passées, à son ami
Scevola, à ces adieux qu’ils avaient dû précipiter. La Vaudry s’était montrée
encore moins diserte, et au moment de se séparer, il n’avait perçu que de la
déception dans son visage fermé. Comment lui en vouloir ? Aujourd’hui, même
si ses reproches l’avaient blessé, Arno aurait voulu lui dire qu’elle avait vu
juste sur son compte. Bien sûr, il s’était toujours montré noble dans ses
intentions, à vouloir venger Stella, à dessiner des rêves à la petite Victoire,
mais force était de constater qu’il n’en avait concrétisé aucune. Avec
Brissart, il avait même différé le moment de passer à l’acte, troublé de cette
affinité qu’il sentait naître entre eux et qui se muait déjà en un attachement
coupable. Aurait-il seulement eu la force d’âme pour en finir, s’il s’était
trouvé à la place de Scevola et Spada ? Rien n’était moins sûr, et cette
prise de conscience lui révélait un aspect douloureux de sa personnalité.
Arno
rumina ces sombres pensées d’étape en étape, d’auberge en auberge, et jusque
dans ses nuits, qu’il passait à ressasser ses manquements.
Après
Tarare, un orage éclata, qui contraignit le postillon à un arrêt prolongé tant
le chemin devenait dangereux. Comme l’eau avait raviné les chemins, Arno, le
commis et deux autres voyageurs assemblèrent leurs bras pour tirer la diligence
d’une ornière dans laquelle elle était tombée. Ils œuvrèrent ainsi durant toute
la matinée, aidant les chevaux à franchir les côtes qui se succédèrent jusque
dans le Lyonnais.
La nuit
suivante, Arno s’écroula dans son lit, écrasé de fatigue, et il s’endormit sans
même s’en rendre compte. Il rêva de Marie, l’épouse de Brissart. La jeune femme
se tenait prostrée à quelques pas de l’auberge, pleurant toutes les larmes de
son corps. Près d’elle, debout près de l’entrée, Arno la regardait sans comprendre.
De l’intérieur lui parvenait un râle presque inaudible, comme un appel à
l’aide. Il balança un moment, le dos tourné à cette pénombre qui murmurait son
nom. Cette voix lui était pourtant familière, mais il n’avait d’yeux que pour
l’autre femme, dont les sanglots lui brisaient le cœur. Alors il s’avança et se
pencha vers elle pour la prendre dans ses bras. Marie se redressa avant de se
blottir dans le creux de son épaule, lui chuchotant des mots qui estompèrent
bientôt la plainte derrière eux.
Quand
Arno se réveilla, au petit matin, ses draps étaient trempés de sueur. Son rêve
flottait encore autour de lui, en une scène indécise qu’il se hâta de chasser
de son esprit.
À Lyon,
plusieurs voyageurs descendirent pour prendre la diligence d’eau. Le trajet put
alors reprendre, moins tortueux au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les
entrailles de la vallée du Rhône. Penché au carreau, Arno respirait à pleins
poumons les senteurs de la garrigue, mêlées de thym et de romarin, qui éveillaient
en lui le souvenir perdu du maquis. Son pays était là, tout proche désormais, cette
Corse où l’attendaient Samperu, mais également Spada. Où le
trouverait-il ? Dans le Cap évidemment, peut-être au port de Barcaghju ou
encore sur les hauteurs, dans le hameau de Granaggiolu, où il possédait une
bergerie. Ce gredin était capable de toutes les traîtrises, mais il ne se
déroberait pas. Et l’un comme l’autre le savaient, cette vendetta devait
s’achever dans le sang. Pour Roccu, il s’agissait avant tout d’une dette d’honneur.
Arno, lui, y voyait l’ultime occasion de réaliser sa rédemption. Il songeait
également à son père, à Stella, à Samperu, à tous ceux auxquels il était
redevable et qui comptaient sur sa parole.
Cette
fois, il n’échouerait pas.
Fort de
cette résolution, il accueillit les paysages de Provence avec une détermination
nouvelle, et de plus en plus impatient d’arriver au terme de son voyage.
Ils
parvinrent enfin à Marseille, et tandis que le commis commençait à décharger
les malles, Arno s’éloignait déjà en direction du port où il se mit en quête
d’un bateau pour effectuer la traversée.
-
Malheureux ! s’exclama un marin qu’il croisa sur les quais. La Corse est
en ébullition. Tu ne trouveras personne pour te prendre à son bord.
Un autre
prétexta qu’il était trop tard pour embarquer, qu’on allait bientôt tirer les
chaînes à l’entrée de la rade et que personne n’oserait quitter le port avant
le lendemain. Arno eut beau insister, l’homme ne voulut rien savoir. Par
chance, l’un de ses gabiers, qui tendait l’oreille au même moment, lui indiqua
une tartane en partance au bout du quai.
- Si tu y
mettais la somme, ce gredin t’emmènerait jusqu’en Afrique ! conclut le
matelot dans un éclat de rire.
Arno
avait déjà ramassé sa besace, fendant la foule compacte qui se pressait le long
du môle, jusqu’à atteindre le débarcadère où mouillait le voilier. Deux hommes
achevaient d’embarquer des tonneaux dans la cale, tandis qu’un troisième, plus
âgé, vérifiait le gréement. Ce dernier accueillit Arno d’un air soupçonneux, se
frottant un temps les poils de sa barbe avant de cracher au sol.
- On
t’aura mal renseigné, l’ami. Nous partons simplement récupérer les filets qu’on
a étendus au large.
- Avec
tous ces tonneaux que vous venez de monter à bord, il ne restera plus guère de
place pour le poisson, fit remarquer Arno après avoir tiré sa bourse de sa
besace.
L’autre,
toujours méfiant, jeta un regard de droite et de gauche.
- Tu es
vraiment seul ? Dans ce cas… Disons qu’avec un dédommagement de vingt
livres, nous pourrions dévier un peu de notre route et te déposer dans le Cap.
Mais pas de discussion, nous levons le camp immédiatement.
- Marché
conclu ! dit Arno en sautant sur l’appontement.
Ils
bordèrent les voiles une dizaine de minutes plus tard, profitant du mistral pour
quitter le port et virer bientôt plein est le long des côtes. Arno se tenait à
l’arrière, à l’écart des deux gabiers qui s’occupaient de la voilure.
Le plus
vieux, un dénommé Flavio, s’était quant à lui installé à la barre, attentif aux
mouvements des vaisseaux qui naviguaient dans les mêmes eaux que leur
embarcation.
- Tu
prendras le deuxième quart cette nuit, lança-t-il à Arno. Et après un nouveau
crachat par-dessus bord : à condition que tu saches t’occuper du foc,
évidemment…
- Combien
de temps durera la traversée ?
- Oh,
ça…, fit l’homme en haussant les épaules. Si le vent se maintient, si on évite
les frégates qui croisent au large de Toulon, et si on ne se fait pas
arraisonner par les Génois, peut-être arriverons-nous dans la journée de
demain…
Arno
désigna la cale d’un mouvement de menton.
-
Contrebande ?
Un large sourire
étira le visage couturé de Flavio.
- Tu as
vu juste, l’ami. Avec la guerre qui se prépare chez eux, les Corses nous
vendent leur vin à un prix imbattable. On le décharge ensuite clandestinement
près de Toulon, et on repart pour un tour.
Il lui
jeta un regard en coin avant d’ajouter :
- Et toi,
garçon, à ta dégaine, je dirais que tu pars t’enrôler dans les troupes de ce
fameux Paoli. Je me trompe ?
- Tu te
trompes, oui… Je m’y rends pour régler une affaire privée.
Sa pipe
toujours calée au coin des lèvres, Flavio lança une bouffée de fumée dans sa
direction.
- Une affaire privée, hein ! Avec ta
dégaine et ta rapière au côté, toi tu t’en vas danser la gavotte sur une
poudrière ! Vous entendez ça, mes gaillards ? Elle est très drôle,
celle-là !
Arno les
écouta rire de la boutade, et comme le soleil se couchait dans leur dos, il
demeura un temps silencieux à contempler les côtes qui s’évanouissaient à
l’horizon. Puis il gagna la cale et s’allongea tout habillé sur sa couchette.
Il prit
son quart à l’aube, accompagné de Flavio qui gardait les yeux rivés sur la
boussole.
- Avec ce
fort vent arrière, nous ne devrions pas avoir dévié de notre route, assura ce
dernier après s’être allumé une nouvelle pipe.
Leur
voilier filait à bonne allure, toujours plein est, et Arno distinguait déjà une
étendue brumeuse au loin, d’où émergèrent bientôt des contours plus sombres.
- Sò di
ritornu,
murmura-t-il, saisi d’émotion en reconnaissant les sommets arrondis du Monte
Stellu.
- On doit
d’abord accoster à Centuri, puis remonter au nord jusqu’à Barcaghju, gueula
Flavio depuis l’arrière.
- Je
préfère descendre à Centuri, annonça Arno sans plus de commentaire.
Ici, avec
un peu de chance, personne ne le reconnaîtrait et il pourrait filer sans être
vu. Sa besace sur l’épaule, Arno alla saluer l’un après l’autre ses compagnons,
s’attardant plus longuement auprès de Flavio pour le remercier.
- Prends
garde à toi, l’avertit le contrebandier, m’est avis que tu pourrais bien y
perdre gros à t’attarder trop longtemps dans le coin.
- C’est
justement pour me retrouver que je suis venu ici, répondit Arno en serrant la
main que lui tendait le marin.
La
tartane louvoya un temps au milieu des canots de pêcheurs puis, trop imposante
pour entrer dans la minuscule marine, elle alla accoster à l’extrémité de la
jetée. Arno sauta aussitôt à terre et prit sur la gauche en direction du chemin
muletier qui remontait vers le col et, plus loin, le village de Barcaghju.
28
Il marcha
durant près d’une heure à flanc de falaise, évitant soigneusement les tours de
guet et le moulin à vent qui bordaient le sentier. Spada gardait sans doute des
partisans dans la région, et Arno comptait bien le débusquer par surprise dans
l’antre où il se terrait. Sa bergerie se trouvait à moins d’une lieue de là, en
contrebas du hameau de Granaggiolu. C’est là qu’il comptait l’attendre.
Comme le
chemin commençait à dévier vers la marine de Tollare, Arno le quitta pour
s’engouffrer dans le sous-bois sur sa droite. Il progressa un temps sous le
couvert des arbres et parvint bientôt en vue du petit cimetière qui longeait le
hameau. Un homme était agenouillé sur une tombe en train de prier. Arno laissa
échapper un juron de surprise : c’était son ami Pasquale, le vacher de
Barcaghju !
Alerté
par le bruit, le vieil homme avait relevé la tête dans sa direction. Il mit sa
main en visière et s’exclama :
- Vergine
Maria ! Lavasina ? C’est bien toi, petit ?
Déjà,
Arno poussait la grille pour le prendre dans ses bras et l’embrasser. Le moment
d’effusion passé, le paysan le tira un peu à l’écart et lui dit tout bas :
- Tu
n’aurais pas dû revenir, mon garçon. C’est la guerre par ici. Paoli a envoyé des
factions qui pourchassent les renégats cachés dans le maquis. Ils recrutent
également des hommes pour grossir les troupes du général. Mais il s’est trouvé
un rival, un certain Matra,
élu à Alesani par les partisans des Génois. On raconte qu’ils viennent mettre
la région au pas.
- Cela ne
me concerne pas, Pasquale. J’ai quitté le maquis depuis plus de cinq ans, et
c’est uniquement pour Roccu Spada que je suis revenu aujourd’hui.
Le vacher
fronça les sourcils avant de cracher au sol.
-
Spada ? Que son nom soit maudit à jamais. Les femmes rapportent qu’elles
l’ont vu marauder dans le coin.
- Seul ?
Où ça ? J’ai besoin de savoir !
Pasquale
pointa du doigt une direction vers la vallée.
- Tu le
trouveras peut-être dans sa bergerie. Ou encore au port, c’est là qu’il a
accosté.
Arno le
remercia avec chaleur avant de lui tendre son bissac.
- Si tout
se déroule comme je l’espère, je viendrai le reprendre ce soir. Garde-moi de
quoi manger, amicu, et deux lits pour la nuit.
-
Deux ? s’étonna Pasquale. La petite Stella est donc de retour, elle
aussi ?
Arno
s’efforça de sourire, et après une nouvelle accolade, il poursuivit son chemin
vers la vallée, émergeant bientôt sur un plateau herbeux entouré d’une clôture
en bois. La bergerie, petite bâtisse de lauze, se trouvait un peu en retrait,
abritée du vent par un alignement de pierres. Arno enjamba la barrière et
s’accroupit derrière le muret pour lancer un nouveau coup d’œil.
La porte
était ouverte.
De
l’intérieur lui parvenait un bruit de ronflement. Arno avait tiré le poignard
de son étui. Il attendit quelques instants supplémentaires avant de courir le
dos courbé jusqu’à l’entrée. Glissant la tête dans l’entrebâillement de la
porte, il aperçut un homme couché sur le lit à l’angle opposé. Il dormait sur
le ventre, le visage enfoncé dans le drap. Une bouteille vide traînait au sol,
à demi renversée. Le sang d’Arno ne fit qu’un tour. Il bondit dans la pièce, et
empoignant l’homme par le col, il le retourna pour découvrir son visage. Ce
n’était pas Spada, mais un jeune garçon au visage rougeaud, qui poussa un cri
de surprise quand il découvrit la lame du poignard pointée contre sa gorge.
-
Qu’est-ce que…, bafouilla le rouquin tout en clignant des yeux.
- Ton nom !
gronda Arno.
- Leroux,
Monsieur ! Je ne suis pas d’ici, je vous le jure ! Je ne suis même
pas Corse, voyez mes papiers là-bas, sur la…
De sa
main gauche, Arno lui asséna une gifle qui lui fendit la lèvre et le fit taire.
-
Spada ! Dis-moi où est Spada !
Le garçon
cracha un peu de sang, ses bras toujours maintenus par les genoux d’Arno, assis
à califourchon sur son torse.
- Pitié,
Monsieur ! Je n’y suis pour rien. Il m’avait promis une fortune si je
l’aidais à fuir Paris avec l’enfant.
La lame
s’enfonça un peu plus avant dans le creux de sa gorge.
- Où
sont-ils ? mugit Arno.
- Il a
quitté la bergerie ce matin ! On dit que des troupes sont en train de
traquer les bandits pour les fusiller. Il a pris l’enfant et est descendu se
cacher près de la marine en attendant que la situation se calme.
Le garçon
s’était mis à sangloter et les larmes commençaient à mouiller ses joues
piolées.
- Pitié,
Monsieur ! Vous allez m’épargner, n’est-ce pas ?
Arno
réprima un sourire, et se penchant à son oreille, il chuchota :
- Vindetta et onore…
Alors,
d’un coup sec, il releva la lame et lui trancha la gorge. Le garçon se cabra,
il battit des pieds et poussa un long râle avant de retomber vers l’arrière.
Pendant qu’il cherchait de l’air, la bouche grande ouverte, Arno lui dit tout
bas :
-
Chut ! Laisse-toi aller, petit, c’est presque fini…
L’autre
remua encore les lèvres, comme s’il voulait répondre, puis ses yeux se figèrent
et il cessa enfin de bouger.
Arno
s’était déjà relevé. Il nettoya son poignard dans le drap et entreprit d’inspecter
la partie de la pièce où les hommes avaient vidé leurs baluchons. Tout au bout,
dans une petite niche garnie de paille, quelqu’un avait déposé des vêtements
d’enfant et une petite poupée de chiffon.
-
Samperu ! s’écria-t-il en se précipitant pour la ramasser. Il porta le
bout de tissu à ses lèvres et l’embrassa longuement, le cœur étreint par
l’émotion. Babbu est là, mon garçon, il va venir te chercher !
Puis,
levant les yeux au ciel, il s’exclama encore :
- Tu
vois, je tiens ma promesse, Stella !
Arno
brandit la poupée au-dessus de sa tête et demeura un long moment ainsi, les
yeux gonflés de larmes, dans l’attente d’une réponse. Soudain, son visage
s’éclaira d’une expression nouvelle et il ferma les yeux, répétant d’une voix
enfiévrée :
- Spada…
Spada… C’est lui qui me sauvera !
Au moment
de quitter la bergerie, il arracha le ruban qui retenait ses cheveux et se
plongea jusqu’aux épaules dans l’eau croupie de l’abreuvoir. Autour de lui, la
nature semblait assoupie, écrasée par la chaleur brûlante de l’été. Arno sauta
par-dessus la barrière et commença à descendre en direction de la marine. Au
détour d’un lacet, il laissa le chemin et coupa à travers le vallon afin de
contourner le hameau sans être vu. Spada y connaissait quelques pêcheurs :
Vittorini d’abord, mais surtout Leonetti, l’un de ses complices d’autrefois.
C’est chez eux qu’il le trouverait.
Parvenu
au rivage, il avança entre les rochers et risqua un coup d’œil sur les baraques
qui entouraient le port. Une quinzaine d’hommes étaient réunis sur la place,
dont quelques-uns, quatre ou cinq peut-être, menaçaient les autres de leurs
armes. Il entendit des éclats de voix, puis quelqu’un lança un ordre qui
suscita de nouvelles protestations.
-
Traîtres que vous êtes ! Vous n’êtes pas des nôtres ! Jamais on ne se
battra contre Paoli.
- Le
peuple corse se libérera ! gueula un autre. Matra n’a qu’à retourner à
Gênes !
Le chef
de la petite cohorte armée, reconnaissable à son uniforme dépareillé, fit
regrouper les pêcheurs contre une façade. Pendant que deux de ses miliciens
pointaient leurs fusils sur eux, les deux hommes restants vinrent se placer de
chaque côté du groupe, l’épée à la main.
- Paoli
est un renégat ! aboya le chef. Maintenant, écoutez bien ce que je vais
vous dire : le gouverneur de Bastia et le général Matra ont promis la
grâce à tous ceux qui rejoindront nos rangs afin de ramener l’ordre sur l’île.
Quant aux autres, les complices du félon, ils seront exécutés sur le champ.
Vous avez une minute pour choisir votre camp.
Depuis sa
cachette, Arno entendit qu’il commençait à compter.
- Un,
deux, trois, quatre…
Malgré la
rage qu’il sentait monter en lui, il tenta de se raisonner, persuadé que les
pêcheurs finiraient par se résigner. S’avançant un peu, il vit qu’ils se
regardaient en coin, échangeaient quelques mots, mais personne ne bougeait. En
retrait, adossées contre un mur, des femmes pleuraient, le visage dans les
mains. Où étaient les autres hommes ? En mer, sans doute, ou encore terrés
dans la montagne.
- Quinze,
seize, dix-sept…
Soudain,
l’un des villageois sortit du rang, il ouvrit sa chemise sur son torse nu et il
se mit à chanter :
- Dio vi salvi Regina
E Madre Universale
Per cui favor si sale
Al Paradiso…
-
Trente-cinq, trente-six…
Un deuxième
homme venait de s’avancer. Arno reconnut Vittorini. Il vint se placer au côté
de son camarade et reprit en choeur :
- Voi siete gioia et riso
Di tutti i sconsolati
Di tutti i tribulati…
Arno
sentit un frisson lui parcourir les membres. Il connaissait ce chant. C’était
l’hymne des insurgés, celui des Corses, adopté vingt ans plus tôt par les
partisans du roi Théodore contre l’occupant génois. Enfant, son père le lui
avait fredonné bien des fois, d’une voix toujours tremblante d’émotion, lui
expliquant qu’un jour peut-être il comprendrait le sens de ces paroles.
-
Cinquante-deux, cinquante-trois…
Un cri
retentit soudain sur la droite de l’officier, interrompant son sinistre
décompte. Il eut à peine le temps de tourner la tête qu’Arno le saisissait à
bras-le-corps avant de le poignarder dans le flanc. Durant une fraction de
seconde, la scène se figea, les deux fusiliers levant leurs armes sous l’effet
de la surprise. Leurs captifs, Vittorini en tête, furent les plus prompts à
réagir pour se ruer sur eux. Une détonation retentit, qui cueillit l’un des
pêcheurs au creux de l’estomac et le projeta en arrière. Mais ses camarades
étaient à leur tour entrés dans la mêlée, et pendant qu’Arno se dégageait du
corps retombé sur lui, ils s’étaient jetés d’un mouvement sur les deux miliciens
restants et leur avaient arraché l’épée des mains. Ces derniers tentèrent de se
défendre mais ils tombèrent en un instant, submergés par la grêle de coups qui
s’abattait sur eux.
- Cani
brutti ! s’exclama Vittorini en lançant un crachat sur les corps qui
gisaient à ses pieds.
Les
femmes avaient accouru pour prendre en charge les blessés. Les pêcheurs
s’assemblèrent aussitôt à l’ombre d’une baraque.
-
D’autres vont venir pour les venger ! cria l’un d’eux. Il faut quitter cet
endroit au plus vite et se cacher dans la montagne.
- Il faut
au contraire s’armer et combattre ! intima Vittorini en pointant sur lui
un doigt impérieux.
Puis, se
tournant vers Arno, il le dévisagea pendant quelques instants et hocha la tête
avec gravité.
- Je me
souviens de toi, Lavasina. On m’avait même annoncé que tu allais revenir…
Arno
soutint son regard, les lèvres serrées.
- Je n’ai
aucune querelle avec toi, Vittorini…, dit-il posément. C’est Spada que je veux.
Les
hommes commencèrent à échanger quelques murmures, mais Vittorini les fit taire
d’un geste de la main.
- Nous
partons rejoindre un escadron de Paoli, Lavasina. Sauf que là-haut, sur le col,
ceux de Matra doivent nous attendre. Un homme d’honneur penserait d’abord à son
peuple plutôt que de privilégier sa vengeance personnelle.
Ramenant
sur ses épaules ses cheveux luisants de sueur, Arno leva lentement les yeux
vers la montagne, laissant le temps s’étirer avant de revenir vers Vittorini.
-
Indique-moi où je trouverai Spada. Quand ce sera fini, j’en fais la promesse, vous
pourrez compter sur moi.
29
Jamais il
n’avait ressenti une telle exaltation, ni sur les champs de bataille aux
Pays-Bas, ni plus tard, dans la clandestinité du maquis corse. Arno marchait
maintenant sur l’étroite bande de plage, son poignard à la main, animé d’une
force et d’une détermination qui avaient balayé ses derniers doutes. Pour
retrouver la paix à laquelle il aspirait, il lui suffisait d’accomplir son
devoir, de sauver Samperu avant de prendre sa place au côté des insurgés.
Vittorini et les autres étaient prêts à donner leur vie pour regagner leur
liberté face aux troupes génoises. De quoi disposaient-ils pour
combattre ? De quelques fusils, de fourches et de poignards, mais surtout
d’un rêve auquel Paoli venait de donner vie. Le général promettait une
constitution, une monnaie, le droit d’élire ses chefs, mais également la
reconquête de toutes les terres volées par les Italiens.
Et cette
fois, ce rêve pouvait prendre corps, il en était persuadé.
Il ne
restait qu’une ombre à chasser : Spada.
D’après
Vittorini, le fuyard avait trouvé refuge à l’est de la côte, dans la tour
d’Agnellu, un petit fortin bâti par les Génois au moment des invasions
barbaresques. Aux pêcheurs qui voulaient l’enrôler, Roccu avait répondu qu’il
préférait se cacher là-bas afin de protéger son fils des soudards de Matra.
Son
fils !
En
apprenant la vérité, Vittorini avait craché par terre, traitant son ancien ami
de misérable. Les autres avaient baissé les yeux sans oser le contredire.
La tour
apparut bientôt au loin, accrochée à un promontoire rocheux qui surplombait la
mer. Sur la terrasse, en partie dissimulée par les créneaux, venait
d’apparaître une silhouette.
- Te
voilà enfin, Spada ! murmura Arno avec un accent de mépris.
La forme
se découpa un instant sur le ciel bleu avant de reculer et de disparaître à
l’abri de la muraille.
Parvenu
au pied de l’édifice, Arno s’écria :
-
Rends-moi mon fils, Roccu ! Et réglons notre querelle maintenant, entre
hommes !
Un rire
épais résonna dans le bâtiment et la face hirsute de Spada apparut peu après à
l’étage, en retrait d’une meurtrière.
- Cinq
ans que j’attends ce moment, bastardu ! Et tu es venu pour trouver la
mort. Viens, monte jusqu’à moi, il fait trop chaud pour se battre dehors.
Arno connaissait
le fortin : s’il s’engageait dans l’escalier, Spada aurait sur lui
l’avantage de la position.
-
Comporte-toi avec honneur et libère Samperu ! ordonna-t-il à nouveau.
- C’est
toi qui parles d’honneur, Lavasina ? Toi qui as séduit ma femme, toi qui
t’es emparé de mon enfant ?
Arno
s’avança de quelques pas. Devant lui, la porte était entrebâillée.
-
Samperu ! cria-t-il. Parle-moi, mon garçon !
Personne
ne lui répondit.
Pourtant,
Vittorini lui avait assuré qu’il était là, avec Roccu.
- Tu
commences à comprendre, bastardu ?
Arno
s’était raidi, incapable de prononcer les mots qui lui venaient à l’esprit.
- Ce
n’est pas de ma faute, Lavasina… Il est monté sur la terrasse, son pied à buté
sur un caillou, et le malheureux a basculé dans le vide. D’ici, on voit encore
son corps, il s’est échoué sur les récifs. Viens me rejoindre, qu’on fasse
notre deuil ensemble !
Arno
avait bondi sans réfléchir, pris d’une fureur subite qui explosa dans un cri
enragé. Déjà, il avait repoussé la porte d’un coup de pied et s’engouffrait à
grandes enjambées dans l’étroite montée d’escalier. Le premier moellon, lancé
depuis l’étage, le manqua d’un rien. Il venait de se plaquer contre le mur
lorsque le second l’atteignit à la hanche, le projetant la tête en arrière dans
les marches. La chute fut lourde, mais il roula sur le côté et parvint à se
mettre à l’abri des pavés qui continuaient de dévaler les degrés.
Le
silence retomba enfin. Arno devina que son ennemi tendait l’oreille dans
l’attente d’une réaction de sa part.
- Tu es
là, Lavasina ?
Arno
ramassa son poignard et, s’efforçant de demeurer silencieux, il alla
s’accroupir dans l’anfractuosité qui faisait face à l’escalier. L’autre
continuait de l’appeler sans relâche :
- C’est
peine perdue, bastardu, je sais que c’est un piège.
Le jeune
homme ne bougeait plus, respirant même dans le creux de sa main pour ne pas
être entendu. Ce chien avait menti, il avait forcément menti ! Même s’il
se trouvait incapable de parler, Samperu était là-haut, avec lui, et il attendait
que son père vienne le délivrer.
Au bout
d’un temps qui lui sembla infini, Arno crut déceler un mouvement dans le noir, bientôt
suivi d’un autre et d’un crissement de caillou au sommet des degrés. Spada venait
de glisser une tête dans l’angle du pilier, les yeux plissés pour scruter la
pénombre. Il hésita quelques instants puis s’engagea tout entier dans les
marches, son épée à la main.
Alors, Arno
prit appui contre le mur, il s’immobilisa un court instant, le bras levé, et
déploya toutes ses forces pour lancer son poignard en direction de son
adversaire. La lame décrivit un demi-tour et vint le frapper au-dessus du
torse, entre le cou et l’épaule. Spada recula sous l’impact, lâchant un cri de
douleur avant de remonter à l’étage.
- Je vais
t’étriper, maudit chien que tu es !
Arno
était sorti de la tour, s’éloignant de quelques pas pour libérer sa colère.
- Tu es
un lâche, Roccu, un moins que rien tout juste capable de faire du mal aux
femmes et aux enfants.
Il se mit
à l’injurier, les larmes aux yeux, cherchant la parole qui le blesserait :
- Je vais
te faire un aveu, Roccu, ou plutôt te rapporter ce que m’a confié Stella, un
jour que tu l’avais battue près de Rogliano.
Il retint
son souffle, persuadé qu’une ombre venait de se déplacer près de l’entrée.
- Tu veux
savoir, Roccu ? reprit Arno avec un rire forcé. Elle m’a dit que si
tu lui faisais mal, c’est parce que tu étais incapable de lui donner le même
plaisir que moi. Et…
Arno
n’eut pas le temps d’achever. Spada venait de débouler sur le seuil, le visage
déformé par une fureur sans nom. Malgré l’épaisse tache de sang qui maculait sa
chemise à la hauteur de l’épaule, il pointa son arme et hurla :
- Cette
fois, je vais te crever, bastardu !
Le
premier assaut fut d’une violence inouïe, les deux hommes se ruant l’un sur
l’autre sans aucune retenue. Ils parvinrent pourtant à se repousser avant de
lancer une nouvelle attaque. Plus massif et puissant, Spada gagnait peu à peu
du terrain sur son adversaire, contraint de parer et de reculer vers la falaise
qui tombait à pic derrière lui. Dans une tentative désespérée, Arno porta
plusieurs coups d’estoc que l’autre dévia du revers de sa lame. Spada commençait
à exulter, le visage déformé par un rictus triomphant. Alors qu’il tentait
d’esquiver une botte, Arno trébucha soudain contre une pierre en saillie et
s’affala de tout son long, à quelques pas seulement du précipice. Déjà, Spada
se jetait sur lui, l’épée en avant. Arno eut à peine le temps de pivoter et,
dans un ultime réflexe, de projeter sa rapière sur la forme qui fondait sur
lui. La pointe cueillit Spada dans le creux de la gorge. Sous l’effet de son
poids, elle le transperça de part en part, jusqu’à la nuque, arrachant au
passage un lambeau de chair. Spada ouvrit grand la bouche, et emporté par son
mouvement, son corps roula lourdement jusqu’au bord de la corniche où il
s’immobilisa.
L’affrontement
venait de s’achever.
Lentement,
Arno se releva, encore haletant, et il approcha du corps agonisant de son
ancien compagnon. Couché sur le flanc, Spada respirait encore, par petits
gargouillis qui déformaient sa gorge ensanglantée. Derrière ses paupières
mi-closes, Arno devina qu’il le suivait du regard. Il posa sa botte sur son
torse et, desserrant les dents, il s’efforça d’articuler :
- Mon
père s’appelait Lavasina, Roccu. En me traitant de bâtard pendant toutes ces
années, c’est en fait lui que tu insultais…
Alors, d’une
poussée du pied, il fit basculer le corps dans le vide.
Arno ne
le regarda pas s’écraser sur les rochers. Déjà, il courait jusqu’à la tour,
éperdu, et montait les marches quatre par quatre. L’étage était désert.
-
Non ! Pas ça, non !
Alors,
comme en réponse à sa plainte, quelqu’un, tout proche, poussa un gémissement.
Ça venait de la terrasse ! Arno se précipita et déboucha presque aussitôt
sur la petite plate-forme circulaire. Samperu, son petit Samperu, était
là ! Il s’élança et arracha le bâillon de la bouche de l’enfant.
- Babbu !
s’écria le petit garçon, dont le visage était baigné de larmes.
- Je suis
là, c’est fini maintenant. Babbu est venu te chercher ! répondit Arno tout
en le débarrassant des liens qui l’entravaient.
Ils se
serrèrent dans les bras, longuement, incapables d’ajouter le moindre mot.
Enfin, se détachant un peu, Samperu plongea ses yeux dans ceux de son père et
il lui demanda :
- Alors,
tu as puni les méchants ?
Sa main
toujours posée sur l’épaule de l’enfant, Arno ferma les yeux avant d’acquiescer.
- Oui, mamma peut dormir en paix maintenant.
Babbu a enfin puni les méchants.
30
Ils
s’accordèrent un long moment en tête-à-tête, à rire et à s’ébrouer les pieds
dans l’eau, comme s’il ne s’était rien passé, comme si Spada n’avait jamais
existé. Malgré la fatigue qui marquait ses traits, Samperu semblait en bonne
santé, bien nourri, et surtout heureux de retrouver son père.
Alors
qu’ils remontaient vers Granaggiolu, il réclama une pause pour contempler le
paysage qui s’étirait paresseusement jusqu’au bas des collines.
- C’est
beau ! s’exclama-t-il avec force.
- C’est
ton pays, Samperu ! C’est la terre de ta mère et de ton père, et celle de
leurs parents avant eux.
L’enfant
écarquilla les yeux, impressionné par la gravité avec laquelle Arno avait
prononcé ces paroles.
- C’est à
moi comme ma poupée ?
Arno lui
passa tendrement la main dans les cheveux.
- Un peu,
oui. C’est pour cela qu’il ne faut autoriser personne à te la prendre.
- Et si
quelqu’un me la vole ?
- Alors,
il faudra te battre, mon garçon, et la reprendre à celui qui te l’a volée. Tu
comprends cela ?
Le petit
garçon fronça les sourcils, puis il hocha lentement la tête.
- Je
comprends, oui.
Après
s’être désaltérés dans le ruisseau qui serpentait au creux du vallon, ils
entamèrent la côte qui menait au village et arrivèrent bientôt à Granaggiolu.
Arno trouva les habitants réunis en contrebas des habitations, à l’ombre d’un
sous-bois. Pasquale se trouvait là, entouré des pêcheurs qui étaient remontés
de la marine.
- Dieu
soit remercié ! Tu es sain et sauf ! s’exclama-t-il en venant
au-devant de son ami.
Derrière
lui, Vittorini s’était avancé à son tour, accompagné du seul Leonetti. Les deux
hommes avaient noué leur ceinturon autour de la taille et ils portaient leur
fusil en bandoulière. Ils considérèrent un court instant le nouveau venu, puis
Vittorini glissa un mot à l’oreille de son voisin et l’autre répondit d’un
léger mouvement de tête.
- Et ta
promesse ? demanda Vittorini.
- Si je
suis revenu, c’est pour l’honorer.
Les deux
hommes échangèrent un nouveau regard, mais aucun ne mentionna le nom de Spada.
- Les
mulets sont déjà chargés et réunis sur la place avec les provisions, dit Leonetti.
On a regroupé une trentaine d’hommes seulement.
- Et
l’ennemi ? répliqua Arno.
- Ils
sont à moins d’une lieue d’ici, vers Roglianu, à surveiller les passages autour
du col. Une quarantaine de partisans, renforcés par quelques soldats génois…
- Le
nombre n’a pas d’importance, répliqua Arno.
Il
ramassa un morceau de bois et traça un croquis dans la poussière.
- Il
faudra se séparer en deux groupes et les contourner pour arriver par le haut.
Avec l’effet de surprise, nous arriverons à prendre le dessus.
Leonetti
et Vittorini l’écoutèrent exposer son plan sans rien dire. Impressionnés par son
assurance, ils se soumirent aussitôt à son commandement et prirent chacun la
tête d’une escouade.
Quand il
eut donné toutes ses consignes, Arno revint vers Pasquale qui avait emmené
Samperu à l’écart du groupe.
- Amicu,
je te confie mon garçon jusqu’à ce soir. Avec toi, je sais qu’il sera entre de
bonnes mains.
Le vieux
vacher lui lança un regard inquiet.
- Ils
sont nombreux, petit. Et vous n’avez qu’une quinzaine de fusils…
Arno fit
un geste en direction des villageois qui se pressaient dans leur dos.
- Sans
doute, mais nous disposons d’un avantage, nos adversaires ignorent pourquoi ils
se battent. Tandis que les nôtres croient dans leur combat. Avec la foi qui les
anime, ils réaliseront l’impossible, j’en suis convaincu.
Puis,
prenant Samperu à part, il s’accroupit devant lui et le regarda droit dans les
yeux.
- Babbu a
encore un devoir à accomplir. Après, promis, il ne te quittera plus jamais.
L’enfant
eut un petit sourire triste, puis il pencha la tête sur le côté et demanda de
sa voix fluette :
- C’est pour
mamma ?... Ou pour moi ?
Arno lui
rendit son sourire et, pendant un bref instant, son regard s’étendit sur la
vallée en contrebas.
- Non,
Samperu. Cette fois, c’est pour moi, uniquement pour moi.
FIN