jeudi 4 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (2)

Au cours de cette année 1758, après avoir vécu quelques mois à Genève, Louise se montre déjà plus réservée à l'égard du grand Voltaire.
En dépit d'un nouveau séjour auprès du poète dans sa demeure de Lausanne, elle espacera bientôt ses visites.


DE MADAME D’ÉPINAY A M. GRIMM (janvier)

 


Le courrier a manqué deux fois, et je suis dans une grande disette. Il y aura demain huit jours que je n’ai reçu de vos nouvelles, mon tendre ami; aussi je suis un peu triste; à peine ai-je le courage d’écrire: voilà ce que c’est que d’être à plus de cent lieues l’un de l’autre. Je vais cependant faire un effort et tâcher de vous dire ce que je pense de Voltaire, en attendant que j’aie le courage de vous parler de moi et de ce qui me concerne.

Eh bien! mon ami, je n’aimerais pas à vivre de suite avec lui; il n’a nul principe arrêté, il compte trop sur sa mémoire, et il en abuse souvent; je trouve qu’elle fait tort quelquefois à sa conversation; il redit plus qu’il ne dit, et ne laisse jamais rien faire aux autres. Il ne sait point causer, et il humilie l’amour-propre; il dit le pour et le contre, tant qu’on veut, toujours avec des nouvelles grâces à la vérité, et néanmoins il a toujours l’air de se moquer de tout, jusqu’à lui-même. Il n’a nulle philosophie dans la tête; il est tout hérissé de petits préjugés d’enfants; on les lui passerait peut-être en faveur de ses grâces, du brillant de son esprit et de son originalité, s’il ne s’affichait pas pour les secouer tous. Il a des inconséquences plaisantes, et il est au milieu de tout cela très amusant à voir. Mais je n’aime point les gens qui ne font que m’amuser. Pour madame sa nièce, elle est tout à fait comique.

Il paraît ici depuis quelques jours un livre qui a vivement échauffé les têtes (l'article Genève, de d'Alembert) , et qui cause des discussions fort intéressantes entre différentes per­sonnes de ce pays, parce que l’on prétend que la Constitution de leur gouvernement y est intéressée: Voltaire s’y trouve mêlé pour des propos assez vifs qu’il a tenus à ce sujet contre les prêtres. La grosse nièce trouve fort mauvais que tous les magistrats n’aient pas pris fait et cause pour son oncle. Elle jette tour à tour ses grosses mains et ses petits bras par-dessus sa tête, maudissant avec des cris inhumains les lois, les républiques, et surtout ces polissons de républicains qui vont à pied, qui sont obligés de souffrir les criailleries de leurs prêtres, et qui se croient libres. Cela est tout à fait bon à entendre et à voir

 
Melchior Grimm





DE MADAME D’ÉPINAY A M. GRIMM. (janvier)


... Mon sauveur m’a raconté, ce matin, qu’un marquis de B*** venait d’arriver ici pour voir Voltaire, et le consulter sur je ne sais quel poème qu’il a fait: il ne le connaît pas, mais il a une lettre d’un homme de ses amis pour sa femme, qui est à Genève, et qui gouverne despotiquement Voltaire. Cette femme est une manière de bel esprit, à ce que l’on dit: elle se croit philosophe, parce qu’elle fait passablement des vers; sa manie est d’endoc­triner; elle a séduit Voltaire; et le mari, qui est bonhomme, et qui est pétri de complaisance, a fait semblant de croire à sa mauvaise santé, et a contenté, en la menant à Genève, la vanité qu’elle avait de jouer un rôle. Eh bien! ce mari, c’est M. d’Épinay, et cette femme, c’est moi. M. Tronchin m’a crue plus philosophe que je ne le suis, en me faisant ce récit. J’avoue, mon ami, que j’en ai été très affectée. Cependant, comme dit le docteur, quel tort réel cela peut-il me faire? Je n’en sais rien, mais il est humiliant d’être tympanisée ainsi. De tous ceux qui ont ri de cette histoire, qui est-ce qui a intérêt à l’approfondir? Me voilà traduite en ridicule! On ne parlera pas de moi, en leur présence, qu’ils ne se disent : « Ah! c’est cette femme bel esprit!... »
Le lendemain.

Nous arrivons de chez Voltaire; il était plus aimable, plus gai, plus ex­travagant qu’à quinze ans; il m’a fait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. « Votre malade, disait-il à M. Tronchin, est vraiment philosophe; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible; je voudrais être son disciple; mais le pli est pris, je suis vieux. Nous sommes ici une troupe de fous qui avons, au contraire, tiré de notre manière d’être le plus mauvais parti possible. Qu’y faire? Ah! ma philosophie! c’est une aigle dans une cage de gaze.... Si je n’étais pas mourant, je vous aurais dit tout cela en vers... »





A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Madame, je suis malade et garde-malade; ces deux belles fonctions n’empêcheront pas que je ne sois rongé de remords de ne vous point faire ma cour. Je suis tous les jours tenté de m’habiller (ce que je n’ai fait qu’une fois pour vous depuis trois mois), et d’entreprendre le voyage de Genève. Je ferai ce voyage pour vous, madame, dès que ma nièce sera mieux. Je vous demande des nouvelles de votre santé, et je vous présente mes profonds respects.

A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Ma belle philosophe, vous êtes un petit monstre, une ingrate, une friponne; vous le savez bien; ce n’est pas la peine de vous aimer. Je ne vous reproche rien, mais vous savez tout ce que j’ai à vous reprocher. Venez demain coucher chez nous, si vous daignez nous faire cet honneur, et si vous l’osez. Venez, ma charmante philosophe! Ah! ah! c’est donc ainsi que... fi! quel infâme procédé! Mille respects. V.

A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Vous, la goutte, madame! Je n’en crois rien; cela ne vous appartient pas. C’est le lot d’un gros prélat, d’un vieux débauché, et point du tout d’une philosophe dont le corps ne pèse pas quatre-vingts livres, poids de Paris. Pour de petits rhumatismes, de petites fluxions, de petits trémoussements de nerfs, passe; mais si j’étais comme vous, madame, auprès de M. Tronchin, je me moquerais de mes nerfs. C’est un bonheur dont je ne jouirai qu’après le retour du printemps, car je ne crois pas que le secrétaire et le chef des orthodoxes veuille jamais venir voir nos divertissements profanes et suisses. Cependant, madame, j’espère qu’il vous accompagnera quand nous serons un peu en train, qu’il y aura moins de neige le long du lac, et que vos nerfs vous permettront d’honorer notre ermitage suisse de votre présence. Il fera pour vous, madame, ce qu’il ne ferait pas pour un vieux papiste comme moi; et il sera reçu comme s’il ne venait que pour nous
Je vous remercie, madame, de vos gros gobets; j’en aurai le soin qu’on doit avoir de ce qui vient de vous.
Permettez que je remercie ici M. Linant; il n’a pas besoin de son nom pour avoir droit à mon estime et à mon amitié; et j’ai connu son mérite avant de savoir qu’il portait le nom d’un de mes anciens amis. Je conviens avec lui que tout nous vient du Levant, et j’accepte avec grand plaisir la proposition qu’il veut bien me faire pour une douzaine de pruniers originaires de Damas, et autant de cerisiers de Cérasonte. Ils s’accommoderont mal de mon terrain de terre à pot, maudit de Dieu; mais j’y mettrai tant de gravier et de pierraille que j’en ferai un petit Montmorency. Je présente mes respects à l’élève de M. Linant, à M. de Nicolaï, qui fait ses caravanes de Malte près du lac de Genève. Enfin je présente ma jalousie à tous ceux qui font leur cour à Mme d’Épinai.
Au reste, je serais fâché qu’on fouettât, comme on le dit, l’abbé de Prades tous les jours de marché à Breslau: car, après tout, je n’aime pas qu’on fouette les prêtres.
Mme Denis se joint à moi, et présente ses obéissances à Mme d’Épinai.
M. de Richelieu est donc renvoyé après M. de Lucé. La cour est une belle chose!






A MADAME D’ÉPINAY. (mars)

Samedi matin.
Venez, ma belle philosophe; j’aime mieux Minerve qu’Euterpe, quoique Euterpe ait son mérite. Honorez-nous, et instruisez-nous. Vos gens coucheront comme ils pourront. Nous vous attendons demain, le saint jour du dimanche.
A MADAME D’ÉPINAY (mars)


Jeudi.
Le malade V. présente ses respects à la plus aimable des convalescentes (et à la plus heureuse, puisqu’elle a Esculape-Tronchin à ses ordres). Il aura l’honneur de lui envoyer son fiacre, et il se flatte qu’elle voudra bien amener un homme (le fils de Louise) d’esprit et de bon sens qui a onze ans.

A MADAME D’ÉPINAY (mars)


Vraiment, madame, vous me faites bien de l’honneur de croire que je suis assez sage pour inspirer la sagesse. Je serai seulement le témoin de celle de monsieur votre fils, de tout son mérite, et de son envie de vous plaire. Je vois bien qu’il vous a gâtée; vous êtes si accoutumée à le voir au-dessus de son âge que quand il s’en rapproche vous êtes tout étonnée. Il vous a accoutumée à une perfection bien rare; il vous a rendue difficile. Je serai enchanté de le voir, lui et son aimable mentor. Mais pourquoi suis-je à la fois si près et si éloigné de la mère? Pourquoi me suis-je interdit Genève? Pourquoi ne suis-je plus jardinier? Je devrais vous faire ma cour tous les jours, et je serais le plus assidu de vos courtisans si mon goût décidait de mes marches. Mais vous étendez votre empire sur les absents comme sur les présents. Personne ne sent plus tout votre mérite, ne vous est attaché plus véritablement et avec plus de respect que le Suisse V.

(à suivre ici)



lundi 1 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (1)

Venue consulter le docteur Tronchin, Louise d'Epinay arriva à Genève au début du mois de novembre 1757. Elle s'installa dans une petite maison située rue du Grand-Mézel. Son époux Denis demeura avec elle jusqu'au 16 novembre, après quoi il retourna à Paris.
Informé de leur installation, Voltaire vint très vite aux nouvelles.





A M. ET A MADAME D’ÉPINAY (11 novembre 1757)

Je ne suis point encore assez heureux pour être en état d’aller rendre mes devoirs à M. et à Mme d’Épinay. On m’assure que ma­dame se porte déjà beaucoup mieux; nous l’assurons, Mme Denis et moi, de l’intérêt vif que nous y prenons, et de notre empres­sement à recevoir ses ordres.

A MADAME D’ÉPINAY (novembre)

André est un paresseux qui n’a pas porté mes billets écrits hier au soir, selon ma louable coutume. Ces billets demandaient les ordres du ressusciteur et de la ressuscitée. Le carrosse ou le fiacre le plus doux est à leurs ordres, à midi.
Je n’ai pas un moment de santé; je ne mange plus, et j’ai des indigestions. Je suis sans inquiétude, et je ne dors point. C’est la vecchiaia, la debolezza; et c’est ce qui fait que je n’ai pu encore aller chez les dévotes (comprenez : les patientes) du révérend père Tronchin.
A midi précis, le fiacre part.

A MADAME D’ÉPINAY (novembre)
Heureusement Mme d’Épinay ne craint point le froid; sans cela je craindrais bien pour elle ce maudit vent du nord qui tue tous les petits tempéraments. Puisse-t-il, madame, respecter vos grands yeux noirs et vos pauvres nerfs! Quand honorerez-vous notre cabane de votre présence? V.
A MADAME D’ÉPINAY (novembre)

Madame, quand je vous appelai la véritable philosophe des femmes, cela n’empêcha pas que notre docteur ne fût le véritable philosophe des hommes. Il s’intitula fort mal à propos singe de la philosophie. Plût à Dieu que je fusse son singe! Mais, madame, faut-il que la pluie empêche deux têtes comme la vôtre et la sienne de venir raisonner dans mon ermitage? Nous aurons l’honneur de venir chez vous, madame, quand vous l’ordon­nerez, quand vous voudrez nous recevoir, et que je serai quitte de ma colique.
Je vous présente mon respect. V.

 
les Délices, résidence de Voltaire à Genève






A MADAME D’ÉPINAY (décembre)

Pour aujourd’hui, malgré mon respect pour les deux grands et beaux yeux de la véritable philosophe, je demande la permis­sion de la robe de chambre.
J’attends aussi le véritable philosophe (le médecin Tronchin) avec impatience. J’en­voie le fiacre à midi. V.

A M. THIERIOT. (décembre)

J’ai aussi quelquefois chez moi une fermière générale, c’est Mme d’Épinai; mais je ne l’épouserai pas: elle a un mari jeune et aimable. Pour elle, c’est à mon gré une des femmes qui ont le meilleur esprit. Si ses nerfs étaient comme son âme et en avaient la force, elle ne serait pas à Genève entre les mains de M. Tronchin. Nous ne sommes jamais sans quelque belle dame de Paris. On ira bientôt à Genève comme on va aux eaux, et on s’en trouvera mieux.

A MADAME D’ÉPINAY (décembre)

C’est grand dommage, madame, que vous n’existiez pas: car, lorsque vous êtes, personne assurément n’est mieux. Je n’existe guère, mais je souhaite passionnément de vivre pour vous faire ma cour. Si vous craignez les escalades (Allusion à la fête dite de l’Escalade, que l’on célébrait tous les ans, à Genève, le 12 décembre, en commémoration du succès avec lequel les Genevois, au mois de décembre 1602, avaient repoussé l’attaque nocturne des troupes du duc de Savoie.), daignez venir jouir de la tranquillité dans notre cabane, lorsque nous aurons battu les Savoyards. Honorez-nous de votre présence; nous la préférons à tout. Nous sommes à vos ordres et à vos pieds.

 
fete de l'escalade à genève





A MADAME D’ÉPINAY (décembre)

Je demande aujourd’hui la permission de la robe de chambre à Mme d’Épinay. Chacun doit être vêtu suivant son état. Mme d’É­pinay doit être coiffée par les Grâces, et il me faut un bonnet de nuit.


A D'ARGENTAL (décembre)

J’ai actuellement chez moi Mme d’Épinay, qui vient demander des nerfs à Tronchin. Il n’y a point là de salmigondis; cela est philosophe, bien net, bien décidé, bien ferme. Je la quitte pour­tant, et je vais au Palais-Lausanne.



A MADAME D’ÉPINAY (décembre)

On est aux pieds de la véritable philosophe; on est pénétré de regrets de la quitter, et de remords de n’être point allé à Ge­nève; on demande pardon. On souhaite trois ou quatre ans de langueur à la vraie philosophe, afin qu’elle ait besoin quatre ans du grand Tronchin. Les deux ermites lui sont attachés avec tous les sentiments qu’elle inspire. Ah! si elle pouvait venir à Lausanne!




A MADAME D’ÉPINAY. (A Lausanne, 26 décembre)

Des préjugés sage ennemie,
Vous de qui la philosophie,
L’esprit, le coeur, et les beaux yeux,
Donnent également envie
A quiconque veut vivre heureux
De passer près de vous sa vie;
Vous êtes, dit-on, tendre amie;
Et vous seriez encor bien mieux,
Si votre santé raffermie
Et votre beau genre nerveux
Vous en donnaient la fantaisie.

Heureux ceux qui vous font la cour, malheureux ceux qui vous ont connue et qui sont condamnés aux regrets! Le hibou des Délices est à présent le hibou de Lausanne: il ne sort pas de son trou; mais il s’occupe avec sa nièce de toutes vos bontés. Il se flatte qu’il y aura de beaux jours cet hiver, car après vous, madame, c’est le soleil qui lui plaît davantage. Il a dans sa masure un petit nid bien indigne de vous recevoir; mais quand nous aurons de beaux jours et des spectacles, peut-être, madame, ne dédaignerez-vous point de faire un petit voyage le long de notre lac. Vous aurez des nerfs; M. Tronchin vous en donnera; j’espère qu’il vous accompagnera. Tous nos acteurs s’efforceront de vous plaire; nous savons que l’indulgence est au nombre de vos bonnes qualités.

Je vous demande votre protection auprès du premier des mé­decins, et du plus aimable des hommes, et je lui demande la sienne auprès de vous. Mais si vous voyez la tribu Tronchin, et des Jallabert (professeur de philosophie à Genève), et des Crommelin, etc., comme on le dit, vous ne sortirez point de Genève, vous ne viendrez point à Lausanne. L’oncle et la nièce en meurent de peur.

Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire, le respect et le sincère attachement du hibou suisse.

Me permettez-vous, madame, de présenter mes respects à M. l’abbé de Nicolaï? Je voudrais bien que monsieur votre fils, qui est si au-dessus de son âge et si digne de vous, et son aimable gouverneur (le précepteur Linant), voulussent bien se souvenir du Suisse de Lausanne.

(à suivre ici)

mercredi 26 avril 2017

Madame du Boccage

Comme je l'expliquais dernièrement, si tant de femmes du XVIIIè siècle ont renoncé à écrire (voir notamment les articles sur Madame Dupin ou Madame du Deffand), d'autres ont bravé les affres du ridicule pour se mêler de sujets réservés aux hommes.
La salonnière et femme de lettres Madame du Boccage fut de celles-là.
Installée à Paris en 1733, elle ouvrit très vite sa maison aux esprits les plus brillants du moment, notamment à Marivaux et Fontenelle. Si ses premiers poèmes furent salués par la critique, elle se hasarda ensuite à écrire une tragédie en vers. Erreur fatale (les Amazones, en 1749), comme le montre ce commentaire peu amène de Grimm : "elle est bonne femme ; elle est riche ; elle pouvait fixer chez elle les gens d'esprit et de bonne compagnie sans les mettre dans l'embarras de lui parler avec peu de sincérité (...) de ses Amazones"
 
 
La notice biographique rédigée un siècle plus tard par l'historien Maurice Tourneux n'est guère plus charitable. Jugez-en plutôt...

 
BOCCAGE (Marie-Anne Le Page, dame FIQUET du), 

femme de lettres française, (...) née à Rouen le 22 octobre 1710, morte dans la même ville le 8 août 1802. Encouragée par un prix que lui décerna en 1746 l’Académie de Rouen, elle mit au jour en 1748 une imitation en vers de Milton, sous le titre du Paradis terrestre, et, l’année suivante, une traduction également versifiée du Temple de la Renaissance de Pope. En même temps, elle faisait représenter à la Comédie-Française (août 1749). une tragédie, les Amazones, qui, sans l’indulgence du public pour le sexe de l’auteur, dit Raynal, n’aurait pas été achevée ; elle fut jouée cinq ou six fois. 
Aux yeux de ses contemporains, le principal titre de gloire de Mme du Boccage était un poème en dix chants, intitulé la Colombiade ou la Foi portée au Nouveau Monde; il lui valut les honneurs académiques à Lyon, à Rouen, à Rome, à Bologne et à Padoue. C’est alors qu’elle laissa placer au-dessous de son portrait gravé cette devise passablement ridicule : Forma Venus, arte Minerva. Elle a elle-même naïvement conté, dans une série de lettres adressées à sa soeur l’accueil qui lui fut fait durant ses voyages et particulièrement à Ferney, prenant au pied de la lettre, dit Grimm, témoin oculaire, les pantalonnades de Voltaire, qui la couronna de laurier, « tout en lui faisant les cornes de l’autre main et tirant sa langue d’une aune aux yeux de vingt personnes assises à la même table » (voir ci dessous l'extrait de la Correspondance Littéraire). La Colombiade est aujourd’hui profondément oubliée, tandis qu’on lit encore volontiers les Lettres sur l’Angleterre, la Hollande et l’Italie, adressées à Mme Duperron. 



Marie-Anne du Boccage

 

jeudi 20 avril 2017

Louise d'Epinay en images...

Le roman en quelques vues empruntées à Carmontelle et Liotard

Louise d'Epinay





Louise en compagnie de Mme de Meaux




La mère de Louise jouant aux échecs avec le précepteur Linant




Angélique de Belsunce, la fille de Louise




Ange Lalive de Jully, le frère de Denis d'Epinay




Madame Lalive de Jully




Duclos, un amis de Louise


d'Holbach, un ami de Louise




Madame d'Holbach




Ange Lalive de Jully
 
Melchior Grimm, l'amant de Louise

mardi 18 avril 2017

Louise d'Epinay, vue par Elisabeth Badinter

Extraits d'une interview d'Elisabeth Badinter parue dans l'Express. Elle y évoquait notamment son Emilie, Emilie, ou l'ambition féminine.
Un ouvrage qui ne m'a jamais quitté pendant que je travaillais sur mon roman...



L'ambition a-t-elle toujours été considérée comme un vice, une passion négative?
ELISABETH BADINTER. L'ambition est en effet très mal considérée. Même aujourd'hui. Dire de quelqu'un qu'il est ambitieux n'est pas vraiment un compliment! Et lorsque l'on parle d'une ambitieuse, c'est encore pire... Mais il faut admettre que «l'ambition féminine» est, pour le sens commun, pire que pire. Oui, cette connotation négative remonte très loin. Elle trouve notamment son origine dans le christianisme: Dieu vous a fait naître à telle place, vous devez donc vous y tenir. L'ambition est un défi lancé à Dieu - si l'on y croit - et il est plus facile d'être ambitieux si l'on est athée ou agnostique. Il faut attendre le XVIIIe siècle, me semble-t-il, pour que s'exprime clairement une ambition personnelle. A cette époque, la religion et les croyances commencent à être fortement critiquées et l'homme s'affirme enfin comme sujet, capable de dépasser ses propres limites indépendamment d'une vision religieuse de l'humanité. L'ambition, pour s'affirmer, a besoin d'un recul de l'emprise religieuse ainsi que de l'affirmation de l'individu comme sujet.

Vous montrez que l'ambition est d'abord une notion masculine. Quand l'ambition féminine a-t-elle été acceptée?

E.B. Si quelqu'un est sommé de rester à sa place, c'est bien la femme! Se dire ambitieuse, comme Mme du Châtelet ou, de façon différente, Mme d'Epinay, est apparu comme un véritable scandale. Cela signifiait: «Je sors de la place que la religion mais aussi les hommes et la société m'assignaient.» Toutes deux furent, à leur manière, des scandaleuses, les premières à dire: «Moi, je», «Moi d'abord», avant mon mari, mes enfants ou les rôles qui me sont assignés par la société. Ce fut d'une audace incroyable pour l'époque. Voilà pourquoi je les ressens comme nos ancêtres. Mais ne nous trompons pas: elles ont ouvert des portes qui se sont aussitôt refermées. La Révolution française se chargea de mettre un terme à l'ambition féminine. 

Comment cela?

E.B. Les droits de l'homme s'appliquent... à l'homme, mais pas à la femme. Ces dernières en sont exclues de façon très explicite. En octobre 1793, les députés ont décidé qu'il n'était pas question de donner des droits aux femmes, en vertu des principes énoncés par Rousseau. Si on donne des droits aux femmes, alors c'est le malheur de la société qui s'ensuivra: voilà ce que pensaient les révolutionnaires. Les femmes étaient considérées comme les enfants et les fous: privées de leurs droits civiques pour le bien de la société, c'est-à-dire pour qu'elles puissent s'occuper de leur famille. Mais il faut aussi dire que cet état de fait a convenu à la majorité des femmes: en effet, en échange de ce renoncement aux droits politiques, on leur donnait un empire absolu, celui du privé, de la famille. 


Il y aurait donc eu complicité objective des femmes dans leur asservissement?

E.B. Oui, n'oubliez pas qu'elles étaient, à l'époque, de grandes lectrices de Rousseau, de La nouvelle Héloïse, entre autres, où sont exposés ces principes. Pour la première fois, on leur assignait une responsabilité et un rôle immenses. On peut lire que si un enfant devient un adulte bien développé c'est la femme qui en aura les bénéfices, alors que s'il devient un délinquant elle sera considérée comme la coupable. Les femmes se sont accommodées de cet échange.

Mme d'Epinay, qui réfuta Rousseau, connut pourtant un grand succès après sa mort. Mais comment expliquer que le XIXe siècle n'ait pas mieux considéré l'ambition féminine?

E.B. Pour une raison simple: si on a relu Mme d'Epinay, c'était moins pour son traité de pédagogie que pour cette oeuvre inouïe que sont les Contre-confessions. Jetez-vous là-dessus, c'est un très grand livre! La réponse complète aux Confessions dans lesquelles elle est traînée dans la boue par Rousseau. Mais ses grands sujets, l'autonomie des filles et l'indépendance intellectuelle des femmes, n'étaient pas audibles au XIXe siècle, surtout pour la bourgeoisie. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour découvrir Mme d'Epinay. Tout comme Mme du Châtelet, d'ailleurs, qui fut la première femme de science en France. (...)
 
Qui était Mme du Châtelet?

E.B. Une amoureuse. Très libertine. Une femme à la sexualité dévorante, capable, dans le même temps, de traduire Newton. Mais à l'époque une femme n'a guère le choix: elle ne peut pas devenir un grand général ou un grand financier. Elle peut, en revanche, devenir une grande intellectuelle. En cela, Mme du Châtelet est très contemporaine. Comme les jeunes filles d'aujourd'hui, au départ, elle veut tout: réussir sa vie personnelle, sa vie professionnelle, sa vie amoureuse, sa vie maternelle... 

Revenons à la définition de l'ambition: passion négative ou chance de salut?

E.B. Pour ma part, je n'ai jamais pensé que l'ambition était négative. L'ambition signifie ceci: je vais essayer de mettre tout ce que j'ai d'énergie, de volonté, de travail, de force, au service d'une amélioration ou d'une production, et il y a une chance sur un million pour que j'y arrive mais je le fais quand même. Dans le cas de Mme du Châtelet et de Mme d'Epinay, l'ambition consiste à laisser une trace de soi. Mais comment consacrer tant d'énergie à quelque chose d'aussi aléatoire? C'est une folie, non? Et pourtant, telle est la grandeur de l'être humain. 

Mme du Châtelet la définit pourtant comme la passion «qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres». Se méfiait-elle de l'ambition?

E.B. L'ambition fait peur. Toujours. Y compris à celui ou à celle qui s'y adonne. Mais le bonheur passe nécessairement par l'autre: seul, le bonheur n'existe pas. Aujourd'hui, il me semble que nous avons les moyens, qui n'existaient pas au XVIIIe siècle, de nous concentrer sur les petits plaisirs de la vie, et nous feignons de croire qu'il s'agit du bonheur. Mme du Châtelet s'est toujours débrouillée pour allier son ambition personnelle et sa quête du bonheur avec autrui. Ainsi a-t-elle eu une relation exceptionnelle avec un homme - et quel homme!: Voltaire - pendant cinq ans. A Cirey, ils vivaient ensemble et travaillaient chacun de leur côté, comme des bêtes. C'est elle qui l'a initié à la physique de Newton et qui lui ménageait, dans le même temps, de véritables plages de plaisir. Je crois que le couple que formaient Mme du Châtelet et Voltaire a bien mieux réussi que celui de Sartre et Beauvoir: pendant un moment béni, ils ont réussi à allier la réalisation de leur ambition personnelle la plus haute et la plus exigeante et, dans le même temps, le plaisir, la chaleur, l'amour. 

Qu'est-ce qui distingue l'arrivisme de l'ambition?

E.B. Je ne ferai pas le procès de cette forme d'ambition que l'on appelle l'arrivisme. On appelle souvent «arrivistes», pour les condamner, ces hommes ou ces femmes ambitieux qui ont, au fond d'eux-mêmes, cette angoisse d'être venu sur terre pour rien et de disparaître dans l'indifférence générale. Y a-t-il de faux et de vrais ambitieux? Pour le dire autrement: y a-t-il des êtres purs? Il existe des gens qui se moquent bien de ce qui se passera après leur mort mais qui veulent marquer leur existence en obtenant la reconnaissance des autres pendant leur vie. C'est même de plus en plus fréquent. Prenez le phénomène Star Academy: ce sont des individus qui ont besoin d'être vus par les autres, que le regard des autres fait exister. On pourrait assimiler ce phénomène à une ambition de pacotille, à un arrivisme conjoncturel sans la moindre importance. Pour ma part, je me refuse à juger. Il faut être à l'intérieur du sujet pour comprendre ce qui distingue une ambition noble d'une ambition vulgaire. Toujours est-il que nous avons tous envie de laisser une trace, un petit quelque chose. La plupart des femmes trouvent cette longévité dans la descendance. Pas Mme du Châtelet. Elle a eu des enfants mais ça ne lui a pas suffi. En cela, elle est très contemporaine. 

Mme du Châtelet serait donc la première femme à comprendre que la vie, même si elle est exceptionnelle, ne suffit pas...
 
E.B. Oui, et c'est pour cela qu'elle publie. Il ne suffit pas d'avoir, comme elle, une intelligence en éveil. Ainsi, le jour de sa mort, elle envoie le manuscrit de cette immense ouvre qu'est sa traduction des Principes mathématiques de Newton à la Bibliothèque royale: pour être sûre que ça restera! Et elle a eu raison puisque c'est dans cette édition que l'on a lu Newton jusqu'en 2000.

Mme du Châtelet et Mme d'Epinay étaient-elles tenaillées par le démon de la célébrité?

E.B. Non. Mme d'Epinay était plus proche de la grande bourgeoisie que Mme du Châtelet, qui fut une aristocrate et se comporta de façon très hautaine, méprisant les gens de condition inférieure. Mme d'Epinay n'a jamais cherché la célébrité. Pour preuve, son silence dans les travaux de Grimm et Diderot: elle tint la correspondance des deux mais jamais ne la signa. Ce sont les chercheurs qui, récemment, ont découvert la part - immense - qu'elle prit dans leurs travaux. Diderot lui demanda à plusieurs reprises de relire ses pièces ou ses écrits et de les corriger; jamais Mme d'Epinay ne s'en est vantée. Notre époque, elle, est en effet saisie par le démon de la célébrité. Mais ce dernier n'a rien à voir avec l'ambition. Depuis qu'Andy Warhol a affirmé que tout le monde a droit à son quart d'heure de célébrité, chacun le cherche à tout prix. Et le phénomène de la téléréalité renforce le rôle de ce démon. Mais l'édition et le monde intellectuel sont également touchés par ce fléau.(...)

A vous lire, on a l'impression que le principal obstacle à l'émancipation féminine au XVIIIe siècle a été... les femmes?

E.B. Je n'irai pas jusque-là. Après tout, Mme du Châtelet a publié des traités qui ont soulevé la polémique de son vivant. Mais il faut préciser qu'à la mort de Mme du Châtelet et de Mme d'Epinay on a fait peu de cas de leur ouvre dans les revues ou les correspondances littéraires. Cela dit, il est vrai que les autres femmes furent à leur égard extrêmement dures et injustes. Il suffit de lire le portrait que traça de Mme du Châtelet Mme du Deffand qui se disait son «amie». Je crois que la jalousie des femmes à l'égard de celles d'entre elles qui réussissent s'exprime beaucoup plus violemment que celle des hommes. (...)

Peut-on concilier ambition personnelle et vie de famille?

E.B. L'exemple de Mme du Châtelet et de Voltaire montre que la poursuite de l'ambition se fait souvent au détriment des enfants. Pour elle, mari et enfants ne comptaient plus. La véritable ambitieuse est capable de sacrifier beaucoup de choses. Sans doute était-ce plus facile au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, le destin des jeunes femmes me semble plus difficile: toutes privilégient la réussite personnelle plus que la réussite professionnelle. La majorité des femmes ont ces deux ambitions chevillées au corps: elles me semblent tiraillées entre celle de réussir leur vie personnelle et celle de réussir professionnellement. Et elles découvrent qu'il est atrocement difficile d'arriver à concilier les deux: lorsque l'on fait les comptes, après dix ou quinze ans, le résultat est rarement celui que l'on escomptait. Beaucoup de femmes qui sont arrivées aux premières loges dans le monde économique ou financier ont dû sacrifier leur vie privée, renoncer à avoir des enfants. Et ce mouvement risque de s'intensifier davantage car la vie professionnelle est de plus en plus dure - bien plus qu'il y a vingt ans. Une femme doit se battre pour décrocher un emploi, trouver un compagnon, le garder, être heureuse avec lui, avoir des enfants, puis pour que les enfants, une fois adolescents, ne lui balancent pas à la figure qu'elle a été une mère lamentable... Celles qui réussissent dans tous les domaines sont peu nombreuses. La phrase de Mme de Staël, «la gloire est le deuil éclatant du bonheur», est devenue un lieu commun mais n'est pas tout à fait fausse. Ceci dit, on peut aussi trouver son bonheur hors de la famille: dans son ambition personnelle. 
 

jeudi 13 avril 2017

Le monde vu par Marion Sigaut...



Souvenez-vous ! Il y a un ou deux ans de cela, Marion Sigaut qualifiait Louis XV de "pervers" coupable d'avoir organisé un "réseau pédophile" au Parc-aux-cerfs. En se rapprochant des réseaux royalistes puis de Civitas, l'historienne a ensuite cru bon de faire machine arrière, reconnaissant son erreur...  
Même si elle a quelque peu déserté la scène du XVIIIè siècle, la pasionaria des Anti-Lumières n'en demeure pas moins venimeuse, distillant désormais son venin contre l'école de la République.
 

Sur les femmes, Diderot (1772)

On connait les propos de Rousseau sur les femmes, notamment ceux tenus dans son Emile concernant les devoirs de Sophie à l'égard de son époux.
On sait également que Louise d'Epinay rendait "l'éducation" et "l'institution" responsables de l'injustice faite aux femmes de son temps.
Découvrons aujourd'hui quelques extraits du surprenant opuscule "Sur les femmes", publié par Diderot en 1772. 

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J’ai vu une femme honnête frissonner d’horreur à l’approche de son époux ; je l’ai vue se plonger dans le bain, et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent. Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l’extrême de la volupté. Cette sensation, que je regarderai volontiers comme une épilepsie passagère, est rare pour elles, et ne manque jamais d’arriver quand nous l’appelons. Le souverain bonheur les fuit entre les bras de l’homme qu’elles adorent. Nous le trouvons à côté d’une femme complaisante qui nous déplaît. Moins maîtresses de leurs sens que nous, la récompense en est moins prompte et moins sûre pour elles. Cent fois leur attente est trompée. Organisées tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la volupté est si délicat, et la source en est si éloignée, qu’il n’est pas extraordinaire qu’elle ne vienne point ou qu’elle s’égare.
 
Valmont, de M. Forman
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C’est de l’organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires. La femme, hystérique dans la jeunesse, se fait dévote dans l’âge avancé ; la femme à qui il reste quelque énergie dans l’âge avancé, était hystérique dans sa jeunesse. Sa tête parle encore le langage de ses sens lorsqu’ils sont muets.

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Le moment qui la délivrera du despotisme de ses parents est arrivé ; son imagination s’ouvre à un avenir plein de chimères ; son cœur nage dans une joie secrète. Réjouis-toi bien, malheureuse créature ; le temps aurait sans cesse affaibli la tyrannie que tu quittes ; le temps accroîtra sans cesse la tyrannie sous laquelle tu vas passer. On lui choisit un époux. Elle devient mère. L’état de grossesse est pénible presque pour toutes les femmes. C’est dans les douleurs, au péril de leur vie, aux dépens de leurs charmes, et souvent au détriment de leur santé, qu’elles donnent naissance à des enfants. Le premier domicile de l’enfant et les deux réservoirs de sa nourriture, les organes qui caractérisent le sexe, sont sujets à deux maladies incurables. Il n’y a peut-être pas de joie comparable à celle de la mère qui voit son premier-né ; mais ce moment sera payé bien cher. Le père se soulage du soin des garçons sur un mercenaire ; la mère demeure chargée de la garde de ses filles. L’âge avance ; la beauté passe ; arrivent les années de l’abandon, de l’humeur et de l’ennui. C’est par le malaise que Nature les a disposées à devenir mères ; c’est par une maladie longue et dangereuse qu’elle leur ôte le pouvoir de l’être. Qu’est-ce alors qu’une femme ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressource. Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des enfants imbéciles. Nulle sorte de vexations que, chez les peuples policés, l’homme ne puisse exercer impunément contre la femme. La seule représaille qui dépende d’elle est suivie du trouble domestique, et punie d’un mépris plus ou moins marqué, selon que la nation a plus ou moins de mœurs.

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Femmes, que je vous plains ! Il n’y avait qu’un dédommagement à vos maux ; et si j’avais été législateur, peut-être l’eussiez-vous obtenu. Affranchies de toute servitude, vous auriez été sacrées en quelque endroit que vous eussiez paru. Quand on écrit des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon
 
la femme, objet d'amour chez Watteau


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Fixez, avec le plus de justesse et d’impartialité que vous pourrez, les prérogatives de l’homme et de la femme ; mais n’oubliez pas que, faute de réflexion et de principes, rien ne pénètre jusqu’à une certaine profondeur de conviction dans l’entendement des femmes ; que les idées de justice, de vertu, de vice, de bonté, de méchanceté, nagent à la superficie de leur âme ; qu’elles ont conservé l’amour-propre et l’intérêt personnel avec toute l’énergie de nature ; et que, plus civilisées que nous en dehors, elles sont restées de vraies sauvages en dedans, toutes machiavélistes, du plus au moins. Le symbole des femmes en général est celle de l’Apocalypse, sur le front de laquelle il est écrit : mystère. Où il y a un mur d’airain pour nous, il n’y a souvent qu’une toile d’araignée pour elles. On a demandé si les femmes étaient faites pour l’amitié. Il y a des femmes qui sont hommes, et des hommes qui sont femmes ; et j’avoue que je ne ferai jamais mon ami d’un homme-femme. Si nous avons plus de raison que les femmes, elles ont bien plus d’instinct que nous. 

mercredi 12 avril 2017

Discours sur le bonheur, Emilie du Châtelet (2)

En la soustrayant au couvent, en lui offrant une instruction digne de ce nom (la découverte des sciences ainsi que des langues anciennes), le baron de Breteuil a rendu possible l'émancipation intellectuelle de sa fille Emilie.
Dans son Discours sur le bonheur, cette dernière fait de l'assouvissement de ses passions une des conditions du bonheur.
 
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Il est certain que l'amour de l'étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu'à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux, qui manquent entièrement aux femmes. Ils ont bien d'autres moyens d'arriver à la gloire, et il est sûr que l'ambition de rendre ses talents utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habileté dans l'art de la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement, ou les négociations, est fort au dessus de [celle] qu'on peut se proposer pour l'étude; mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, et quand, par hasard, il s'en trouve quelqu'une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l'étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état.

L'amour de la gloire, qui est la source de tant de plaisirs et de tant d'efforts en tout genre qui contribuent au bonheur, à l'instruction et à la perfection de la société, est entièrement fondé sur l'illusion; rien n'est si aisé que de faire disparaître le fantôme après lequel courent toutes les âmes élevées; mais qu'il y aurait à perdre pour elles et pour les autres! Je sais qu'il est quelque réalité dans l'amour de la gloire dont on peut jouir de son vivant; mais il n'y a guère de héros, en quelque genre que ce soit, qui voulût se détacher entièrement des applaudissements de la postérité, dont on attend même plus de justice que de ses contemporains. On ne savoure pas toujours le désir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus; mais il reste toujours au fond de notre cœur. La philosophie en voudrait faire sentir la vanité; mais le sentiment prend le dessus, et ce plaisir n'est point une illusion: car il nous prouve le bien réel de jouir de notre réputation future; si le présent était notre unique bien, nos plaisirs seraient bien plus bornés qu'ils ne le sont. Nous sommes heureux dans le moment présent, non seulement par nos jouissances actuelles, mais par nos espérances, par nos réminiscences. Le présent s'enrichit du passé et de l'avenir. Qui travaillerait pour ses enfants, pour la grandeur de sa maison, si on ne jouissait pas de l'avenir? Nous avons beau faire, l'amour-propre est toujours le mobile plus ou moins caché de nos actions; c'est le vent qui enfle les voiles, sans lequel le vaisseau n'irait point.(...)

la passion d'Emilie

 

Tâchons donc de nous bien porter, de n'avoir point de préjugés, d'avoir des passions, de les faire servir à notre bonheur, de remplacer nos passions par des goûts, de conserver précieusement nos illusions, d'être vertueux, de ne jamais nous repentir, d'éloigner de nous les idées tristes, et de ne jamais permettre à notre cœur de conserver une étincelle de goût pour quelqu'un dont le goût diminue et qui cesse de nous aimer. Il faut bien quitter l'amour un jour, pour peu qu'on vieillisse, et ce jour doit être celui où il cesse de nous rendre heureux. Enfin, songeons à cultiver le goût de l'étude, ce goût qui ne fait dépendre notre bonheur que de nous-mêmes. Préservons-nous de l'ambition, et surtout sachons bien ce que nous voulons être; décidons-nous sur la route que nous voulons prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs.

dimanche 9 avril 2017

Discours sur le bonheur, Emilie du Châtelet (1)

En la soustrayant au couvent, en lui offrant une instruction digne de ce nom (la découverte des sciences ainsi que des langues anciennes), le baron de Breteuil a rendu possible l'émancipation intellectuelle de sa fille Emilie.
Dans son Discours sur le bonheur, cette dernière fait de l'assouvissement de ses passions une des conditions du bonheur.
 
 
Emilie du Châtelet
On croit communément qu'il est difficile d'être heureux, et on n'a que trop de raison de le croire; mais il serait plus aisé de le devenir, si chez les hommes les réflexions et le plan de conduite en précédaient les actions. (...)
Il faut, pour être heureux, s'être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d'illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l'illusion, et malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d'épaissir le vernis qu'elle met sur la plupart des objets; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins et la parure.
Il faut commencer par se bien dire à soi-même et par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes: réprimez vos passions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du bonheur. On n'est heureux que par des goûts et des passions satisfaites; [je dis des goûts], parce qu'on n'est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce serait donc des passions qu'il faudrait demander à Dieu, si on osait lui demander quelque chose (...)


Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d'heureux? Je n'ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu'elles ont faits aux hommes; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus parce qu'ils ont besoin des autres, qu'ils aiment à raconter leurs malheurs, qu'ils y cherchent des remèdes et du soulagement. Les gens heureux ne cherchent rien, et ne vont point avertir les autres de leur bonheur; les malheureux sont intéressants, les gens heureux sont inconnus.
(...) Mais supposons pour un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d'heureux, je dis qu'elles seraient encore à désirer, parce que c'est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs; or, ce n'est la peine de vivre que pour avoir des sensations et des sentiments agréables; et plus les sentiments agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d'être susceptible de passions, à je le répète encore: n'en a pas qui veut.
C'est à nous à les faire servir à notre bonheur, et cela dépend souvent de nous. Quiconque a su si bien économiser son état et les circonstances où la fortune l'a placé, qu'il soit parvenu à mettre son esprit et son cœur dans une assiette tranquille, qu'il soit susceptible de tous les sentiments, de toutes les sensations agréables que cet état peut comporter, est assurément un excellent philosophe, et doit bien remercier la nature.
Je dis son état et les circonstances où la fortune l'a placé, parce que je crois qu'une des choses qui contribuent le plus au bonheur, c'est de se contenter de son état, et de songer plutôt à le rendre heureux qu'à en changer.
le baron de Breteuil, père d'Emilie
Mon but n'est pas d'écrire pour toutes sortes de conditions et pour toutes sortes de personnes; tous les états ne sont pas susceptibles de la même espèce de bonheur. Je n'écris que pour ce qu'on appelle les gens du monde, c'est-à-dire, pour ceux qui sont nés avec une fortune toute faite, plus ou moins brillante, plus ou moins opulente, mais enfin tels qu'ils peuvent rester dans leur état sans en rougir, et ce ne sont peut-être pas les plus aisés à rendre heureux.
Mais pour avoir des passions, pour pouvoir les satisfaire, il faut sans doute se bien porter; c'est là le premier bien : or, ce bien n'est pas si indépendant de nous qu'on le pense. Comme nous sommes tous nés sains (je dis en général) et faits pour durer un certain temps, il est sûr que si nous ne détruisions pas notre tempérament par la gourmandise, par les veilles, par les excès enfin, nous vivrions tous à peu près ce qu'on appelle âge d'homme. J'en excepte les morts violentes qu'on ne peut prévoir, et dont, par conséquent, il est inutile de s'occuper. 
(à suivre ici)

jeudi 6 avril 2017

Conférence (bis)


En version courte aujourd'hui... Et surtout, la confidence très émouvante d'un jeune lecteur qui a dévoré mon livre en quelques nuits blanches...