vendredi 21 février 2025

Au pays de Voltaire, la France a éteint la lumière

Le récent discours de JD Vance, vice-président des Etats-Unis, puis la disparition de la chaîne C8 ont ravivé dans les médias les polémiques autour de la liberté d'expression.


 
"Au pays de Voltaire, la France a éteint les lumières", a regretté Pascal Praud sur Cnews, dans un de ces élans lyriques dont il est coutumier.

Je me suis souvent demandé comment l'Histoire (dès Hugo !) a érigé Voltaire en parangon de vertu, en apôtre de cette fameuse liberté d'expression revendiquée par la plupart des auteurs des Lumières.

A commencer par Voltaire lui-même, reconnaissons-le, du moins à en croire ses écrits :

L'ABC

 
Dictionnaire philosophique
 

La liberté d'expression, un "droit naturel", sans doute, mais un droit que Voltaire n'a cessé de contester sa vie durant !

Passons sur les publications clandestines de ses oeuvres qui ont valu à quelques libraires parisiens d'être mis au cachot à la demande du philosophe. Mais qu'en est-il des autres, de tous les autres, de ces adversaires littéraires que l'implacable Voltaire est parvenu à réduire au silence par la calomnie, la raillerie, jusqu'à les faire jeter en prison ?

On songe à l'abbé Desfontaines, à Fréron, à Le Franc de Pompgnan, ou encore à La Beaumelle, tous réduits au silence par la seule volonté du patriarche de Ferney.

Prenons l'exemple de ce dernier auquel j'ai consacré quelques articles voilà dix ans de cela. Je vous laisse découvrir le premier d'entre eux ci-dessous :

***

Le XVIIIè siècle regorge de fiers-à-bras qui ont osé s'en prendre à Voltaire. Entrer en querelle avec le prince des poètes constituait alors un titre de gloire, le meilleur moyen de se faire connaître dans le monde, dans la belle société parisienne qui raffolait de ces joutes oratoires aussi cruelles que délectables.
L'entreprise n'était évidemment pas sans risques...
Certains, comme le journaliste Fréron ou l'académicien Le Franc de Pompignan, s'y sont cassé les dents. Voltaire possédait en effet cet art, quasi unique en son temps, de ridiculiser son adversaire d'un simple trait de plume. Quand d'autres, comme Diderot par exemple, rechignaient à se jeter dans ces sordides mêlées, lui y prenait un plaisir coupable. Sa part d'ombre est là, dans ces abjections, dans ces mensonges et ces calomnies qu'il aime à déverser sur l'ennemi. L'homme de Ferney était capable de s'acharner sur l'homme à terre, de faire tomber sur lui une pluie de libelles et de pamphlets jusqu'à lui faire rendre gorge.
C'est à ce prix qu'on se mesurait à lui...
Avant de se lancer dans un tel combat, il était donc préférable d'assurer ses arrières, de trouver des appuis et des protections solides pour vous soutenir au cours de l'affrontement. Quand Fréron assistait à la première d'une tragédie de Voltaire, il savait que son ennemi avait massé ses partisans dans la salle. Le critique littéraire venait donc avec les siens. Ainsi, les sarcasmes pouvaient répondre aux éloges. Tout était jeu et comédie, sur la scène comme dans la salle.
Derrière les ennemis de Voltaire, on trouve toujours les mêmes factions : une partie de la Cour (le parti de la Reine et du Dauphin), les Jésuites, les Jansénistes...
Il en est un, pourtant, qui fait exception à cette règle.
Un jour, il s'est dressé seul contre Voltaire.
Cet homme se nomme Laurent Angliviel de La Beaumelle.
Portrait de La Beaumelle, par Liotard

Quand il arrive en Prusse au mois de novembre 1751, le jeune homme âgé de 25 ans n'est encore rien. Professeur à Copenhague, il a depuis peu entrepris de lancer une collection de classiques français. Voltaire en fait partie. Un an plus tôt, La Beaumelle avait demandé à Voltaire un exemplaire fiable (et non travesti) de La Henriade. Comme les corrections apportées par le poète lui semblaient trop légères, il le lui fit remarquer avec une certaine hauteur : "Faites-moi la grâce, Monsieur, de changer ces bagatelles." Sur le coup, occupé par son rôle de courtisan auprès du roi Frédéric, Voltaire ne releva pas l'insolence.
Mais en voyant débarquer le jeune homme à Berlin, il s'en inquiète aussitôt auprès de ses correspondants  
"J'écris à Paris pour savoir qui il est. Il me paraît homme de lettres cherchant pratique et puis c'est tout..." (à la comtesse de Mettinck, novembre 51). " Il me dit qu'il venait voir Frédéric et moi. Cette cordialité pour le roi me parut forte." (à d'Argental, décembre 52).
De toute évidence, Voltaire se méfie. Et leur première rencontre va le conforter dans ses intuitions.
(à suivre ici)



vendredi 7 février 2025

L'homme du Royal Corse (14)

En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis 

(pour lire les chapitres qui précèdent ) 

27

 

Les premières étapes du voyage s’avérèrent moins pénibles qu’il ne l’avait craint. Pourvue de suspensions et de sièges moelleux, la diligence offrait un confort d’autant plus appréciable qu’Arno en bénéficia seul jusqu’à Moulins. D’autres clients montèrent alors, deux couples et un marchand, qui après quelques tentatives pour engager la conversation, finirent par se lasser de son mutisme et le laissèrent tranquille. La tête tournée vers le carreau, il regarda défiler avec indifférence les bocages berrichons, puis les vallons encore verdoyants du Bourbonnais. Il repensait aux événements des semaines passées, à son ami Scevola, à ces adieux qu’ils avaient dû précipiter. La Vaudry s’était montrée encore moins diserte, et au moment de se séparer, il n’avait perçu que de la déception dans son visage fermé. Comment lui en vouloir ? Aujourd’hui, même si ses reproches l’avaient blessé, Arno aurait voulu lui dire qu’elle avait vu juste sur son compte. Bien sûr, il s’était toujours montré noble dans ses intentions, à vouloir venger Stella, à dessiner des rêves à la petite Victoire, mais force était de constater qu’il n’en avait concrétisé aucune. Avec Brissart, il avait même différé le moment de passer à l’acte, troublé de cette affinité qu’il sentait naître entre eux et qui se muait déjà en un attachement coupable. Aurait-il seulement eu la force d’âme pour en finir, s’il s’était trouvé à la place de Scevola et Spada ? Rien n’était moins sûr, et cette prise de conscience lui révélait un aspect douloureux de sa personnalité.

Arno rumina ces sombres pensées d’étape en étape, d’auberge en auberge, et jusque dans ses nuits, qu’il passait à ressasser ses manquements.

 


 

Après Tarare, un orage éclata, qui contraignit le postillon à un arrêt prolongé tant le chemin devenait dangereux. Comme l’eau avait raviné les chemins, Arno, le commis et deux autres voyageurs assemblèrent leurs bras pour tirer la diligence d’une ornière dans laquelle elle était tombée. Ils œuvrèrent ainsi durant toute la matinée, aidant les chevaux à franchir les côtes qui se succédèrent jusque dans le Lyonnais.

La nuit suivante, Arno s’écroula dans son lit, écrasé de fatigue, et il s’endormit sans même s’en rendre compte. Il rêva de Marie, l’épouse de Brissart. La jeune femme se tenait prostrée à quelques pas de l’auberge, pleurant toutes les larmes de son corps. Près d’elle, debout près de l’entrée, Arno la regardait sans comprendre. De l’intérieur lui parvenait un râle presque inaudible, comme un appel à l’aide. Il balança un moment, le dos tourné à cette pénombre qui murmurait son nom. Cette voix lui était pourtant familière, mais il n’avait d’yeux que pour l’autre femme, dont les sanglots lui brisaient le cœur. Alors il s’avança et se pencha vers elle pour la prendre dans ses bras. Marie se redressa avant de se blottir dans le creux de son épaule, lui chuchotant des mots qui estompèrent bientôt la plainte derrière eux.

Quand Arno se réveilla, au petit matin, ses draps étaient trempés de sueur. Son rêve flottait encore autour de lui, en une scène indécise qu’il se hâta de chasser de son esprit.

 

À Lyon, plusieurs voyageurs descendirent pour prendre la diligence d’eau. Le trajet put alors reprendre, moins tortueux au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les entrailles de la vallée du Rhône. Penché au carreau, Arno respirait à pleins poumons les senteurs de la garrigue, mêlées de thym et de romarin, qui éveillaient en lui le souvenir perdu du maquis. Son pays était là, tout proche désormais, cette Corse où l’attendaient Samperu, mais également Spada. Où le trouverait-il ? Dans le Cap évidemment, peut-être au port de Barcaghju ou encore sur les hauteurs, dans le hameau de Granaggiolu, où il possédait une bergerie. Ce gredin était capable de toutes les traîtrises, mais il ne se déroberait pas. Et l’un comme l’autre le savaient, cette vendetta devait s’achever dans le sang. Pour Roccu, il s’agissait avant tout d’une dette d’honneur. Arno, lui, y voyait l’ultime occasion de réaliser sa rédemption. Il songeait également à son père, à Stella, à Samperu, à tous ceux auxquels il était redevable et qui comptaient sur sa parole.

Cette fois, il n’échouerait pas.

Fort de cette résolution, il accueillit les paysages de Provence avec une détermination nouvelle, et de plus en plus impatient d’arriver au terme de son voyage.

Ils parvinrent enfin à Marseille, et tandis que le commis commençait à décharger les malles, Arno s’éloignait déjà en direction du port où il se mit en quête d’un bateau pour effectuer la traversée.

- Malheureux ! s’exclama un marin qu’il croisa sur les quais. La Corse est en ébullition. Tu ne trouveras personne pour te prendre à son bord.

Un autre prétexta qu’il était trop tard pour embarquer, qu’on allait bientôt tirer les chaînes à l’entrée de la rade et que personne n’oserait quitter le port avant le lendemain. Arno eut beau insister, l’homme ne voulut rien savoir. Par chance, l’un de ses gabiers, qui tendait l’oreille au même moment, lui indiqua une tartane en partance au bout du quai.

- Si tu y mettais la somme, ce gredin t’emmènerait jusqu’en Afrique ! conclut le matelot dans un éclat de rire.

Arno avait déjà ramassé sa besace, fendant la foule compacte qui se pressait le long du môle, jusqu’à atteindre le débarcadère où mouillait le voilier. Deux hommes achevaient d’embarquer des tonneaux dans la cale, tandis qu’un troisième, plus âgé, vérifiait le gréement. Ce dernier accueillit Arno d’un air soupçonneux, se frottant un temps les poils de sa barbe avant de cracher au sol.

- On t’aura mal renseigné, l’ami. Nous partons simplement récupérer les filets qu’on a étendus au large.

- Avec tous ces tonneaux que vous venez de monter à bord, il ne restera plus guère de place pour le poisson, fit remarquer Arno après avoir tiré sa bourse de sa besace.

L’autre, toujours méfiant, jeta un regard de droite et de gauche.

- Tu es vraiment seul ? Dans ce cas… Disons qu’avec un dédommagement de vingt livres, nous pourrions dévier un peu de notre route et te déposer dans le Cap. Mais pas de discussion, nous levons le camp immédiatement.

- Marché conclu ! dit Arno en sautant sur l’appontement.

Ils bordèrent les voiles une dizaine de minutes plus tard, profitant du mistral pour quitter le port et virer bientôt plein est le long des côtes. Arno se tenait à l’arrière, à l’écart des deux gabiers qui s’occupaient de la voilure.

Le plus vieux, un dénommé Flavio, s’était quant à lui installé à la barre, attentif aux mouvements des vaisseaux qui naviguaient dans les mêmes eaux que leur embarcation.

- Tu prendras le deuxième quart cette nuit, lança-t-il à Arno. Et après un nouveau crachat par-dessus bord : à condition que tu saches t’occuper du foc, évidemment…

- Combien de temps durera la traversée ?

- Oh, ça…, fit l’homme en haussant les épaules. Si le vent se maintient, si on évite les frégates qui croisent au large de Toulon, et si on ne se fait pas arraisonner par les Génois, peut-être arriverons-nous dans la journée de demain…

Arno désigna la cale d’un mouvement de menton.

- Contrebande ?

Un large sourire étira le visage couturé de Flavio.

- Tu as vu juste, l’ami. Avec la guerre qui se prépare chez eux, les Corses nous vendent leur vin à un prix imbattable. On le décharge ensuite clandestinement près de Toulon, et on repart pour un tour.

Il lui jeta un regard en coin avant d’ajouter :

- Et toi, garçon, à ta dégaine, je dirais que tu pars t’enrôler dans les troupes de ce fameux Paoli. Je me trompe ?

- Tu te trompes, oui… Je m’y rends pour régler une affaire privée.

Sa pipe toujours calée au coin des lèvres, Flavio lança une bouffée de fumée dans sa direction.

- Une affaire privée, hein ! Avec ta dégaine et ta rapière au côté, toi tu t’en vas danser la gavotte sur une poudrière ! Vous entendez ça, mes gaillards ? Elle est très drôle, celle-là !

Arno les écouta rire de la boutade, et comme le soleil se couchait dans leur dos, il demeura un temps silencieux à contempler les côtes qui s’évanouissaient à l’horizon. Puis il gagna la cale et s’allongea tout habillé sur sa couchette.

 

Il prit son quart à l’aube, accompagné de Flavio qui gardait les yeux rivés sur la boussole.

- Avec ce fort vent arrière, nous ne devrions pas avoir dévié de notre route, assura ce dernier après s’être allumé une nouvelle pipe.

Leur voilier filait à bonne allure, toujours plein est, et Arno distinguait déjà une étendue brumeuse au loin, d’où émergèrent bientôt des contours plus sombres.

- Sò di ritornu[1], murmura-t-il, saisi d’émotion en reconnaissant les sommets arrondis du Monte Stellu.

- On doit d’abord accoster à Centuri, puis remonter au nord jusqu’à Barcaghju, gueula Flavio depuis l’arrière.

- Je préfère descendre à Centuri, annonça Arno sans plus de commentaire.

Ici, avec un peu de chance, personne ne le reconnaîtrait et il pourrait filer sans être vu. Sa besace sur l’épaule, Arno alla saluer l’un après l’autre ses compagnons, s’attardant plus longuement auprès de Flavio pour le remercier.

- Prends garde à toi, l’avertit le contrebandier, m’est avis que tu pourrais bien y perdre gros à t’attarder trop longtemps dans le coin.

- C’est justement pour me retrouver que je suis venu ici, répondit Arno en serrant la main que lui tendait le marin.

La tartane louvoya un temps au milieu des canots de pêcheurs puis, trop imposante pour entrer dans la minuscule marine, elle alla accoster à l’extrémité de la jetée. Arno sauta aussitôt à terre et prit sur la gauche en direction du chemin muletier qui remontait vers le col et, plus loin, le village de Barcaghju.

 

28

  

Il marcha durant près d’une heure à flanc de falaise, évitant soigneusement les tours de guet et le moulin à vent qui bordaient le sentier. Spada gardait sans doute des partisans dans la région, et Arno comptait bien le débusquer par surprise dans l’antre où il se terrait. Sa bergerie se trouvait à moins d’une lieue de là, en contrebas du hameau de Granaggiolu. C’est là qu’il comptait l’attendre.

Comme le chemin commençait à dévier vers la marine de Tollare, Arno le quitta pour s’engouffrer dans le sous-bois sur sa droite. Il progressa un temps sous le couvert des arbres et parvint bientôt en vue du petit cimetière qui longeait le hameau. Un homme était agenouillé sur une tombe en train de prier. Arno laissa échapper un juron de surprise : c’était son ami Pasquale, le vacher de Barcaghju !

Alerté par le bruit, le vieil homme avait relevé la tête dans sa direction. Il mit sa main en visière et s’exclama :

- Vergine Maria ! Lavasina ? C’est bien toi, petit ?

Déjà, Arno poussait la grille pour le prendre dans ses bras et l’embrasser. Le moment d’effusion passé, le paysan le tira un peu à l’écart et lui dit tout bas :

- Tu n’aurais pas dû revenir, mon garçon. C’est la guerre par ici. Paoli a envoyé des factions qui pourchassent les renégats cachés dans le maquis. Ils recrutent également des hommes pour grossir les troupes du général. Mais il s’est trouvé un rival, un certain Matra[2], élu à Alesani par les partisans des Génois. On raconte qu’ils viennent mettre la région au pas. 

- Cela ne me concerne pas, Pasquale. J’ai quitté le maquis depuis plus de cinq ans, et c’est uniquement pour Roccu Spada que je suis revenu aujourd’hui.

Le vacher fronça les sourcils avant de cracher au sol.

- Spada ? Que son nom soit maudit à jamais. Les femmes rapportent qu’elles l’ont vu marauder dans le coin.

- Seul ? Où ça ? J’ai besoin de savoir !

Pasquale pointa du doigt une direction vers la vallée.

- Tu le trouveras peut-être dans sa bergerie. Ou encore au port, c’est là qu’il a accosté.

Arno le remercia avec chaleur avant de lui tendre son bissac.

- Si tout se déroule comme je l’espère, je viendrai le reprendre ce soir. Garde-moi de quoi manger, amicu, et deux lits pour la nuit.

- Deux ? s’étonna Pasquale. La petite Stella est donc de retour, elle aussi ?

Arno s’efforça de sourire, et après une nouvelle accolade, il poursuivit son chemin vers la vallée, émergeant bientôt sur un plateau herbeux entouré d’une clôture en bois. La bergerie, petite bâtisse de lauze, se trouvait un peu en retrait, abritée du vent par un alignement de pierres. Arno enjamba la barrière et s’accroupit derrière le muret pour lancer un nouveau coup d’œil.

La porte était ouverte.

De l’intérieur lui parvenait un bruit de ronflement. Arno avait tiré le poignard de son étui. Il attendit quelques instants supplémentaires avant de courir le dos courbé jusqu’à l’entrée. Glissant la tête dans l’entrebâillement de la porte, il aperçut un homme couché sur le lit à l’angle opposé. Il dormait sur le ventre, le visage enfoncé dans le drap. Une bouteille vide traînait au sol, à demi renversée. Le sang d’Arno ne fit qu’un tour. Il bondit dans la pièce, et empoignant l’homme par le col, il le retourna pour découvrir son visage. Ce n’était pas Spada, mais un jeune garçon au visage rougeaud, qui poussa un cri de surprise quand il découvrit la lame du poignard pointée contre sa gorge.

- Qu’est-ce que…, bafouilla le rouquin tout en clignant des yeux.

- Ton nom ! gronda Arno.

- Leroux, Monsieur ! Je ne suis pas d’ici, je vous le jure ! Je ne suis même pas Corse, voyez mes papiers là-bas, sur la…

De sa main gauche, Arno lui asséna une gifle qui lui fendit la lèvre et le fit taire.

- Spada ! Dis-moi où est Spada !

Le garçon cracha un peu de sang, ses bras toujours maintenus par les genoux d’Arno, assis à califourchon sur son torse.

- Pitié, Monsieur ! Je n’y suis pour rien. Il m’avait promis une fortune si je l’aidais à fuir Paris avec l’enfant.

La lame s’enfonça un peu plus avant dans le creux de sa gorge.

- Où sont-ils ? mugit Arno.

- Il a quitté la bergerie ce matin ! On dit que des troupes sont en train de traquer les bandits pour les fusiller. Il a pris l’enfant et est descendu se cacher près de la marine en attendant que la situation se calme.

Le garçon s’était mis à sangloter et les larmes commençaient à mouiller ses joues piolées.

- Pitié, Monsieur ! Vous allez m’épargner, n’est-ce pas ?

Arno réprima un sourire, et se penchant à son oreille, il chuchota :

- Vindetta et onore

Alors, d’un coup sec, il releva la lame et lui trancha la gorge. Le garçon se cabra, il battit des pieds et poussa un long râle avant de retomber vers l’arrière. Pendant qu’il cherchait de l’air, la bouche grande ouverte, Arno lui dit tout bas :

- Chut ! Laisse-toi aller, petit, c’est presque fini…

L’autre remua encore les lèvres, comme s’il voulait répondre, puis ses yeux se figèrent et il cessa enfin de bouger.

Arno s’était déjà relevé. Il nettoya son poignard dans le drap et entreprit d’inspecter la partie de la pièce où les hommes avaient vidé leurs baluchons. Tout au bout, dans une petite niche garnie de paille, quelqu’un avait déposé des vêtements d’enfant et une petite poupée de chiffon.

- Samperu ! s’écria-t-il en se précipitant pour la ramasser. Il porta le bout de tissu à ses lèvres et l’embrassa longuement, le cœur étreint par l’émotion. Babbu est là, mon garçon, il va venir te chercher !

Puis, levant les yeux au ciel, il s’exclama encore :

- Tu vois, je tiens ma promesse, Stella !

Arno brandit la poupée au-dessus de sa tête et demeura un long moment ainsi, les yeux gonflés de larmes, dans l’attente d’une réponse. Soudain, son visage s’éclaira d’une expression nouvelle et il ferma les yeux, répétant d’une voix enfiévrée :

- Spada… Spada… C’est lui qui me sauvera !

Au moment de quitter la bergerie, il arracha le ruban qui retenait ses cheveux et se plongea jusqu’aux épaules dans l’eau croupie de l’abreuvoir. Autour de lui, la nature semblait assoupie, écrasée par la chaleur brûlante de l’été. Arno sauta par-dessus la barrière et commença à descendre en direction de la marine. Au détour d’un lacet, il laissa le chemin et coupa à travers le vallon afin de contourner le hameau sans être vu. Spada y connaissait quelques pêcheurs : Vittorini d’abord, mais surtout Leonetti, l’un de ses complices d’autrefois. C’est chez eux qu’il le trouverait.

Parvenu au rivage, il avança entre les rochers et risqua un coup d’œil sur les baraques qui entouraient le port. Une quinzaine d’hommes étaient réunis sur la place, dont quelques-uns, quatre ou cinq peut-être, menaçaient les autres de leurs armes. Il entendit des éclats de voix, puis quelqu’un lança un ordre qui suscita de nouvelles protestations.

- Traîtres que vous êtes ! Vous n’êtes pas des nôtres ! Jamais on ne se battra contre Paoli.

- Le peuple corse se libérera ! gueula un autre. Matra n’a qu’à retourner à Gênes !

Le chef de la petite cohorte armée, reconnaissable à son uniforme dépareillé, fit regrouper les pêcheurs contre une façade. Pendant que deux de ses miliciens pointaient leurs fusils sur eux, les deux hommes restants vinrent se placer de chaque côté du groupe, l’épée à la main.

- Paoli est un renégat ! aboya le chef. Maintenant, écoutez bien ce que je vais vous dire : le gouverneur de Bastia et le général Matra ont promis la grâce à tous ceux qui rejoindront nos rangs afin de ramener l’ordre sur l’île. Quant aux autres, les complices du félon, ils seront exécutés sur le champ. Vous avez une minute pour choisir votre camp.

Depuis sa cachette, Arno entendit qu’il commençait à compter.

- Un, deux, trois, quatre…

Malgré la rage qu’il sentait monter en lui, il tenta de se raisonner, persuadé que les pêcheurs finiraient par se résigner. S’avançant un peu, il vit qu’ils se regardaient en coin, échangeaient quelques mots, mais personne ne bougeait. En retrait, adossées contre un mur, des femmes pleuraient, le visage dans les mains. Où étaient les autres hommes ? En mer, sans doute, ou encore terrés dans la montagne.

- Quinze, seize, dix-sept…

Soudain, l’un des villageois sortit du rang, il ouvrit sa chemise sur son torse nu et il se mit à chanter :

- Dio vi salvi Regina

E Madre Universale

Per cui favor si sale

Al Paradiso

- Trente-cinq, trente-six…

Un deuxième homme venait de s’avancer. Arno reconnut Vittorini. Il vint se placer au côté de son camarade et reprit en choeur :

- Voi siete gioia et riso

Di tutti i sconsolati

Di tutti i tribulati

Arno sentit un frisson lui parcourir les membres. Il connaissait ce chant. C’était l’hymne des insurgés, celui des Corses, adopté vingt ans plus tôt par les partisans du roi Théodore contre l’occupant génois. Enfant, son père le lui avait fredonné bien des fois, d’une voix toujours tremblante d’émotion, lui expliquant qu’un jour peut-être il comprendrait le sens de ces paroles.

- Cinquante-deux, cinquante-trois…

Un cri retentit soudain sur la droite de l’officier, interrompant son sinistre décompte. Il eut à peine le temps de tourner la tête qu’Arno le saisissait à bras-le-corps avant de le poignarder dans le flanc. Durant une fraction de seconde, la scène se figea, les deux fusiliers levant leurs armes sous l’effet de la surprise. Leurs captifs, Vittorini en tête, furent les plus prompts à réagir pour se ruer sur eux. Une détonation retentit, qui cueillit l’un des pêcheurs au creux de l’estomac et le projeta en arrière. Mais ses camarades étaient à leur tour entrés dans la mêlée, et pendant qu’Arno se dégageait du corps retombé sur lui, ils s’étaient jetés d’un mouvement sur les deux miliciens restants et leur avaient arraché l’épée des mains. Ces derniers tentèrent de se défendre mais ils tombèrent en un instant, submergés par la grêle de coups qui s’abattait sur eux.

- Cani brutti ! s’exclama Vittorini en lançant un crachat sur les corps qui gisaient à ses pieds.

Les femmes avaient accouru pour prendre en charge les blessés. Les pêcheurs s’assemblèrent aussitôt à l’ombre d’une baraque.

- D’autres vont venir pour les venger ! cria l’un d’eux. Il faut quitter cet endroit au plus vite et se cacher dans la montagne.

- Il faut au contraire s’armer et combattre ! intima Vittorini en pointant sur lui un doigt impérieux.

Puis, se tournant vers Arno, il le dévisagea pendant quelques instants et hocha la tête avec gravité.

- Je me souviens de toi, Lavasina. On m’avait même annoncé que tu allais revenir…

Arno soutint son regard, les lèvres serrées.

- Je n’ai aucune querelle avec toi, Vittorini…, dit-il posément. C’est Spada que je veux.

Les hommes commencèrent à échanger quelques murmures, mais Vittorini les fit taire d’un geste de la main.

- Nous partons rejoindre un escadron de Paoli, Lavasina. Sauf que là-haut, sur le col, ceux de Matra doivent nous attendre. Un homme d’honneur penserait d’abord à son peuple plutôt que de privilégier sa vengeance personnelle.

Ramenant sur ses épaules ses cheveux luisants de sueur, Arno leva lentement les yeux vers la montagne, laissant le temps s’étirer avant de revenir vers Vittorini.

- Indique-moi où je trouverai Spada. Quand ce sera fini, j’en fais la promesse, vous pourrez compter sur moi.

 

29

 

Jamais il n’avait ressenti une telle exaltation, ni sur les champs de bataille aux Pays-Bas, ni plus tard, dans la clandestinité du maquis corse. Arno marchait maintenant sur l’étroite bande de plage, son poignard à la main, animé d’une force et d’une détermination qui avaient balayé ses derniers doutes. Pour retrouver la paix à laquelle il aspirait, il lui suffisait d’accomplir son devoir, de sauver Samperu avant de prendre sa place au côté des insurgés. Vittorini et les autres étaient prêts à donner leur vie pour regagner leur liberté face aux troupes génoises. De quoi disposaient-ils pour combattre ? De quelques fusils, de fourches et de poignards, mais surtout d’un rêve auquel Paoli venait de donner vie. Le général promettait une constitution, une monnaie, le droit d’élire ses chefs, mais également la reconquête de toutes les terres volées par les Italiens.

Et cette fois, ce rêve pouvait prendre corps, il en était persuadé.

Il ne restait qu’une ombre à chasser : Spada.

D’après Vittorini, le fuyard avait trouvé refuge à l’est de la côte, dans la tour d’Agnellu, un petit fortin bâti par les Génois au moment des invasions barbaresques. Aux pêcheurs qui voulaient l’enrôler, Roccu avait répondu qu’il préférait se cacher là-bas afin de protéger son fils des soudards de Matra.

Son fils !

En apprenant la vérité, Vittorini avait craché par terre, traitant son ancien ami de misérable. Les autres avaient baissé les yeux sans oser le contredire.
 


La tour apparut bientôt au loin, accrochée à un promontoire rocheux qui surplombait la mer. Sur la terrasse, en partie dissimulée par les créneaux, venait d’apparaître une silhouette.

- Te voilà enfin, Spada ! murmura Arno avec un accent de mépris.

La forme se découpa un instant sur le ciel bleu avant de reculer et de disparaître à l’abri de la muraille.

Parvenu au pied de l’édifice, Arno s’écria :

- Rends-moi mon fils, Roccu ! Et réglons notre querelle maintenant, entre hommes !

Un rire épais résonna dans le bâtiment et la face hirsute de Spada apparut peu après à l’étage, en retrait d’une meurtrière.

- Cinq ans que j’attends ce moment, bastardu ! Et tu es venu pour trouver la mort. Viens, monte jusqu’à moi, il fait trop chaud pour se battre dehors.

Arno connaissait le fortin : s’il s’engageait dans l’escalier, Spada aurait sur lui l’avantage de la position.

- Comporte-toi avec honneur et libère Samperu ! ordonna-t-il à nouveau.

- C’est toi qui parles d’honneur, Lavasina ? Toi qui as séduit ma femme, toi qui t’es emparé de mon enfant ?

Arno s’avança de quelques pas. Devant lui, la porte était entrebâillée.

- Samperu ! cria-t-il. Parle-moi, mon garçon !

Personne ne lui répondit.

Pourtant, Vittorini lui avait assuré qu’il était là, avec Roccu.

- Tu commences à comprendre, bastardu ?

Arno s’était raidi, incapable de prononcer les mots qui lui venaient à l’esprit.

- Ce n’est pas de ma faute, Lavasina… Il est monté sur la terrasse, son pied à buté sur un caillou, et le malheureux a basculé dans le vide. D’ici, on voit encore son corps, il s’est échoué sur les récifs. Viens me rejoindre, qu’on fasse notre deuil ensemble !

Arno avait bondi sans réfléchir, pris d’une fureur subite qui explosa dans un cri enragé. Déjà, il avait repoussé la porte d’un coup de pied et s’engouffrait à grandes enjambées dans l’étroite montée d’escalier. Le premier moellon, lancé depuis l’étage, le manqua d’un rien. Il venait de se plaquer contre le mur lorsque le second l’atteignit à la hanche, le projetant la tête en arrière dans les marches. La chute fut lourde, mais il roula sur le côté et parvint à se mettre à l’abri des pavés qui continuaient de dévaler les degrés.

Le silence retomba enfin. Arno devina que son ennemi tendait l’oreille dans l’attente d’une réaction de sa part.

- Tu es là, Lavasina ?

Arno ramassa son poignard et, s’efforçant de demeurer silencieux, il alla s’accroupir dans l’anfractuosité qui faisait face à l’escalier. L’autre continuait de l’appeler sans relâche :

- C’est peine perdue, bastardu, je sais que c’est un piège.

Le jeune homme ne bougeait plus, respirant même dans le creux de sa main pour ne pas être entendu. Ce chien avait menti, il avait forcément menti ! Même s’il se trouvait incapable de parler, Samperu était là-haut, avec lui, et il attendait que son père vienne le délivrer. 

Au bout d’un temps qui lui sembla infini, Arno crut déceler un mouvement dans le noir, bientôt suivi d’un autre et d’un crissement de caillou au sommet des degrés. Spada venait de glisser une tête dans l’angle du pilier, les yeux plissés pour scruter la pénombre. Il hésita quelques instants puis s’engagea tout entier dans les marches, son épée à la main.

Alors, Arno prit appui contre le mur, il s’immobilisa un court instant, le bras levé, et déploya toutes ses forces pour lancer son poignard en direction de son adversaire. La lame décrivit un demi-tour et vint le frapper au-dessus du torse, entre le cou et l’épaule. Spada recula sous l’impact, lâchant un cri de douleur avant de remonter à l’étage.

- Je vais t’étriper, maudit chien que tu es !

Arno était sorti de la tour, s’éloignant de quelques pas pour libérer sa colère.

- Tu es un lâche, Roccu, un moins que rien tout juste capable de faire du mal aux femmes et aux enfants.

Il se mit à l’injurier, les larmes aux yeux, cherchant la parole qui le blesserait :

- Je vais te faire un aveu, Roccu, ou plutôt te rapporter ce que m’a confié Stella, un jour que tu l’avais battue près de Rogliano.

Il retint son souffle, persuadé qu’une ombre venait de se déplacer près de l’entrée.

- Tu veux savoir, Roccu ? reprit Arno avec un rire forcé. Elle m’a dit que si tu lui faisais mal, c’est parce que tu étais incapable de lui donner le même plaisir que moi. Et…

Arno n’eut pas le temps d’achever. Spada venait de débouler sur le seuil, le visage déformé par une fureur sans nom. Malgré l’épaisse tache de sang qui maculait sa chemise à la hauteur de l’épaule, il pointa son arme et hurla :

- Cette fois, je vais te crever, bastardu !

Le premier assaut fut d’une violence inouïe, les deux hommes se ruant l’un sur l’autre sans aucune retenue. Ils parvinrent pourtant à se repousser avant de lancer une nouvelle attaque. Plus massif et puissant, Spada gagnait peu à peu du terrain sur son adversaire, contraint de parer et de reculer vers la falaise qui tombait à pic derrière lui. Dans une tentative désespérée, Arno porta plusieurs coups d’estoc que l’autre dévia du revers de sa lame. Spada commençait à exulter, le visage déformé par un rictus triomphant. Alors qu’il tentait d’esquiver une botte, Arno trébucha soudain contre une pierre en saillie et s’affala de tout son long, à quelques pas seulement du précipice. Déjà, Spada se jetait sur lui, l’épée en avant. Arno eut à peine le temps de pivoter et, dans un ultime réflexe, de projeter sa rapière sur la forme qui fondait sur lui. La pointe cueillit Spada dans le creux de la gorge. Sous l’effet de son poids, elle le transperça de part en part, jusqu’à la nuque, arrachant au passage un lambeau de chair. Spada ouvrit grand la bouche, et emporté par son mouvement, son corps roula lourdement jusqu’au bord de la corniche où il s’immobilisa.

L’affrontement venait de s’achever.

Lentement, Arno se releva, encore haletant, et il approcha du corps agonisant de son ancien compagnon. Couché sur le flanc, Spada respirait encore, par petits gargouillis qui déformaient sa gorge ensanglantée. Derrière ses paupières mi-closes, Arno devina qu’il le suivait du regard. Il posa sa botte sur son torse et, desserrant les dents, il s’efforça d’articuler :

- Mon père s’appelait Lavasina, Roccu. En me traitant de bâtard pendant toutes ces années, c’est en fait lui que tu insultais…

Alors, d’une poussée du pied, il fit basculer le corps dans le vide.

Arno ne le regarda pas s’écraser sur les rochers. Déjà, il courait jusqu’à la tour, éperdu, et montait les marches quatre par quatre. L’étage était désert.

- Non ! Pas ça, non !

Alors, comme en réponse à sa plainte, quelqu’un, tout proche, poussa un gémissement. Ça venait de la terrasse ! Arno se précipita et déboucha presque aussitôt sur la petite plate-forme circulaire. Samperu, son petit Samperu, était là ! Il s’élança et arracha le bâillon de la bouche de l’enfant.

- Babbu ! s’écria le petit garçon, dont le visage était baigné de larmes.

- Je suis là, c’est fini maintenant. Babbu est venu te chercher ! répondit Arno tout en le débarrassant des liens qui l’entravaient.

Ils se serrèrent dans les bras, longuement, incapables d’ajouter le moindre mot. Enfin, se détachant un peu, Samperu plongea ses yeux dans ceux de son père et il lui demanda :

- Alors, tu as puni les méchants ?

Sa main toujours posée sur l’épaule de l’enfant, Arno ferma les yeux avant d’acquiescer.

 - Oui, mamma peut dormir en paix maintenant. Babbu a enfin puni les méchants.

 

30

 

Ils s’accordèrent un long moment en tête-à-tête, à rire et à s’ébrouer les pieds dans l’eau, comme s’il ne s’était rien passé, comme si Spada n’avait jamais existé. Malgré la fatigue qui marquait ses traits, Samperu semblait en bonne santé, bien nourri, et surtout heureux de retrouver son père.

Alors qu’ils remontaient vers Granaggiolu, il réclama une pause pour contempler le paysage qui s’étirait paresseusement jusqu’au bas des collines.

- C’est beau ! s’exclama-t-il avec force.

- C’est ton pays, Samperu ! C’est la terre de ta mère et de ton père, et celle de leurs parents avant eux.

L’enfant écarquilla les yeux, impressionné par la gravité avec laquelle Arno avait prononcé ces paroles.

- C’est à moi comme ma poupée ?

Arno lui passa tendrement la main dans les cheveux.

- Un peu, oui. C’est pour cela qu’il ne faut autoriser personne à te la prendre.

- Et si quelqu’un me la vole ?

- Alors, il faudra te battre, mon garçon, et la reprendre à celui qui te l’a volée. Tu comprends cela ?

Le petit garçon fronça les sourcils, puis il hocha lentement la tête.

- Je comprends, oui.

Après s’être désaltérés dans le ruisseau qui serpentait au creux du vallon, ils entamèrent la côte qui menait au village et arrivèrent bientôt à Granaggiolu. Arno trouva les habitants réunis en contrebas des habitations, à l’ombre d’un sous-bois. Pasquale se trouvait là, entouré des pêcheurs qui étaient remontés de la marine.

- Dieu soit remercié ! Tu es sain et sauf ! s’exclama-t-il en venant au-devant de son ami.

Derrière lui, Vittorini s’était avancé à son tour, accompagné du seul Leonetti. Les deux hommes avaient noué leur ceinturon autour de la taille et ils portaient leur fusil en bandoulière. Ils considérèrent un court instant le nouveau venu, puis Vittorini glissa un mot à l’oreille de son voisin et l’autre répondit d’un léger mouvement de tête.

- Et ta promesse ? demanda Vittorini.

- Si je suis revenu, c’est pour l’honorer.

Les deux hommes échangèrent un nouveau regard, mais aucun ne mentionna le nom de Spada.

- Les mulets sont déjà chargés et réunis sur la place avec les provisions, dit Leonetti. On a regroupé une trentaine d’hommes seulement.

- Et l’ennemi ? répliqua Arno.

- Ils sont à moins d’une lieue d’ici, vers Roglianu, à surveiller les passages autour du col. Une quarantaine de partisans, renforcés par quelques soldats génois…

- Le nombre n’a pas d’importance, répliqua Arno.

Il ramassa un morceau de bois et traça un croquis dans la poussière.

- Il faudra se séparer en deux groupes et les contourner pour arriver par le haut. Avec l’effet de surprise, nous arriverons à prendre le dessus.

Leonetti et Vittorini l’écoutèrent exposer son plan sans rien dire. Impressionnés par son assurance, ils se soumirent aussitôt à son commandement et prirent chacun la tête d’une escouade.

Quand il eut donné toutes ses consignes, Arno revint vers Pasquale qui avait emmené Samperu à l’écart du groupe.

- Amicu, je te confie mon garçon jusqu’à ce soir. Avec toi, je sais qu’il sera entre de bonnes mains.

Le vieux vacher lui lança un regard inquiet.

- Ils sont nombreux, petit. Et vous n’avez qu’une quinzaine de fusils…

Arno fit un geste en direction des villageois qui se pressaient dans leur dos.

- Sans doute, mais nous disposons d’un avantage, nos adversaires ignorent pourquoi ils se battent. Tandis que les nôtres croient dans leur combat. Avec la foi qui les anime, ils réaliseront l’impossible, j’en suis convaincu.

Puis, prenant Samperu à part, il s’accroupit devant lui et le regarda droit dans les yeux.

- Babbu a encore un devoir à accomplir. Après, promis, il ne te quittera plus jamais.

L’enfant eut un petit sourire triste, puis il pencha la tête sur le côté et demanda de sa voix fluette :

- C’est pour mamma ?... Ou pour moi ?

Arno lui rendit son sourire et, pendant un bref instant, son regard s’étendit sur la vallée en contrebas.

- Non, Samperu. Cette fois, c’est pour moi, uniquement pour moi.

 

FIN

 

 

 

 

 

 



[1] Je suis de retour.

[2] Peu après Paoli, Mario Emmanuelle de Matra fut à son tour élu général de la nation corse.